Ce qu'il y a de pratique quand je fais l'ouverture de la boutique, c'est que généralement, je peux partir quelques heures avant la fermeture. En règle général, quand c'est le cas, je prends le premier métro pour le Queens et rentre m'enfermer dans ma chambre, tente de capter Espen sur Discord, pour voir s'il ne veut pas qu'on joue ensemble. Mais ce soir, j'ai bien envie d'aller faire un tour dans le magasin d'ésotérisme que je fréquente depuis quelque temps, et d'aller faire un petit plein de nouveaux cristaux avec lesquels je peux envahir ma chambre, surtout après les retrouvailles avec Eren, qui m'ont complètement chamboulées.

Je suis l'une des dernières clientes dans la boutique, et j'en sors juste avant dix neuf heure, avec un sac de ma boutique préférée bien rempli. Mon cerveau ne peut pas s'empêcher de penser à mon petit frère, et à quel point le Destin a bien fait les choses. Parce que bien sûr, quelque part, je suis très heureuse de retrouver Eren près de chez moi. Même si j'étais bien, seule, à des centaines de kilomètres de ma vie d'avant. Sans repenser au drame qui a frappé notre famille il y a quelques mois. Fort heureusement, le chemin entre le magasin et la station de métro la plus proche, je l'ai parfaitement mémorisé, et je n'ai pas besoin de trop réfléchir aux pas que je fais pour ne pas me tromper.

Aïe ! J'ai la tête tournée, et je ne m'étais pas rendue compte qu'à la sortie du skate park en plein air de brooklyn devant laquelle je passe se trouvait une jeune femme en rollers, qui était prête à me foncer dessus si je ne la laissais pas passer. Sauf que, la tête dans les nuages, comme d'habitude, je ne l'ai pas laissée passer. Collision. Je suis bousculée en arrière, plaquée contre un lampadaire par la fameuse fille, et mon sac pleins de nouvelles courses tombe à mes pieds. Quelques unes de mes pierres roulent le long du trottoir, ainsi qu'une boîte d'encens que je viens d'acheter. « Mince, je suis désolée... » que je souffle à la jeune femme qui m'a malencontreusement poussée contre un lampadaire en tentant de ralentir le rythme. « C'est de ma faute, je regardais pas où j'allais... » j'essaye de me justifier comme je peux, la maladresse et surtout mon côté bien trop rêveur me donnant tort dans la situation.

Alors que je m'abaisse pour ramasser les pierres, je lance « vous êtes courageuse de faire du roller dans New York, vous n'avez pas peur que ce genre de truc arrive souvent ? » sans trop me demander si ce n'est pas un peu bizarre comme question. Je ne sais absolument pas rouler sur ce genre de trucs, et je suis certaine que même si j'essayais, ce n'est pas le genre d'activité pour lesquelles je suis douée. Comment on est censé contrôler sa vitesse ou même ses virages sur des rollers ? Il faut vraiment avoir envie de tomber et de se blesser, non ?

Il n’y avait rien de plus agréable que de faire du roller juste avant la tombée de la nuit, surtout à cette période de l’année. Short de sport et débardeur, cheveux ramenés en chignon, écouteurs vissés dans les oreilles, Ina slalomait entre les piétons, avec une aisance qui forçait le respect. Enfin… L’aisance avait ses limites, surtout quand les gens ne daignaient pas se pousser assez vite.

Ina vit venir la collision, mais hélas, ne parvint pas à l’éviter à temps. Se retrouver par terre était douloureux pour l’ego. Blessée dans son orgueil, encore sous l’effet de l’adrénaline, Ina cracha sans réfléchir : « ‘Tain, mais c'est incroyable ça, vous pouvez pas faire att... » Mais avant que son vocabulaire ne dérape, Blaise la coupa avec ses excuses spontanées. Aussitôt, Ina comprit qu'elle n'avait pas affaire à une Karen, qu'il n'y avait aucune raison de monter dans les tours. Elle modifia alors son ton, optant pour un registre beaucoup plus doux. « Non c’est rien, c’est moi qui suis désolée. » À sa décharge, New York était une jungle : lorsqu’on avait le malheur de rentrer en collision avec quelqu’un, il valait mieux sortir les crocs avant de se faire manger tout cru. Surtout quand on était une femme. Ina était donc agressive par défaut, juste au cas où. Par précaution.

