Quand Aleksej se réveilla ce matin-là, la première chose qui attira ses sens avant même qu’il ait ouvert les yeux fut la présence de Solveig tout contre lui. La chaleur de son corps, son odeur qu’il pourrait reconnaître entre mille. Avant de poser un nouveau regard sur le jour, il profita de ces quelques secondes où il pouvait sentir la respiration endormie de la jeune femme l’animer doucement. C’était probablement son moment préféré de la journée, enveloppé dans cette bulle de douceur et de calme. Comment se lever du pied gauche quand on avait droit à un réveil pareil ?
Il s’extirpa avec prudence pour ne pas la réveiller. Le voyage avait été long et le jetlag serait éprouvant. Autant laisser dormir la belle au bois dormant encore un peu et profiter de l’occasion pour se retrouver en tête à tête avec sa mère. Il descendit à pas de loup dans la cuisine où il trouva la femme assise à table, une tasse de tisane fumante à la main en train de parcourir les nouvelles locales. Ebba Svendsen s’enquérait toujours de ce qui se passait dans son entourage. Pas tant par curiosité que par réel intérêt. Elle connaissait tout le monde et se préoccupait de tous les gens qui croisaient sa route. Aleksej avait toujours admiré un tel dévouement.
Lorsque sa mère l’entendit s’approcher de l’entrée de la cuisine, elle baissa la tête pour lorgner par-dessus ses lunettes et le détailla de la tête aux pieds.
Fyrre år er gået, og du har stadig ikke lært ikke at gå rundt barfodet overalt…
Un large sourire se dessina sur les lèvres du Danois alors qu’il faisait le tour de la table pour venir s’installer dans le dos de sa mère et l’enlacer. Ebba caressa doucement sa joue en secouant doucement la tête avec un air de renoncement.
“Hej Mom…” - Hej min lille.
Aleksej se déplaçait dans la cuisine avec autant d’aisance que s’il y avait passé toute sa vie. Comme si les quinze années qui étaient passées n’existaient pas. Il entreprit de préparer le café dans le vieux percolateur.
- Har du sovet godt ? “Ja Ja. Solveig sover stadig. Jeg havde ikke modet til at vække hende.”
Sa mère lui adressa un regard tendre. S’il y avait bien une chose dont elle avait toujours été fière, c'était la manière dont Aleksej traitait les femmes et surtout celles qui faisaient partie de sa vie. Elle n’avait pas fait un si mauvais travail avec celui-là. Ebba se leva, termina sa tasse et commença à sortir ses ustensiles de cuisine.
- Fortalte du mig, at Solveig elsker aebelskiver? “Dette er en underdrivelse. Hun solgte far og mor til en bid ... Men prøv ikke at lokke min partner med wienerbrød … Hun er min.”
Il avait pointé son doigt en direction de sa mère en signe d’avertissement, ce qui fit lever les yeux de la vieille femme. Pas si malin que ça après tout.
C’est tout en douceur que j’émerge d’un sommeil particulièrement réparateur. Je ne pensais pas réussir à aussi bien dormir tout en étant aussi loin de chez moi. J’ai toujours eu cette difficulté : dormir paisiblement autre part que dans mon lit. Pourtant, cette nuit m’a prouvé que je pouvais le faire. Peut-être est-ce le fait d’être au Danemark qui aide ? J’ai lu quelques témoignages de gens disant qu’ils avaient vraiment bien dormi durant leur séjour au pays des vikings, sans trop comprendre pourquoi. Peut-être est-ce le calme environnant qui apaise les esprits ? Je ne saurai pas l’expliquer.
Je m’étire de tout mon long après m’être aperçue qu’Aleksej ne se trouve plus à mes côtés. Je ne m’en offusque pas, il dort généralement moins que moi même si je ne suis pas exactement une marmotte non plus. Prenant le temps de me réveiller correctement pour ne pas avoir l’air grognant auprès des parents d’Aleksej, je vais jusqu’à prendre le temps de m’habiller et me coiffer de façon à être présentable ce matin. Par acquis de conscience, je ne vais pas jusqu’à me maquiller même si ce n’est pas l’envie qui m’en manque.
Avant de quitter la chambre, je jette un oeil à mon téléphone portable. J’ai quelques Imessages sur mon iPhone. Je prends quelques minutes pour y répondre, de façon à ce que tout le monde sache que oui, nous sommes bien arrivés et que nous allons très bien. Je ne vois pas comment nous pourrions ne pas bien aller vu où nous sommes en ce moment. Même moi qui n’ai pourtant pas grandi ici, je me sens particulièrement à mon aise.
