Y’a une nouvelle au boulot aujourd’hui. C’est devenu la routine avec les nouveaux. Ils vont, ils viennent. C’est super frustrant au début de devoir former des gens qui vont pas rester plus de quelques semaines. T’as appris à accepter ça parce que tu peux juste rien y faire. De toute façon tu ne fais pas d’heures sup’ donc ça fait parti de ton boulot et basta. T’es quelqu’un qui fait son boulot sérieusement et certains te considèrent presque comme le manager. Tu arrives à résoudre bien mieux que le véritable manager les soucis éventuel et direct que vous pouvez avoir dans une journée de boulot. C’est pas rare que les employés viennent te voir toi en premier quand y’a un problème quelque part. Après ça reste sous le sens parce que c’est toi qui les a formé. Mais quand même. Y’a une hiérarchie et dans celle ci, t’es au même niveau que les nouveaux.

La nouvelle, Alessa, n’est pas bien différente des autres qui sont passés par ici. Jeune. Jolie. Tu en as baisé quelques uns des employés mais c’était pas avec n’importe qui. Tu voyais directement qui allait poser soucis si oui ou non il y allait avoir fornication à un moment. Jusqu’ici, c’est que les mecs qui t’ont donné ce sentiment là. C’est que les mecs avec qui tu t’es fait plaisir en salle de pause au milieu d’une journée. Le manager t’a appelé pour commencer la journée avec Alessa avant que le café n’ouvre dans une demi heure. Tu lui as fait un petit tour des lieux avant d’en arriver au badge.

« Alessa, comme tu l’écris ? » Tu lui as filé un tablier et il reste son name tag qui est une version cheap de celui que tu as sur ta poitrine. Celui ci est gravé, ils ont payé pour celui là. « Si tu restes six mois t’auras un joli badge, en attendant… » Tu écris son prénom avec un sharpie sur un autocollant que t’as rajouté sur le badge pour cacher le prénom qu’il y avait juste avant Bobby. Il va te manquer Bobby.

@Alessa Quispe

A la nouvelle semaine se harnache un nouvel emploi et Alessa vit le renouveau comme une boucle, un peu comme dans le film Groundhog Day, où chaque sonnerie de son téléphone annonce une répétition presque risible tant elle devient barbante. La seule chose qui change d’une sonnerie sur l’autre c’est le boulot, parce qu’elle filtre de job de merde en job de merde comme une Dante moderne et bronzée dans le purgatoire capitaliste. Résignée à sa tâche, la Péruvienne a fait son chemin sans hâte aucune jusqu’à son nouvel enfer personnel, un Starbucks de Manhattan et elle a suivi le grand mec qui était visiblement chargé de son cas pour aujourd’hui sans broncher ni trop prêter attention aux explications : de toute façon, Alessa n’attend pas grand-chose de ce job, pas plus qu’elle n’espère rester plus de cinq jours. En fait, son lit lui manque déjà, ses joints lui manquent déjà, et son ancien boulot à la supérette de nuit lui manque encore plus.

« Alessa, comme tu l’écris ? »

Le grand mec relève le nez vers elle et la tire de ses contemplations des gobelets : “A-l-e-s-s-a. Comme ça se prononce, quoi.” Lui, c’est Kelly. Elle s’en rappelle distinctement parce que c’est le genre de prénoms qui ne s’oublie pas, surtout chez un homme. “Hé, t’as déjà remarqué que le tall était plus petit que le grande ? C’est piégeux, non ? Mais en fait, c’est peut-être fait exprès. T’as carrément moyen d’arnaquer les clients avec ça.” Ou non, parce que la clientèle de Starbucks est définie, fidèle, et que seuls les nouveaux ou peu habitués comme elles tomberaient dans le piège. Mais tout de même, ça se tente. Elle relève le nez en direction du garçon qui lui signale qu’elle ne mérite pas encore le badge avec son prénom. “Oh, non, je peux pas rester Bobby ?” déplore-t-elle, une moue contrite sur le visage. Le prénom lui plaît davantage que son défaitisme, en tout cas - Alessa a beau s’être résignée à n’être embauchée nulle part sur le long-terme, elle part toujours dans de nouveaux emplois avec un optimisme à toute épreuve. Ce matin, cependant, elle a dû le laisser dans son lit, à moins que ce ne soit une nouvelle variation de son jour sans fin : l’absence totale et irrémédiable de joie de vivre. “Ca veut dire que t’es resté six mois, toi ?” Elle l’observe avec une espèce d’admiration dans le regard : “Comment tu fais pour survivre ?”