La jeune femme lui fit remarquer que faire du roller au milieu des gens était une pratique dangereuse, pour ne pas dire inconsciante. Ina répliqua : « Oh ça, j’ai l’habitude. » Elle se releva et Blaise pu voir, sur le morceau de peau qui n'était pas couvert par son short, un bleu qui s'étalait sur tout l’avant de sa cuisse gauche. Son dernier entraînement avait été… Musclé. Tomber et se blesser ne lui faisait plus peur depuis longtemps, elle avait appris à se réceptionner. « Attends, laisse, je vais t’aider. » Elle la tutoyait soudain, ça lui paraissait naturel, déjà parce qu’elle était plus jeune qu'elle. Et puis, aussi, parce qu'elle ne vouvoyait que les gens à qui elle avait envie de casser la gueule. « J’espère que rien n’est cassé, sinon je te rembourse, t’en fais pas. » Ina espérait vraiment que rien ne se soit brisé. La semaine dernière, au bar, elle avait payé une tournée (ou plusieurs) à toute son équipe et ça lui avait coûté les yeux de la tête. Le tiers de son budget mensuel s'était envolé entre deux chansons beuglées debout sur les tables 一 dont une libre interprétation de Brass in Pocket de The Pretenders pas très glorieuse, du moins pour les gens sobres dans la salle.

Ina s’abaissa à nouveau pour récupérer le paquet d’encens. Afin de meubler ce qui risquait de devenir un silence gênant, elle lâcha : « Ça doit être zen chez toi. » Le pouvoir des pierres, Ina n’y connaissait pas grand-chose. Il n’y croyait pas vraiment, voire même vraiment pas. Pour elle, lesdites pierres avaient avant tout un but décoratif. C’est vrai qu’elles possédaient un côté fascinant, lorsqu’on les faisait tourner entre ses doigts pour les voir prendre les reflets du soleil. Ina en ramassa quelques-unes, entre deux mégots de cigarette dans le caniveau. Elle s’arrêta sur une aventurine. « Wow, elle est super belle, elle. On dirait une émeraude. » Puis elle tendit à la jeune femme ce qu’elle avait récolté au sol, la gratifiant d’un sourire étonnamment confiant pour quelqu'un qui venait de percuter une passante.

Certains diront que je suis tête en l'air et que j'aurais dû regarder où j'allais, mais je pars du principe que si je suis entrée en collision avec cette personne, c'est pour une raison précise. Dieu ne laisse jamais rien au hasard, c'est que cela devait se passer. Je sais que c'est une opinion assez controversée, moi-même j'ai douté à la mort d'Iris. C'est difficile de continuer de croire en sa bonté après une tragédie pareille, mais j'ai fini par retrouver ma foi, et j'ai recommencé à croire au Destin avec un "d" majuscule.

Je n'aurais donc pas pu éviter la jeune femme, et j'allais, de toute façon finir par la rencontrer. D'une manière où d'une autre, puisque c'est Lui qui l'a voulu. Au moment où je me penche pour recueillir mes affaires, la brune se relève et j'écarquille les yeux quand je vois la taille du bleu sur sa cuisse. Certains n'auraient rien dit, fait comme si de rien n'était, parce que ça ne se fait pas de poser des questions, mais je ne peux pas m'en empêcher. « Woah. Vous vous êtes fait ça comment ?  » Je lui demande en faisant un léger signe de tête afin de pointer la marque sur sa jambe. Je l'aurais bien taquiné, lui demandant si elle bouscule souvent les gens dans la rue en roller, mais je m'abstiens, je n'ose pas. On ne se connait pas et elle pourrait bien trop mal le prendre, alors, je garde ma réflexion pour moi.