Finalement, quand je descends pour retrouver qui que ce soit dans la cuisine, je suis heureuse de constater qu’Aleksej et sa mère sont là. Un peu timide malgré ma rencontre avec la femme hier, je souris légèrement et fais un petit signe de la main.
- Godmorgen…?
On ne pourra pas me dire que je n’essaie pas de faire bonne impression.
Aleksej venait de se sortir une tasse du placard quand il entendit une voix timide émerger du couloir. Un léger sourire s’était formé sur ses lèvres. Solveig n’avait jamais été du genre timorée mais il fallait croire que se retrouver dans la maison de sa belle-famille changeait la donne. Il attrapa une seconde tasse et se retourna vers la jeune femme en lui souriant tendrement.
“Morning… Elskede…”
Si Aleksej ne faisait jamais étalage de ses sentiments en public, il fallait croire que sa mère faisait exception à la règle. Avec elle les choses étaient différentes. Il n’avait pas peur d’être jugé et il n’avait pas non plus peur de montrer qu’il avait des sentiments. Tout était plus simple avec sa mère qu’avec n’importe quel être humain. Il se sentait en sécurité. Tout comme Solveig le faisait se sentir en sécurité. Ebba Svendsen avait détourné un instant son attention de ses fourneaux pour se tourner vers la jeune femme et lui sourit chaleureusement.
Godmorgen Solveig ! Installe-toi, je t’en prie… J’espère que ta première nuit ici c’est bien passée.
Aleksej servit deux tasses de café et tira la chaise la plus proche de Solveig pour l’inviter à s’assoir. Il s’assit à côté d’elle et posa l’une des tasses devant elle avant de caresser doucement sa cuisse. Il étendit ses jambes sous la table et soupira d’aise. Depuis combien de temps n’avait-il pas pris de vacances ? De vrais vacances. Ebba se retourna vers eux et ne pu s’empêcher de laisser un sourire poindre au coin de ses lèvres.
- Ne t’imagines pas que tu vas rester assis comme ça pendant que je fais la popote pour toi… Assiettes… couverts...
Aleksej leva les yeux au ciel et grommela avant de se lever pour aller sortir un peu de vaisselle.
Qui mange des Aebleskiver avec des couverts de toute façon… - Je ne veux rien entendre… Nous avons une invitée, alors tâchons de nous comporter avec un tout petit peu d’élégance… Ou au moins fais semblant mit hjerte...
J’ai vraiment très envie de rire quand je vois combien Edda Svendsen a la main sur la situation. Il est évident qu’Aleksej n’a pas son mot à dire et je trouve ça incroyable. Non pas qu’il soit un alpha comme on peut en voir dépeint dans les films au cinéma mais de là à ne même pas savoir quoi rétorquer, je trouve ça fascinant.
- Est-ce que je peux essayer de parler en danois ?
Ebba éclate d’un rire franc.
- Oui, Solveig, tu peux essayer de parler en danois, oui.
Je rougis, réalisant que je viens de me comporter comme une enfant demandant l’autorisation de prendre la parole.
- Spiser du æbleskiver om morgenen? (Vous mangez des æbleskiver le matin?) - Nej, men du er her sa vi ændre vores vaner. (Non mais tu es là alors on change nos habitudes.) - For mig? (Pour moi?) - For dig. (Pour toi.)
Aleksej a dû beaucoup parler de moi à sa mère, c’est indéniable maintenant. Si cette femme accepte de changer ses habitudes matinales pour moi sous prétexte que j’aime vraiment beaucoup l’une de leurs pâtisseries… Ça veut dire beaucoup. Je saurai m’en souvenir.
- Tu te débrouilles très bien, Solveig, vraiment. - Merci beaucoup. J’essaie. - Nos accents ne sont pas évidents ici, dans le Jutland. - Est-ce que vous considérez que c’est plus simple de comprendre les habitants de Copenhague ? - J’imagine qu’on peut dire ça.
Je tourne la tête vers Aleksej et lui souris tendrement. Je crois que je m’entends bien avec sa mère et je prends ça pour une victoire.
