Après avoir rencontré Sirius, j'avais décidé d'y aller, de temps en temps, à ce groupe de soutien pour les personnes en deuil. Quitte à penser constamment à Iris, autant y penser en compagnie d'autres personnes qui comprennent ce que je ressens. , je m'étais dis, en m'y rendant la première fois. C'est là-bas que je fis la connaissance de Dgee, une jeune femme qui faisait partie d'un groupe de rock que je ne connaissais que trop bien, The Rip. Forcément, elle m'intriguait, puisque j'écoutais beaucoup de leurs musiques, et je trouve que c'est toujours très intéressant de rencontrer des musiciens, souvent, je trouve, ils ont beaucoup de choses à raconter, ils ont voyagé, vécu pleins de choses totalement différentes. J'avais beaucoup discuté avec la jeune femme après les réunions, et elle était aussi intéressante que promit. Mais je savais que je reconnaissais ce visage de quelque part. J'avais beau réfléchir, je n'arrivais pourtant pas à mettre le doigt dessus, jusqu'à ce que ça me frappe. D'ailleurs, depuis que je m'en étais rendue compte, je ne pouvais plus voir autre chose que ça quand je la regardais, et je n'avais pas la moindre idée de comment j'avais fait pour ne pas m'en rendre compte avant. Elle avait joué dans une série que je regardais quand j'étais plus jeune, ça expliquait tout. Ca expliquait pourquoi je la reconnaissais un peu mais sans être certaine, mais aussi pourquoi j'avais mis tant de temps à faire le rapprochement. Déjà, il semblerait qu'elle avait changé de nom, mais surtout, elle avait prit quelques années. Parce que oui, elle avait été actrice seulement lorsqu'elle était plus jeune, et désormais, on dirait bien qu'elle avait complètement changé de carrière. Et je ne pouvais pas lui en vouloir. Moi aussi j'avais tout quitté pour venir à New York après le décès de ma soeur, après tout.
La réunion de LEA venait de prendre fin, et j'aidais tout le monde à ranger les chaises, avant de m'avancer vers elle.  « Dis moi, je peux  te poser une question ? » que je lui demandais, le sourire aux lèvres. Je ne lui avais pas encore dit que j'avais fait le rapprochement entre elle et Gabrielle, je voulais le faire de vive voix, c'était plus rigolo.  « Tu jouais pas dans une série avant ? », je poursuivis, toujours le large sourire dessiné sur mon visage une fois qu'elle m'avait donné son accord. J'étais vraiment contente de ma trouvaille, après tout, on ne rencontre pas la star d'une série de son enfance tous les jours.

Je ne pensais pas déranger avec ma question, non. Je me disais pas que c'était malpoli, ou indiscret. Je ne me rendais pas vraiment compte de ce qu'elle pouvait ressentir, et en plus, après une séance de LEA. C'est pourquoi je souriais toujours, sans détecter la pointe d'ironie qui se trouvait dans la réponse de Dgee. « Je sais pas trop de quand ça date, mais je sais que ça passait à la télé à un moment donné, » Cette fameuse série, on la regardait toutes les semaines à la télévision en famille, et du coup, quelque part, ça me faisait tout drôle de me retrouver en face d'une actrice de cette fameuse série. « On était un peu tous des fans, chez moi, » bon, ça c'était avant, avant que notre famille soit détruite, brisée, déchirée en plusieurs morceau. Le décès d'Iris nous avait fait mal, chez les O'Connor. J'en voulais plus que tout à mon père, de ne pas s'être démené plus pour sauver ma soeur. J'en voulais à tout le monde de ne pas s'être douté que quelque chose allait se passer. Je m'étais barrée, je m'étais enfuie à New York, sans en parler à personne, sans même dire à mon frère où je m'en allais. Donc oui, repenser à cette série qui avait soudé, à sa manière, notre belle famille dans le passé, me rendait nostalgique. Nostalgique d'un temps où tout était plus beau, plus simple. Nostalgique d'une bonne époque, qui me manquait. Oui, cette époque me manquait vraiment.