La jeune femme en face de moi m'a l'air de plus en plus sympathique, elle me tutoie et me rejoint pour m'aider à attraper les quelques pierres qui sont tombées sur le sol, mais par chance, rien n'est vraiment cassé. Le pendentif en améthyste est un peu griffé, mais en réalité, je trouve que ça lui donne un nouveau charme. Alors, je secoue la tête quand elle me parle de remboursement, un doux sourire aux lèvres. « Non, pas besoin. Tout est parfait.  » J'attrape la boîte d'encens que je replace dans mon sac, et garde le pendentif à la main. Un léger rire s'échappe d'entre mes lèvres lorsque j'entends sa remarque. « Oui, c'est le principe ! Purifier, aider, soigner, même parfois. J'aime avoir un espace de vie sain. » Mais la jolie brune semble s'arrêter sur une pierre en particulier, et mon sourire s'élargit quand je remarque de laquelle il s'agit. « Elle est belle hein ? C'est une aventurine ! » Je me mordille brièvement la lèvre inférieure, observant le bleu de la jeune femme une nouvelle fois. « Gardes-la, celle-là, même. Elle aide à la cicatrisation. Elle pourrait t'aider pour quand tu te fait des bleus ou des égratignures. Tu m'as l'air d'être une sacrée casse-cou.  » Après-tout, elle lui servira peut-être plus à elle qu'à moi. « Ca me fait plaisir. » Puis, une pensée me vint, et, fidèle à moi même, je ne peux m'empêcher de lui poser la question. « C'est quoi ton signe astrologique ? »

Ina ne partageait pas tout à fait l’opinion de Blaise sur le Destin avec un grand “d”. À ses yeux, percuter quelqu’un confirmait le fait que la journée était pourrie, rien d’autre. Mais si Destin il y avait, alors il avait décidé de ne pas être trop cruel, puisque la jeune femme face à elle lui semblait adorable. C’était rare, d’habitude Ina chutait uniquement sur des vieux schnocks racistes.

Lorsque Blaise arrondit les yeux devant son bleu spectaculaire, Ina sourit. Elle était fière de sa blessure comme si elle était une héroïne de guerre. « Ça fait flipper comme ça, mais ça fait moins mal que ce qu’on imagine, enfin tant que je le touche pas. » Comme pour illustrer ce qu’elle disait, elle effleura sa peau du bout des doigts en grimaçant. « Je fais du roller derby, parfois on se mange des gamelles plutôt sérieuses. » On lui avait répété maintes fois qu’il s’agissait d’un vrai sport de brutes. Ina était d’accord, mieux, elle s’en vantait. Franchement, le football n’était pas tellement plus délicat et les hommes ne monopolisaient pas le droit de se coller des raclées.

Ina resta dubitative lorsque Blaise lui expliqua que les pierres pouvaient soigner. Ça lui paraissait très loufoque. Pour elle, le pouvoir desdites pierres n'allait pas au-delà de l’auto-suggestion. Elle comprenait qu’en avoir une dans sa poche pouvait se montrer rassurant, comme un gri-gri, mais rien de plus. Pas très convaincue, elle lâcha : « Je vois. » Mais Ina ne voulait pas être hypocrite, elle adopta donc un ton presque désolé pour préciser : « J’y crois pas trop, enfin c’est surtout que j’y connais rien. » Puis Blaise lui tendit l’aventurine et Ina ne sut comment réagir. C’était tout à fait charmant de la part de la blonde. Elle ne semblait pas s’être formalisée de sa dernière phrase, ou en tout cas, elle jouait très bien la comédie. « C’est gentil mais c’est un peu gênant, ce serait plutôt à moi de t’offrir un truc vu la cascade que t’as faite par ma faute. » Ina commençait à être embarrassée, c’est vrai quoi, on a pas idée d’être si bienveillant avec les gens qui vous renversent.  