“A-l-e-s-s-a. Comme ça se prononce, quoi.” Tu hoches la tête alors que tu écris son prénom comme il se prononce. Tu mets un petit smiley qui sourit à côté avant de lui donner son badge qui est si beau avec ton écriture (non).  “Hé, t’as déjà remarqué que le tall était plus petit que le grande ? C’est piégeux, non ? Mais en fait, c’est peut-être fait exprès. T’as carrément moyen d’arnaquer les clients avec ça.” Elle te fait rire avec sa remarque. « T’inquiètes ceux qui viennent généralement ils savent très bien. » Y’a quasi que des étudiants ici. Ils prennent tous toujours la même chose. Des fois tu n’as même pas besoin qu’ils te disent leur commande. T’es vraiment doué dans ton boulot. Tu te rappelles surtout les commandes des gars mignons. C’est vrai.

“Oh, non, je peux pas rester Bobby ?”
« Personne ne pourra jamais remplacer Bobby. »

Tu prends un ton presque dramatique. Mais c’est vrai qu’il va vraiment te manquer le gars. “Ca veut dire que t’es resté six mois, toi ?” Tu hoches la tête. T’es là depuis plus même mais tu divulgues pas d’infos non demandés. “Comment tu fais pour survivre ?” Elle est déjà en train de se dire que c’est compliqué. Tu sens qu’elle va pas faire long feu ici.

« C’est pas si mal. » Tu hausses une épaule. « Faut voir les bons côtés. Y’a du beau monde dans le coin. Bobby était un des meilleurs. C’était mon collègue préféré. C’est moins drôle depuis qu’il est plus là parce que y’a personne qui reste mais… » Tu hausses une épaule encore. « … faut faire avec. » Tu vas derrière le comptoir pour commencer à mettre en place certains trucs. « C’est quoi qui te plaît dans la vie ? » Pour voir si tu peux mettre des trucs en perspectives pour lui donner envie de rester dans le coin ou quoi. Ca te saoule tellement de former les gens pour rien.

Passer par les pires jobs ne l’a pas vaccinée du chômage, mais au moins, ça lui a fait les pieds : après avoir passé un an à aider sa famille et des amis de celle-ci sur le marché à Arequipa, Alessa sait chérir les jobs un peu plus faciles. Ne pas se lever à quatre heures du matin pour transporter des caisses trop lourdes, se faire cracher dessus par des patrons trop peu reconnaissants, c’est un quotidien qui s’éloigne mais qui reste ancré au point que la jeune femme s’est sentie bien trop chanceuse d’être prise à Starbucks. Elle ne donne pas cher de sa place, cependant, dans une entreprise avec un tel turnover, et elle ne cache d’ailleurs pas son désarroi lorsque Kelly insinue qu’il est resté au moins six mois à son poste - « C’est pas si mal. Faut voir les bons côtés. Y’a du beau monde dans le coin. Bobby était un des meilleurs. C’était mon collègue préféré. C’est moins drôle depuis qu’il est plus là parce que y’a personne qui reste mais… » Elle signifie d’un hochement de tête qu’elle comprend : le gros turnover n’était donc pas une blague.

“Je t’avoue que j’suis un peu triste à la perspective de ne jamais pouvoir remplacer Bobby.”