« Plus de vingt ans, ouah... » je répète, pensive. C'est vrai que j'ai du mal à m'imaginer que cette série est si vieille, puisque quand nous l'avions regardé à la maison, c'était pendant l'une des nombreuses rediffusions. C'est un peu comme retrouver un vestige du passé, un passé où les O'Connor étaient encore une petite famille ordinaire du fin fond du Minnesota, une belle époque plus que révolue. « Oh oui, tu as changé, c'est clair ! Je connaissais The Rip, mais je savais pas du tout que tu étais Gabrielle, je ne te connais que sus le nom de Dgee, en fait. » C'est vrai que je connais leurs musique, il m'arrive d'écouter des chansons de temps en temps, que je trouve inspirantes et qui dénoncent des problèmes de la société. Mais de là à imaginer qu'une petite fille parfaite comme la gamine de la série devienne quelqu'un comme Dgee, c'est un sacré changement auquel je ne m'attendais pas du tout. « Déçue, non, on change tous à un moment donné ! » Je balaye la pièce du regard, le fait même que je sois dans cette pièce en est le résultat. Moi aussi j'ai changé. Avant, je sortais voir des amis, boire un verre, je riais et souriais souvent. Mais depuis la disparition de ma soeur, quand je sors, généralement c'est pour me rendre à l'une de ces réunions où je n'ai jamais encore vraiment parlé. Pour me sentir moins seule dans mon malheur, je pense. « Mais j'aurais jamais cru que quelqu'un comme tu étais avant pouvait changer autant. T'as du avoir une sacré vie. »

Je me doute que Dgee a déjà dû se retrouver face à des situations étranges. Quand on est une célébrité, je suppose qu'on ne sait pas trop sur quel pied danser lorsque des inconnus s'approchent. C'est pas rare de voir à la télé des interviews de chanteurs ou d'acteurs qui disent que les gens autour d'eux sont parfois envieux, ou qu'ils leur demandent pleins de choses. Mais moi je ne suis pas comme ça. J'estime qu'ils ont droit à une intimité, à un peu de répit.
Je vois bien qu'entendre son nom lui fait bizarre, et je comprends à ses mots pourquoi. J'espère ne pas l'avoir blessé, ni l'avoir trigger ou quoi que ce soit. C'est loin d'être mon but, à vrai dire, je n'y ai pas vraiment pensé. « Oh, excuses moi, Dgee. » je lui réponds, avec un sourire sur le visage, marquant ma bienveillance et mon innocence. Je suis loin d'être là pour la pointer du doigt ou autre. Je veux juste discuter avec cette personne qui m'a l'air plutôt intéressante. Intéressante de part son passé mais aussi par son présent, ses changements, tout ce qu'il y a eu entre deux. Comment est-elle devenue la femme qu'elle est aujourd'hui ? Je ne peux d'ailleurs empêcher un léger rire de s'échapper d'entre mes lèvres quand on parle de sa sacrée vie, ma main droite dans la poche de ma veste, je ne me moque pas, mais elle a raison. Comment je lui parle, on dirait que je m'adresse à quelqu'un de beaucoup plus vieux que moi. Alors qu'elle doit avoir quoi, allez, dix ans de plus que moi, peut-être. Je hoche brièvement la tête à ses mots et balaye rapidement la pièce du regard. Elle n'a pas tort. Chacun d'entre nous est marqué par un petit trauma, celui de la perte d'un proche, et je ne doute pas que chacun a aussi vécu d'autres choses, des autres évènements qui ont fait de nous ce que l'on est devenus. Qui ont forgés nos caractères. « Ah oui je connais The Rip ! » que je lui réponds, un sourire se reforgeant sur mon visage. « Non t'en fais pas pour ça, » je ris un peu à sa dernière question, qui m'a l'air -je l'espère- ironique. « quoi que, avec ton gobelet, je pourrais récupérer ton ADN et te cloner. T'en dis quoi ? » Bien sûr que non j'suis pas une groupie. J'aime bien leurs musiques, mais je ne suis pas non plus une fan hardcore. Je pense surtout que les messages qu'ils essayent de véhiculer sont bons et que plus d'artistes devraient être comme eux.