La question qui suivit eut pour effet de troubler Ina encore un peu plus. Son signe astrologique ? Si ses souvenirs étaient bons, elle l’avait lu dans les magazines féminins que son père lui achetait à ses quinze ans ー espérant ainsi combler ses lacunes éducatives. Les caractéristiques de son thème astral, donc, c’était comme pour ses questions sur les règles, elle les avaient trouvées sur des pages de papier glacé. « Heu, bonne question, je crois que je suis bélier, mais j’en suis même pas sûre... » Elle fronça légèrement les sourcils. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la question n‘était pas commune. « Pourquoi ? »

Je suis bien contente d'avoir réfléchi avant de parler, parce que si j'avais fait une quelconque réflexion à la jeune femme, je ne pourrais pas prédire sa réaction. Elle a en effet l'air d'être assez casse cou, voire virulente, et quand elle me parle de roller derby, je hoche un peu la tête, mais c'est surtout pour ne pas passer pour une cruche. Je n'ai en réalité pas la moindre idée de ce que cela peut-être, à part un sport de brute, puisqu'elle a l'air de lier ça aux chutes. « Tu dois être tenace, alors ! » je finis par lâcher, sans vraiment comprendre de quoi je parle, parce que le sport et moi ça fait cinquante.

Désormais sur mes deux pates, le pendentif en améthyste toujours logé au creux de mon poing, je décide de défendre mes croyances, mais tout en faisant attention à garder une posture ouverte, et un visage simple. Je ne veux pas que la brune pense de moi que je suis sur la défensive, mais je veux simplement argumenter, bien que je sois consciente que je ne peux pas changer son avis sur le sujet de si tôt. « Je te jure que ça fonctionne. Mais c'est un peu comme la poussière de fée, il faut y croire pour que ça fonctionne. » Une référence à Peter Pan, mais je suis plutôt certaine de ce que j'affirme. Je pense qu'on doit accorder aux pierres le pouvoir, sinon, elles n'auront jamais assez d'énergie toutes seules pour faire tout ce qu'elle a à faire. « Si, gardes-là. » je répète, mon sourire ne lâche pas mes lèvres, je sais que si son œil a été attiré vers cette aventurine, ce n'est pas pour rien. « Ca me fait plaisir. » et je suis sincère dans mes propos, j'aime offrir, surtout quand je sais l'objet en question va être utile. Et vu le caractère qui a l'air d'habiter le corps de la jeune femme, il n'y a pas de doute là-dessus.

« C'est parce que... » je secoue la tête, comme pour signifier que moi-même, je suis consciente que je pousse la réflexion bien trop loin. « c'est à vérifier, bien sûr mais il me semble que les béliers ont tendance à être attirés par les aventurines. » Je place mes mains dans les poches de mon pantalon, soutenant mon regard sur la belle brune qui m'intrigue, je n'arrive pas à m'en défaire. « Une question d'énergie, sans doute, mais je te dis, c'est à vérifier. » Petit sourire toujours présent sur mon visage, je sais qu'au yeux d'une personne qui n'y connait rien, tout ce que je dis doit s'apparenter à du charabia. « Tu dois me prendre pour une folle. » Je déclare, presque sûre de moi. « Mais je ne le suis pas, j'te jure. Je m'appelle Blaise. » Comme si ça avait un rapport, comme si mon prénom et mon niveau de folie avaient une certaine corrélation. Mais non, Blaise, tu passes juste du coq à l'âne, comme d'habitude. Ou bien peut-être que je veux juste à tout prix me présenter à elle. Je ne sais pas.

Quand Blaise la qualifia de « tenace », Ina redressa ses épaules, toute fière d’elle. C’était un beau compliment, peut-être le meilleur qu’on puisse lui faire. S’il y avait bien une chose que la brune voulait qu’on remarque chez elle, c’était son sale caractère. « J'essaye de l’être, ouais. Disons qu’il le faut bien, pour une capitaine. » Le grand sourire sur son visage atténua le fait qu’elle frimait ouvertement. Dommage pour elle, fanfaronner ne servait à rien, puisque son interlocutrice n’avait aucune idée de ce qu’était le roller derby.