Elle le gratifie d’un sourire joueur, soucieuse d’allier bonne impression et faux semblant de motivation à toute épreuve. En vérité, Alessa, elle préférerait largement être dans un labo à étudier ce qu’elle aime, qu’importe si c’est du chinois pour le reste du monde, parce qu’il n’y a que là-bas qu’elle se sente bien et qu’elle ait envie d’être. Si Kelly lui pose la question de ses intérêts au même moment qu’elle y pense, cela dit, c’est sûrement pour une raison précise, et elle ne manque pas de répondre et de s’étaler comme il faut : “La science, en fait. On est loin des cafés, tu vois.” Son sourire devient penaud mais il reste. “J’étais en evo-devo, en fait, avant. Mais les postes dans ce secteur, ça ne parcourt pas les autoroutes.” Ce n’est certainement pas autoroutes le mot qu’elle cherche, mais elle poursuit quand même : “J’aime bien les jeux-vidéos, aussi. Et le basket… Et faire la cuisine. Je crois que j’me suis trompée de job. C’est grave ?” Elle garde son air jovial, s’appuie sur le comptoir pour sautiller d’un pied sur l’autre pendant quelques secondes avant de retourner la question : “Et toi, Kelly, qu’est-ce que t’aimes faire ? J’suis sûre que t’as pleins d’autres qualités, outre tes six mois à Starbucks.”

“Je t’avoue que j’suis un peu triste à la perspective de ne jamais pouvoir remplacer Bobby.” Un sourire se forme sur tes lèvres en l’entendant. Elle a de l’humour. Peut être qu’elle a ses chances d’entrer dans la liste très minuscules des collègues avec qui c’est un plaisir de travailler. Tu veux savoir ce qui l’intéresse dans la vie pour avoir des chances de la faire rester plus longtemps si jamais… Pas à jamais, parce que c’est sûr qu’elle va partir tôt ou tard. On est pas immortel. “La science, en fait. On est loin des cafés, tu vois.” Tu hoches la tête sans être surpris qu’elle soit ici alors que ce n’est pas du tout son milieu. Elle a l’air jeune, elle doit être étudiante et faut ce qu’il faut en attendant d’avoir son diplôme. C’est si facile de se faire de l’argent en bossant à Starbucks. Encore faut il y rester. “J’étais en evo-devo, en fait, avant. Mais les postes dans ce secteur, ça ne parcourt pas les autoroutes.” Ah donc elle a fini ses études ? “J’aime bien les jeux-vidéos, aussi. Et le basket… Et faire la cuisine. Je crois que j’me suis trompée de job. C’est grave ?” Ces nouvelles informations sont déjà plus de ton rayon parce que la science, tu sais pas grand chose. « Faire la cuisine c’est pas mal, tu vas faire des recettes ici aussi. » Tu commences pas à lui dire la paranoia de certains clients qui détestent quand les doses ne sont pas exactement pareil à chaque fois. Ca change le goût qu’ils disent. Désolé Karen. “Et toi, Kelly, qu’est-ce que t’aimes faire ? J’suis sûre que t’as pleins d’autres qualités, outre tes six mois à Starbucks.” Elle insiste sur tes 6 mois, visiblement un vrai exploit à noter dans les annales pour elle.

« J’aime lier l’utile à l’agréable. » Clairement la meilleure définition de ta vie. « J’aime pas perdre mon temps mais ici je suis payé pour donc au final c’est pas vraiment perdu nan ? » Parce que la former elle, et tous les autres d’avant et tous les autres qui vont venir après, c’est perdre ton temps. Si ils traitaient mieux leurs employés, s’ils payaient un peu mieux, y’aurait moins de gens qui resterait moins de 6 mois. T’as plein d’idées mais comme t’as pas de diplôme ils t’écoutent jamais. « T’as fini tes études ? » Parce que ça c’est un point qui t’interroge. « T’as quel âge ? » Parce qu’elle fait jeune. T’as même pas honte de lui poser la question directement comme ça même si grand nombres de femmes sont outrés dès qu’on leur demande. Tu t’en fou.