« Les choses que t'apprécies pas ou bien les choses que tu as juste la flemme de faire. » Je rétorque, parce que oui, je vais toujours trop loin dans mes vannes un peu nulles, mais c'est pour la bonne cause. Après ce genre de séance, je veux penser à autre chose, et pourquoi pas, faire des petites blagues par-ci, par-là afin de se vider la tête. Je ne viens pas chaque semaine aux réunions, mais j'avoue que je m'y rends de plus en plus. Même si je n'ai pas encore trouvé le courage de parler de mon expérience, ça me permet de me rendre compte que je ne suis pas seule, et que pleins d'autres gens traversent des épreuves difficiles similaires à la mienne, un peu comme pour me rassurer. Ce que je vis, c'est horrible, mais c'est plus courant que ce qu'on peut penser. Un tas de gens perdent des personnes de leur entourage, et chacun réagit comme il peut à la situation. « Oui, tu as bien retenu !  » c'est vrai que tout le monde ne retient pas forcément mon prénom, c'est un peu à double tranchant. Soit ils l'oublient tout le temps parce qu'ils n'ont pas l'habitude de l'entendre, soit mon nom reste gravé dans un coin de leur cerveau pour la même raison, ils n'ont pas l'habitude de l'entendre. « Non, je suis arrivée à New York le mois dernier, et même si j'ai trouvé le groupe rapidement, je réussis pas encore à trouver le temps de venir chaque semaine, » je réponds à Dgee. « Tu viens depuis longtemps, toi ? » Je suis sûre que quelque part, avec la vie qu'elle mène et la notoriété de la rock star, je pourrais trouver sur internet des articles qui parlent de la personne qu'elle a perdu. Mais je n'ai pas cherché, et puisqu'elle ne parle pas souvent, -je ne pense même pas que je l'ai vue prendre la parole- je n'ai aucune idée de ce qu'elle a vécu.

Ce que Dgee me dit, je l'assimile avec intérêt. Je ne suis pas encore prête à parler d'Iris, et du coup, j'admire les autres quand ils parlent du proche qu'ils ont perdu. Que ce soit dans ce groupe ou ailleurs, je ne sais pas comment les gens arrivent à se confier, moi rien ne sort, même si je veux tenter de m'exprimer, je n'y arrive pas. Il y a comme une barrière, quelque chose qui m'empêche d'avancer. Je ne savais vraiment pas que sa sœur était décédée dans les événements du onze septembre deux mille un, déjà que ça a été une des attaques les plus traumatisantes pour le pays, j'ai du mal à imaginer comment on doit se sentir quand tout le monde en parle à la télé alors qu'on connait quelqu'un qui était dans une des tours jumelles. « Elle avait quel âge ? » je me permets de demander, un peu trop curieuse. J'ai tendance à faire ça. Poser des questions, trop de questions, sans me rendre compte que je suis intrusive. Pourtant, je sais que si quelqu'un aborde le sujet de ma sœur avec moi, je vais tout de suite prendre mes jambes à mon cou. En plus, d'après ce qu'elle me dit, Dgee était jeune quand elle a perdu sa sœur, ça ne devait vraiment pas être facile à gérer. Devoir faire le deuil d'un être cher, tout en gérant sa célébrité et en pleine puberté, tu m'étonnes qu'au début elle venait toutes les semaines, elle avait vraiment dû avoir besoin de soutien. « Ca devait pas être évident d'avoir tout ça à gérer en même temps. T'as dû galéré. Tu peux être fière d'où t'en es aujourd'hui. » je poursuis, sans vraiment me rendre compte que ce n'est pas ma place de lui dire ça, mais je le pense, et je suis du genre à dire tout ce qui me traverse l'esprit.