Alors qu’il sortait la vaisselle nécessaire à ce petit-déjeuner de luxe, Aleksej ne perdait pas une miette des interactions entre la jeune femme et sa mère. Il ne put s’empêcher de sourire en entendant Solveig demander à la matriarche si elle pouvait s’essayer au Danois. Il aimait le fait que Solveig essaye d’apprendre sa langue maternelle. Et son accent le faisait fondre à chaque fois. Il aimait entendre ses mots sortir de sa bouche à elle. Il était flatté aussi, qu’elle s’intéresse à sa culture. Mais venant d’elle, ce genre d’initiative ne l’étonnait plus vraiment. C’était aussi ce qui l’avait fait tomber amoureux de la jeune femme.
Il était également reconnaissant envers sa mère. Non seulement de faire des Aebleskiver mais aussi de faire en sorte que Solveig se sente bien accueillie. Et peut-être plus encore, qu’on s’intéresse à elle et qu’on lui fasse comprendre qu’elle n’était pas une étrangère dans cette maison. Depuis qu’Aleksej avait finalement avoué à sa mère qu’il fréquentait quelqu’un - ou plutôt qu’elle l’avait deviné - Ebba ne cessait de demander des nouvelles de la jeune femme. Ça aussi, ça touchait profondément le Danois. Les deux femmes de sa vie réunie sous le même toit.
Et quand Solveig se tourna vers lui pour lui sourire, il ne put se retenir dans son élan et s’approcha d’elle pour l’embrasser. Il se recula timidement, les joues un peu rosies, le regard baissé vers le sol. Il y avait cet accord tacite entre eux, ils ne se donnaient pas en spectacle en public. Parfois, Aleksej s’oubliait dans la force de l’instant mais sa pudeur le rattrapait toujours. Certaines habitudes avaient la peau dure. Cependant, il ne pouvait pas effacer de son visage un sourire un peu niais. Il était heureux d’être là avec Solveig, heureux qu’elle fasse la connaissance de sa famille et qu’elle en apprenne un peu plus sur lui, d’où il venait. Heureux surtout qu’elle semble apprécier les siens.
Vous avez déjà prévu des choses pour la journée ? Je pensais qu’on pourrait aller à Aalborg, se balader un peu, flâner. Tu pourrais en profiter pour appeler Agnes, vous pourriez déjeuner ensemble. Elle connaît tout un tas de bons restaurants. Je pourrais oui… Aleksej… Je vais lui envoyer un message. Mais elle doit probablement avoir un emploi du temps chargé. Je suis sûre qu’elle saura trouver un peu de temps pour déjeuner avec son frère qu’elle n’a pas vu depuis presque 10 ans...
Aleksej évita délibérément le regard de sa mère et se renfrogna un peu. Il poussa un soupir et se tourna alors vers Solveig, comme un dernier recours.
"Qu'est-ce que tu en penses ? On va déjeuner avec ma sœur ou on reste juste tous les deux ?"
- Tu vas détester ma réponse mais tu la connais… je serai enchantée de rencontrer l’une de tes sœurs et de déjeuner en sa compagnie.
Je ne suis pas idiote et encore moins naïve, je sais qu’Aleksej a très peur de devoir faire face à ses sœurs. Si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit avant que nous ne quittions les Etats-Unis, nous devrions avoir tout le monde ici, chez les parents, pour le week-end. J’ai parfaitement conscience qu’avoir tout le monde sous le même toit en même temps va être un sacré challenge pour Aleks mais il en sera de même pour moi. Peut-être sera-ce pire. Contrairement à lui, je ne connais personne, même pas sa petite sœur qui vit pourtant aux Etats-Unis.
- Allez, on se motive Monsieur. Ça va être super !
Impossible pour moi de véritablement comprendre l’appréhension que peut ressentir Aleksej vis-à-vis du fait qu’il va revoir toute sa famille. Ce qui me dépasse, c’est qu’il ait été en mesure de passer une dizaine d’années sans eux. Je ne suis pas un modèle de pertinence en matière de liens familiaux, j’en ai bien conscience mais Aleks a l’air tellement attaché à ses racines que...je ne sais pas, je ne m’attendais probablement pas à ça le jour où il m’a parlé de cette distance entre eux.
- Est-ce qu’il y a quoique ce soit pour lequel je puisse aider ? - Non. Tu prends ton petit-déjeuner et tu te détends. - Bien, Madame.
Je m’assois donc et commence à boire mon café, bien plus fort que celui qu’on nous vend aux Etats-Unis. J’avais oublié ce détail pourtant très important.