La blonde ne semblait pas s’être vexée, pourtant Ina ravala son sourire de crâneuse. Elle réalisa qu’elle avait pu paraître condescendante (au mieux) voire méprisante (au pire). « Désolée, je suis complètement ignorante sur le sujet. » Il faut dire qu’Ina n’avait jamais été bercée par d’autres croyances que les théories un poil complotistes de son père. Et même si elle trouvait cette histoire de pierres… Inattendue, elle ne voyait aucune raison de s’en moquer. C’était une forme de spiritualité comme une autre. Et si ça pouvait rendre la vie plus douce, alors ma foi... « Je testerai. Je vais faire en sorte d’y croire à fond pour que ça marche, c’est promis. » Blaise ne l’avait pas tout à fait convaincue, mais elle se saisit quand même de la pierre verte. Elle la serra au creux de son poing, avant de la glisser dans la poche de son short. Il fallait qu’elle pense à la mettre dans son sac de sport, tout ce qui pouvait lui éviter les crampes était bon à prendre. « En tout cas c’est cool de ta part. » Puis Blaise enchaîna sur l’astrologie et Ina se demanda comment elles avaient pu en arriver là. À la base, elle avait renversé la jeune femme, comment imaginer que la discussion prendrait un tournant aussi insolite ? Parler de spiritualité était captivant, mais généralement ça se passait à 3h du mat’ avec deux-trois verres dans le nez, pas après un accident.

Si Ina s’était faite à l’idée du pouvoir des pierres, la question de son signe astro la dépassait encore un peu. « Non, c’est pas ça, je te trouve pas bizarre, tu crois en des trucs que je ne connais pas, c’est tout. » Ina se mordit la langue. Elle avait l’impression d’être maladroite dans ses propos, mais elle ne savait pas comment les formuler autrement. Heureusement, Blaise se présenta, ce qui permit de dévier la conversation. Avec un sourire empreint de soulagement, elle répondit : « Ina. » Et comme son prénom n’était pas commun, elle se sentit obligée de le justifier. « Il paraît que ma mère voulait m’appeler Irina mais… » Elle s’est cassée avant. « ... Mon père a changé d’avis, il trouvait ça trop péteux. Et comme il n'a aucune imagination, il a juste enlevé des lettres. » Elle se mit à rire, grimaçant à moitié. « Je sais pas pourquoi je te raconte ça, c’est complètement inintéressant ! »

Je hausse brièvement les sourcils, quand j'entends le mot "capitaine", j'ai beau ne pas connaître le sport, je me doute bien qu'il faut vraiment être bon pour mener une équipe. Cela demande des qualités que je n'aurais jamais pu avoir, sportive ou pas, je suis loin d'être une meneuse. Mais le sujet est changé, parce que l'on parle de pierres, et de quelque chose qui, cette fois-ci est mon domaine. D'ailleurs, elle dit ne pas y croire, et surtout, ne pas y connaître grand chose. Alors, mon sourire s'élargit, moi qui aime partager les choses qui me passionne, j'aime encore plus quand mon interlocuteur.trice finit par dire qu'iel va essayer. « Mais du coup il faudrait qu'on échange nos numéros ou quoi pour que tu puisses me dire ce que tu penses de l'aventurine, t'en penses quoi ? » Suis-je trop directe ? Je ne sais pas ? Cramée, peut-être ? Non, c'est certain. Mais je pars du principe qu'il n'y a rien de mal à demander à quelqu'un que l'on croise son numéro pour apprendre à connaître la personne, surtout si on le fait de manière respectueuse.