Mon regard posé sur Dgee, il porte maintenant beaucoup d'admiration. Elle est forte, et je le vois dans sa manière d'aborder les choses. Certes, elle a perdu sa sœur il y a plusieurs années maintenant, mais c'est beau de voir les choses de cet angle là. J'en serai probablement jamais capable, même si c'est sûrement trop tôt pour le juger. Le décès d'Iris est récent, mais tout ce qui en ressort c'est la solitude que je ressens. Avant, nous étions inséparables, j'avais toujours mon double, mon petit ange sur laquelle je veillais constamment. Je n'étais jamais seule. Maintenant, je passe ma vie au travail, pour essayer de penser à autre chose, me changer les idées, espérer que, peut-être, un jour, j'aurai envie de sortir avec des amis et m'amuser comme avant. La dernière fois que je suis allé faire la fête, c'était justement le soir de la catastrophe qui a détruit notre maison et notre famille. Il faut que ça change, et je le sais. Mais je ne suis même pas encore prête à m'ouvrir et à en parler avec quelqu'un. Pourtant, une partie de moi me dit que quelqu'un comme Dgee serait la mieux placée pour comprendre. « T'es super forte, » je lui dis, avant de me pincer les lèvres. Je dévie mon regard quelques secondes, impossible de regarder quelqu'un dans les yeux en parlant de ma défunte sœur. « je ne sais pas si j'arriverai à penser comme toi un jour. » Je croise mes mains, signe de nervosité, sans doute, et je pose mon regard sur celles-ci. « Je ne sais pas si c'est trop le moment, et j'irai pas dans les détails, mais moi aussi c'est ma sœur que j'ai perdu. Et j'espère réussir à positiver autant que toi, un jour. » En tout cas, j'en suis loin, très loin.

Les mots prononcés par Dgee, sont plus que rassurants. Ils sont une lueur d’espoir pour moi, et je ne peux qu’espérer un jour être à sa place à elle. Être arrivée au moment où je peux conseiller, rassurer quelqu’un qui vit la même chose. Savoir positiver, penser à autre chose. J’en suis encore loin. Et je le sais, c’est chacun son rythme, alors je laisse le temps couler, je laisse les choses se faire. Et j’attends le moment où je pourrai parler d’Iris sans fondre en larmes. Elle met sa main sur mon épaule et je souris, touchée par la sincérité de ses propos. A ce moment précis, je suis particulièrement contente d’être venu parler à la brune, d’avoir fait le premier pas, parce que je sens qu’avoir un soutien comme le sien pourrait m’être précieux. « Merci beaucoup. Ca me touche, vraiment. » Ses mots m’ont mis du baume au cœur, et je sens qu’elle est le genre de personne qui sera vraiment présente si j’ai besoin de parler. Et ça fait du bien à entendre. « Je crois que j’avais besoin d’entendre ça. » Je décroise mes mains, je ne sais plus trop où les mettre, et avoir évoqué Iris me rend nerveuse. Je sens mon cœur battre un peu plus fort, et je ne sais plus trop où poser mes yeux. « J’pense que j’suis pas encore prête à en parler. Mais… j’essaierai de te prévenir si je décide de prendre la parole. » A ce moment-là, je ne sais pas encore vous dire si je vais un jour finir par en parler devant tout le monde. Raconter ce qu’il s’est passé ce soir-là, avouer que j’étais ailleurs, et que j’aurais pu faire quelque chose si seulement j’avais décidé de rester à la maison. Me mordillant les lèvres, je regarde l’horloge dans la salle, j’ai soudainement envie de m’évader, de me cacher sous la table, ou de rentrer à l’appartement en courant. J'ai presque l'impression de sentir milles paires d'yeux tournés vers moi, je me sens observée. Je veux me faire toute petite. Je tente de ne pas laisser mon anxiété apparaître sur mon visage.« Le temps est passé vite… j’ai du ménage à faire à la coloc et... » Je sens dans l’intonation de ma voix que je suis probablement grillée, et que Dgee va certainement voir que je cherche une excuse pour prendre mes jambes à mon cou. Mais c’est trop tard, je ne peux pas revenir en arrière.