Aleksej planta son regard dans sa tasse de café comme un enfant à qui on annoncerait la fin des vacances. Ses doigts pianotaient impatiemment sur le bord de la table. Aleksej soupira en entendant Solveig le sommant de faire preuve d’un peu de bonne volonté. Il ne put empêcher un léger sourire de se former à la commissure de ses lèvres. L’enthousiasme de la jeune femme lui allait droit au cœur, même s’il redoutait les retrouvailles avec les membres de sa famille. Tellement de sujets qui avaient été clos, des questions qui n’avaient jamais été abordées. Les non-dits avaient créé un gouffre entre Aleksej et le reste des siens et il ne savait pas s’il serait un jour capable de le franchir.
Même si tout lui était familier à Skagen, il ne pouvait se défaire de l’impression d’être un étranger dans sa propre maison. Dans son propre pays.
“Hum… Ce sera probablement plus commode de les introduire progressivement…” - Aleksej ! Pour qui est-ce que tu fais passer tes sœurs ? Je ne pense pas avoir si mal élevé mes enfants que leur compagnie soit une punition ? Toi, par la même occasion... “Je vais lui envoyer un message. On ira déjeuner avec SI elle est disponible." - Elle est disponible. Je l’ai appelé hier. “ Sérieusement ?!” - Oh, cesse ce comportement puéril. Tu es un adulte, Aleksej, agis comme tel.
Un grognement s’échappa de la bouche d’Aleksej alors que le regard soutenu de sa mère lui fit baisser les yeux. Ebba se tourna vers Solveig et lui adressa un clin d’œil en souriant. La cuisine s’emplissait d’une douceur odeur de pâte et de pommes cuites. La matriarche servit les aebleskiver sur un plateau et les posa devant la jeune femme. Elle donna une légère tape sur la main d’Aleksej qui avait tendu le bras pour se servir. “Mais !” - Les invités d’abord. Je me demande bien comment tu as mis la main sur une jeune femme aussi remarquable avec d’aussi mauvaises manières... “Oh… Solveig apprécie tout à fait mes manières…e - Ne fais pas trop le malin. Nous savons tous les deux que ce n’est pas le genre de sujet sur lequel tu aimes te risquer, mit hjerte... “Bøde… Finissons le petit déjeuner et allons-nous en... " - Jeg elsker dig alligevel, min lille. “Jeg elsker dig også, mor.”
Ebba vint placer ses bras autour des épaules de son fils et l'embrassa avec tendresse. Aleksej serra doucement les mains de sa mère contre lui. Elle lui avait terriblement manqué.
Voir Aleks et sa mère interagir me fait rire mais je me retiens. Aleksej me tuerait s’il voyait que je suis du côté de sa mère, sur ce coup-là.
(...)
Le déjeuner avec l’une des sœurs d’Aleksej a été absolument incroyable. Naïvement, je pensais bien connaître l’homme avec qui je vis mais je réalise aujourd’hui que j’ai encore tout à apprendre de lui. Il me tarde de voir tous les Svendsen attablés chez leurs parents dans quelques jours. J’ai comme l’impression que je vais en apprendre encore plus. Et puis, ce sera une toute nouvelle expérience pour moi. Fille unique, je n’ai jamais eu le plaisir de savoir ce que pouvait représenter un grand repas de famille. Sans parler que dans mon cas, le seul fait d’avoir mes deux parents autour de la même table tenait du miracle vu leurs métiers respectifs. Je pense que c’est l’une des raisons qui fait que j’essaie de ne pas laisser la peur prendre le dessus depuis que nous sommes arrivés au Danemark. Je ne connaissais pas un seul membre de sa famille et oui, cela m’inquiétait beaucoup. Cependant, maintenant que j’ai eu le plaisir de rencontrer Ebba et son mari, je réalise que je n’ai aucune raison d’avoir peur. Ce sont des gens absolument formidables et j’ai beaucoup de chance d’être en leur présence.
Pour revenir à Agnes, c’est une femme absolument incroyable. Étant la plus âgée des Svendsen enfants, elle fait figure d’autorité et je n’ai pas mis longtemps à le comprendre. Je me demande si ce n’est pas pour cela qu’elle et moi nous sommes très vite entendues. Impliquée en politique locale, ici, à Skagen, elle sait de quoi elle parle et son engagement prononcé pour ce qu’il se passe dans cette ville est passionnant. Si Aleksej ne nous avait pas arrêtées, je crois qu’Agnes et moi aurions parlé politique jusqu’à demain.