Je vois bien que la jolie brune n'est pas du tout dans son élément au sein de cette conversation. Mais elle me dit qu'elle ne me trouve pas bizarre, et pour une étrange raison, ça me fait sourire. « Justement, j'adore ! » je m'exclame alors qu'elle me raconte l'histoire de son prénom. « Je trouve que ce genre de fun fact sur quelqu'un peut en dire beaucoup sur la personne, et sur le milieu dans lequel celle-ci évolue. Alors, je t'en pris, continue ! » Un léger rire, une pointe de nervosité, j'enchaîne. Mon débit de parole est probablement trop rapide, mais je ne m'en rends pas compte. « J'avoue que je n'ai pas vraiment d'histoire sur mon prénom ! Je devrais demander à mes parents ce qu'il en est, on appelle pas sa fille "Blaise" sans raison. » Je m'étonne moi-même, d'ailleurs, de ne jamais avoir posé la question à mes parents. Mais Dieu sait que ce n'est pas le moment pour moi de reprendre contact avec eux. « Tu habites dans le coin ? » Question peut-être soudaine, « Enfin, je veux dire... tu allais quelque part en particulier ? je me dis qu'on pourrait faire un bout de chemin ensemble, si ça te dit. » A tout moment, je me prends un gros vent et je vais devoir tracer mon chemin vers la bouche de métro la plus proche seule, mais tant pis, je préfère prendre le risque et voir si je peux échanger quelques mots de plus avec la jolie brune.

Ina fut un peu surprise par la demande de la jeune femme, elle ne s’en cacha pas. Mais aussi étonnée fut-elle, la brune n’y vit aucune arrière-pensée, naïvement. Blaise pouvait donc se rassurer, elle n’était pas cramée. Et à moins qu’elle se balade avec une pancarte « hé ho je te trouve jolie », elle ne risquait pas de l’être. Ina était hermétique à toute forme de séduction, au mieux elle ne la comprenait pas, au pire elle la rejetait farouchement. C’était lié à de multiples raisons qu’il aurait été trop long de détailler, un véritable sac de nœuds que Blaise ne parviendrait pas à démêler en un sourire. « Oh heu… Oui, si tu veux. » Ina attendit qu’elle sorte son téléphone pour lui dicter son numéro. C’était étrange de le donner à une inconnue, mais Blaise avait le pouvoir extraordinaire d’attirer la confiance et il n’en fallait pas plus à Ina pour lui accorder la sienne.

Elle avait tout de même un peu de mal à se débarrasser du léger sentiment de gêne qui ne la quittait pas depuis l’accident. Pourtant la blonde se démenait pour la mettre à l’aise : c’était précisément ce qui l’oppressait. « Blaise, c’est un prénom mixte, pas vrai ? J’aime bien les prénoms mixtes… »  Elle chercha une anecdote pour renchérir mais n’en trouva aucune. Heureusement Blaise enchaîna, lui demandant si elle allait quelque part. « Je comptais rentrer chez moi, il commence à être tard et demain y’a école. » Elle fit un sourire, se frottant le bras gauche, un peu nerveuse. « Enfin, je dis ça parce que je suis surveillante. Dans un lycée. » Ina faillit se frapper le front de la paume de sa main droite, non mais qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ? Pourquoi avait-elle soudainement perdu toute capacité à pratiquer le small talk ? « Je sais pas pourquoi je te le précise, j’ai passé la trentaine et ça se voit, donc y’a pas tellement d’autres options, à part si j’étais une prof… Ou si j’avais beaucoup, beaucoup, beaucoup redoublé. » Elle inspira. Boucle-la Ina, ça vaut mieux.

Toujours aussi incapable de percevoir les signaux de Blaise, Ina haussa les épaules. Le soleil couchant, arrosant la ville de sa lumière orange, était superbe. Ça lui donnait envie de marcher. « Je suis dans le Queens, je sais pas si tu vas par là, mais si oui… Pourquoi pas ? » Ina s’abaissa pour quitter ses rollers et les troquer contre une paire de baskets qu’elle tira de son sac à dos. Elle noua les lacets de ses rollers entre eux pour les suspendre à la anse du eastpak. Puis elle glissa ses mains au fond des poches de son short et se tourna vers Blaise : elle était prête à la suivre, cette fois-ci sans risquer de provoquer un vol plané.

