La journée pèse sur les épaules d'Andrea lorsqu'il claque la grande porte de la Cour de Justice criminelle ce soir là. Exceptionnellement alertée par la probabilité d'une audience à rallonge, s'étirant jusqu'aux premières heures de la soirée, sa mère a accepté de prendre Grace. Il déteste cette sensation ; sa fille ne fréquente que Tristan, son père, en dehors de lui. Andrea ne fait pas confiance à sa mère, et s'il lui a pardonné des années de souffrance et d'intolérance, il reste néanmoins sur la réserve quand il s'agit de veiller sur sa propre fille. Il sait ses angoisses infondées, cela dit - Charlotte est une bien meilleure grand-mère qu'elle n'a été mère - et c'est la raison pour laquelle il lutte contre ses vieux démons pour grappiller une soirée loin de tout ce qui pourrait aisément qualifier les soucis du quotidien. Pas que sa fille soit un problème - mais être un père célibataire tous les jours de toutes les semaines de chaque moi est parfois difficile, il s'en est rapidement rendu compte. Ce n'est pas pour le peu de répit que lui offre parfois son ex-mari qu'il risque d'être reconnaissant.

L'affaire était sordide, et pour une fois, il avait le beau rôle ; celui qui prend la parole pour les victimes. Il est marqué par les visages toujours circonscrits, dignes mais effondrées, de ces êtres humains qui s'accrochent à la barre pour ne pas tanguer. Ca a duré plusieurs jours, pour se clôturer par les interventions diverses de ce vendredi. Il est épuisé, vidé de toute son énergie, mais angoissé aussi à l'idée de retrouver l'appartement vide qu'il a quitté très tôt ce matin. Alors il erre, pour s'aérer l'esprit, pour respirer l'air new-yorkais, pollué mais moins étouffant que la chaleur humide d'une salle d'audience. Le vent lui fait du bien, et il finit par se résoudre à héler un taxi qui le mène jusqu'à Brooklyn - il quitte son quartier pour en gagner un autre. La solitude ne l'a jamais effrayé, même si à une certaine époque, il s'abstenait de se balader tout seul. Ce soir, il s'en fiche. Il pousse la porte d'un pub quelconque abandonné là, pas trop peuplé. Certains boivent au bar, d'autres dînent, les derniers discutent un peu partout. Il attrape le regard d'un serveur pour s'asseoir à une table, esseulé, et s'empare de la carte pour trouver quoi prendre - pas si simple quand l'estomac ne réclame pas son dû malgré une journée de jeûne et qu'on ne boit pas d'alcool. Il finit quand même par commander un sandwich et un coca - il fait tâche, sans doute, au milieu des groupes d'amis qui célèbrent l'arrivée du week-end. Il a à peine fini de commander que son regard attrape un visage connu. Intrigué, il abandonne sa place quelques instants pour s'approcher de Mylo, un profiler qu'il a eu l'occasion de croiser à plusieurs reprises, il y a de ça quelques années, dans le cadre d'affaires sur lesquels ils intervenaient tous les deux. Il faut dire que l'établissement de profils criminels intéresse particulièrement l'avocat, qui donne des cours de criminologie à Columbia une fois par semaine.

- Mylo ? il demande, une fois arrivé à hauteur du flic. Il lui offre un sourire - se rappelle bien néanmoins qu'il a cessé de le croiser ou d'avoir des nouvelles du jour au lendemain, après une dernière rencontre pas très chaleureuse. Il fouille ses souvenirs à la recherche d'une explication, met l'ensemble sur le compte de son humeur, maussade sans doute à cause des disputes à répétition avec Tristan. Ca alors, le monde est petit. Ca fait drôlement longtemps que je ne te croise plus ? Tu as raccroché l'uniforme ?

Trop de questions d'un coup, sans doute. Il faut dire que les entrées en matière, ce n'est pas tellement son fort.

J'avais été boire un verre avec une collègue après le boulot dans un bar de Brooklyn, et quand elle me laisse pour aller retrouver sa famille c'est impossible pour moi de rentrer à l'appartement tout de suite, mon estomac hurle, et je ne pourrai pas l'ignorer jusqu'à Greenwich Village. Je dois manger quelque chose, un truc bien gros, bien gras, le plus vite possible. Je me dirige alors vers un pub qui ne se trouve pas très loin, que je fréquentais beaucoup lorsque je travaillais encore au NYPD pour y commander un bon burger, afin de me remplir un peu le bide. Si ça n'avait pas été ça, je serais rentré chez moi et j'aurais, soit fait des pates que j'aurais trop laissé cuire, soit commandé un uber eat que j'aurais mangé tout seul devant mon ordinateur. Mais ce soir, j'ai besoin de voir un peu de monde, même si je ne parle pas aux gens autour de moi, je ne veux pas rentrer dans mon petit appart.

Je me jette sur mes frites lorsque mon assiette arrive, et au moment où j'entends une voix familière près de moi, j'ai déjà prit une bonne bouchée de mon hamburger. Je lève les yeux vers lui, et je suis surpris de voir Andrea, une ancienne connaissance que j'appréciais pas mal à l'époque. « Andrea ! » je m'exclame, la bouche pleine, même si je sais que c'est pas très poli. Je bois un peu de ma bière pour faire descendre le tout dans ma trachée. Le pauvre, il n'avait pas du comprendre ce qu'il se passait à l'époque, car du jour au lendemain, j'ai arrêté d'être sympathique avec lui, sur les demandes de Tim, mon ex mari. Ce connard était jaloux. Vous le croyez ça ? « C'est clair, ça fait un bail. J'bosse au FBI maintenant, du coup, c'est costume cravate mon nouvel uniforme. » Je montre ma tenue d'un geste de main, tenant toujours le hamburger de l'autre côté. « Assieds toi avec moi si tu veux. J'vais pas te manger. » Ca me fait plaisir de discuter avec quelqu'un qui ne bosse pas avec moi, ça change un peu des conversations boulot que j'ai avec mes collègues. Depuis le divorce, je ne vois plus grand monde d'autres que les agents qui m'entourent, alors passer un moment avec Andrea me changera les idées. « Comment ça va depuis le temps ? Et comment va Tristan ? » Je lui demande entre deux frites, parce que je ne m'arrête bien évidement pas de manger pour discuter. Rien ne peut se mettre entre moi et un bon burger.