C’est vers 14h30 que nous avons pris des chemins différents, Aleksej ayant pour mission de me faire visiter les environs, chose que j’attendais tout particulièrement. Je veux tout voir et tout savoir de là où il a grandi.
- Un endroit en particulier qui t’a marqué dans ton enfance ? demandai-je à Aleksej en glissant ma main dans la sienne.
Si Aleksej avait rechigné à aller déjeuner avec Agnes, il ne pouvait pas dire qu’il avait passé un moment désagréable. Sa sœur aînée avait déjà passé la cinquantaine, mère de deux garçons, une travailleuse acharnée et politicienne à ses heures. Il savait qu’Agnes se retiendrait de faire le moindre commentaire et qu’elle accueillerait Solveig comme l’ambassadeur de la famille qu’elle était. Elle avait toujours été perspicace et surtout précautionneuse. Si leur mère l’avait appelé pour vérifier qu’elle était disponible pour le déjeuner, elle avait probablement aussi dû lui donner un certain nombre de consignes. Mais même sans cela, la plus âgée des Svendsen savait parfaitement ce que représentait le retour d’Aleksej sur le sol Danois.
Un miracle. Ou du moins, une occasion rare qui ne devait pas être gâchée. Agnes connaissait son frère et sa sensibilité. Mais après toutes ces années, elle avait peur que l’homme épanoui qu’il avait été après la naissance de sa fille ait complètement disparu au détriment d’un être solitaire, reclus et tourmenté. Un schéma qui lui semblait familier. Un schéma qu’avant emprunté Aleksej lorsqu’il était question de passer la transition qui séparait l’enfance de l’adolescence. La quinqua avait immédiatement fait reporter ses rendez-vous de l’après-midi. Pas uniquement parce que sa mère le lui avait demandé. Mais aussi parce que depuis longtemps, il y avait cette pointe de culpabilité qui la tiraillait.
Il était son petit frère. Elle aurait dû faire plus pour lui. Mais à l’âge où une jeune fille pleine de caractère ne pense qu’à quitter le domicile familial et à prendre son envol, il avait été difficile pour Agnes de regarder en arrière. Elle avait tracé sa route. Et quand le drame avait frappé Aleksej de plein fouet, le privant de sa raison de vivre, ses deux garçons lui prenaient tout son temps et son énergie. Elle avait sa propre vie, sa propre famille et les problèmes qui allaient avec mais elle avait tout de même l’impression de l’avoir laissé tomber, deux fois. Ces dernières années, ses échanges avec Aleksej avait été rares et brefs.
La vie avait continué et à présent qu’il se tenait assis en face d’elle, elle réalisait à quel point il lui avait manqué. Son lillebror. Elle le connaissait trop bien pour s’attarder à poser des questions trop personnelles ou à ressasser le passé. Si Aleksej était de retour au Danemark, c’est parce qu’il avait enfin sorti la tête de l’eau et recommencé à envisager un futur. Et ce futur était assis juste en face d’elle. Solveig. Si Agnes avait été étonné par la différence d’âge, elle n’en avait pipé mot. Et elle avait très vite compris ce qui avait pu plaire à son frère. Au premier abord plutôt réservée, ce qui était un comportement plutôt sain d’esprit quand vous rencontriez la famille de votre compagnon pour la première fois, Solveig s’était rapidement montré curieuse.
Il n’en avait pas fallu plus à Agnes pour se lancer dans des grands discours philosophique avec la jeune femme. Aleksej qui aimait plutôt ce genre de discussion avait finalement préféré se mettre en recul. Pendant une bonne partie du déjeuner qui s’éternisa, il se contenta d’un avis sous forme de haussement de tête. Il observa ces deux femmes refaire le monde un léger sourire aux lèvres. Il connaissait la verve d’Agnes, il en avait l’habitude, même après toutes ces années. Mais quand il s’agissait de Solveig, il ne pouvait s’empêcher de boire ses paroles. Il aimait la voir passionnée et enjouée.
En quittant le restaurant, l’atmosphère était douce et relativement sereine. Les deux femmes continuèrent de discuter jusque sur le bord du trottoir quand Aleksej leur fit finalement comprendre gentiment qu’il était temps d’y aller. Parce qu’elle aurait voulu continuer de discuter ou parce qu’elle était peut-être soulagé que ce premier contact ce soit bien passé, Agnes s’était laissé entraîné par la dynamique du moment et avait pris Solveig dans ses bras. Ou alors c’était autre chose. Elle se tourna finalement vers son frère qu’elle attira vers lui dans une accolade fraternelle. Perchée sur ses talons, Agnes dépassait légèrement le danois, lui donnait sur lui l’ascendant physique qu’elle avait toujours eu. Aleksej n’était plus habitué à ce genre de contact. Avant de défaire son étreinte, il lui glissa un léger “tak”, au creux de l’oreille.