Je laisse un sourire se dessiner sur mon visage alors que Ina me dicte son numéro de téléphone. Soit elle marche complètement dans mon jeu, soit elle ne se rend pas compte que je lui offre la pire technique de drague possible. Dans tous les cas, j'ai un moyen de la recontacter si j'en ressens l'envie. Et vu le joli sourire de la jeune femme, cela risque très fortement d'arriver. « Oui c'est mixte ! Et pas super commun non plus, enfin, pas ici en tout cas. J'ai jamais rencontré d'autre "blaise" de ma vie.  » Pour quelqu'un qui aime se fondre dans la masse, dommage. Puis, je vois la belle brune s'enfoncer doucement dans des explications de pourquoi elle parlait de l'école, et je l'observe, en riant un peu. Je ne me moque pas d'elle, non, ce n'est pas mon genre du tout. Mais elle est plutôt mignonne, Ina, comme ça. « Franchement, tu m'aurais rien dis, ouais, j'aurais probablement cru que tu avais beaucoup, beaucoup, beaucoup redoublé. » que je lui réponds, pour l'embêter un peu. Même si après tout, elle aurait pu avoir reprit des études, il n'y aurait rien eu de mal à ça.

Mais le destin il semblerait que le destin s'acharne, puisque la brune va vers le même quartier que moi. Un large sourire sur mes lèvres, je fais de mon mieux pour ne pas avoir l'air folle en m'exclamant « moi aussi, je vis dans le queens ! » Une fois qu'elle ai changé de chaussures, nous reprenons notre marche, et, les mains derrière le dos parce que je ne sais très franchement pas quoi en faire, je tente de la suivre, puisque la jeune femme a vraiment une démarche énergétique. « du coup tu es surveillante depuis longtemps ? » elle m'intéresse, la brune, j'ai envie d'en savoir plus sur son parcours, sur ses goûts, ses passions. De nature curieuse, je ne peux pas m'en empêcher, et c'est impossible pour moi de cacher ma curiosité.

Elle ne pouvait pas en vouloir à Blaise, après tout c’était elle qui l’avait entraînée sur ce terrain. Pourtant, cette dernière avait effleuré un point sensible, celui des études, peut-être le plus gros complexe d’Ina. « Si j’avais poursuivi ma scolarité, peut-être que j'aurais redoublé, peut-être pas, je ne le saurai jamais. » La remarque n’était ni agressive ni acerbe, loin de là, mais il n’était pas difficile de déceler les regrets à travers les mots. Si son père n’avait pas entretenu cette méfiance envers l’école, peut-être qu’au cours de sa vie, Ina n’aurait pas eu l’impression qu’on lui fermait autant de portes au nez. Son trouble ne dura qu’une poignée de secondes et elle se ressaisit vite, retrouvant le sourire, d’une part parce qu’elle ne voulait pas plomber l’ambiance, et d’autre part parce qu’elle était mal à l’aise à l’idée d’en avoir autant révélé sur elle d’un seul coup.

Blaise s’exclama qu’elles vivaient dans le même quartier, ce qui surprit Ina, plutôt agréablement il fallait l’avouer. Sur le ton de la plaisanterie, elle souffla : « Sérieux ? Tu vis où exactement ? Ne me dis pas que tu crèches au Oak Complex ! Si c’est le cas, ça va commencer à devenir flippant. » Ça n’avait rien d’impossible, Ina ne connaissait que peu ses voisins. Elle vivait comme une sauvage dans cet immense immeuble, tâchant d’y passer le moins de temps possible étant donné les relations tendues avec sa coloc. Tandis que le soleil couchant lui chauffait la nuque, Ina profitait de la balade 一 définitivement une excellente idée. Blaise posait beaucoup de questions, mais ça ne dérangeait pas spécialement la rolleuse : la blonde semblait aussi dangereuse qu’un faon et Ina n’était pas particulièrement méfiante. « Depuis quatre ans. Sorry, je fais un monologue sur moi depuis tout à l’heure, ça doit être horriblement ennuyeux. Toi, que fais-tu dans la vie, Blaise ? »