À la fin de leur échange, alors que les deux femmes se donnaient déjà rendez-vous pour le week-end, Aleksej avait pris la main de Solveig dans la sienne et l’entraîna doucement dans la direction inverse. Leurs doigts se resserrent. Les mots n’était pas nécessaires.
De retour à Skagen, les tourtereaux avaient laissé la voiture chez les parents d’Aleksej dans le but d’aller découvrir les environs. En entendant la question de Solveig, ses sourcils se froncèrent et ses yeux fixèrent l’horizon quelques secondes. Le danois tentait de sonder son propre esprit à la recherche de la réponse la plus honnête à lui donner. Il avait d’abord prévu de l’emmener vers le phare, lieu emblématique de la ville. Mais ce n’était pas un endroit qu’il avait beaucoup fréquenté étant jeune. Valait-il mieux se contenter de montrer “les choses à voir à Skagen” à Solveig ? Ou la laisser percer un peu plus cette carapace qu’il avait bâti autour de lui toutes ces années.
“Il y a un endroit où j'ai passé beaucoup de temps en tout cas…”
Sa main se serra dans la sienne et il la tira doucement vers la direction qu’il avait décidé de prendre. Ce n’était pas très loin. Juste là, à quelques dizaines de mètres de la maison. Sur la plage, perchée sur pilotis, se trouvait un petit abri de pêcheur. Plus un cabanon qu’autre chose. Il était le seul de son genre dans les environs, comme posé par hasard. À environ un mètre du sol, il était composé d’une petite plateforme pas très large et d’une minuscule bâtisse dans laquelle on n’aurait pas pu tenir à plus de trois ou quatre et certainement pas debout. Il invita la jeune femme à grimper sur le perchoir et s’installa à côté d’elle.
“Je venais ici quand j’avais besoin de “prendre l’air”. Mes parents ne pouvaient pas me voir depuis la maison. Personne… À marée haute, l’eau remonte jusqu’à la dune derrière et la cabane a les pieds dans l’eau… Je regardais la mer monter, et se retirer. Parfois Mia venait me rejoindre et fumait des cigarettes en douce…”
Je n’ai jamais vu Aleksej avec une cigarette entre les doigts mais cela ne veut pas pour autant dire qu’il n’a jamais fumé de sa vie. Peut-être l’a-t-il déjà fait. J’imagine que cela lui donnerait ce petit côté bad boy qu’il n’a pas. Qui était Aleksej Svendsen en version adolescente ? Je serai bien curieuse d’en savoir plus à ce sujet. Le connaissant, il ne m’en dira probablement pas beaucoup là-dessus mais j’ai un atout de poids dans ma manche en ce moment et cet atout se nomme Ebba Svendsen. Avec un peu de chance, elle sera plus bavarde que son fils chéri.
- Je ne sais pas pourquoi mais j’imagine ton enfance comme quelque chose de particulièrement paisible. Évidemment, comparée à la mienne, elle l’a très certainement été mais au-delà de cela, j’ai vraiment cette impression de douceur et d’apaisement en étant ici. Est-ce que je fais fausse route et, au contraire, c’était la débandade absolue ?
Après tout, tout est possible. Nous continuons de marcher tranquillement, main dans la main et pour une fois, je prends le temps de profiter des choses qui m’entourent. Malheureusement, lorsque je suis à New York, ce n’est plus quelque chose que je prends le temps de faire. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Peut-être est-ce dû au fait que j’ai passé toute ma vie dans cette ville et que je me vante constamment de la connaître comme ma poche. Après tout, je n’ai plus grand-chose à y découvrir et j’admets que cela m’inquiète quelque peu. New York a toujours été au centre de tout pour moi. J’ai toujours aimé cette ville (sans pour autant ne pas apprécier les autres villes visitées au cours de ma vie) et je ne me suis jamais imaginée vivre ailleurs. Cependant, depuis quelques mois, il y a cette petite lueur, ce brin de folie qui reste dans un coin de ma tête, en particulier quand Aleks et moi allons sur la côte. Que serait la vie loin de la frénésie new-yorkaise ? Je commence à me le demander.
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