Vingt heures

Penché sur le carton d'invitation je me  confronte une dernière fois à cette ultime question : ai-je ma place parmi ces pointures de la ville - quand bien même l'Histoire est ma prédilection ?
J'envisage bien entendu de faire un don si je m'y rends, cependant j'appréhende le ridicule du montant qui sera comparé aux fortunes jetées sur la table avec une négligence insultante par les autres convives. Je me fiche d'être moqué, critiqué ou montré du doigt. J'ai juste peur de renvoyer une mauvaise image de mon métier. L'Histoire se respecte et je serai déçu d'inspirer les railleries, risquant indirectement de ternir l'image - déjà peu valorisée - que la haute société se fait du monde enseignant.

J'opte finalement pour une bonne douche et, une fois mes pensées lavées, les doutes évaporés désormais accrochés en buée à mon miroir : j'y vois paradoxalement plus clair. Je vais me rendre à cette soirée.

J'enfile une tenue simple mais chic - certainement loin du conventionnel attendu, un blouson confortable qui froissera probablement les plus conformistes coincés du c*l et attrape le casque posé à l'entrée.

Direction le Casino pour une soirée qui promet d'être surprenante. Margaret doit m'attendre ; cette riche héritière de soixante-ans est venue assister à ma dernière conférence sur l’Ère mésopotamienne. Elle m'a sollicité en fin de séance et nous avons parlé des heures, jusque tard dans la nuit. Lorsqu'elle m'a proposé de venir à cette soirée pour la Recherche - notamment en matière archéologique - je n'ai pas su dire non.

Scarlet Casino
Soirée caritative au profit de la Recherche
Vingt et une heures

Malheureusement lorsque je stationne la Harley sur le parking de l'établissement... Maggy m'annonce par message qu'elle ne sera présente. Amuse-toi bien ; dit-elle. Soit, je ne voudrai pas la décevoir.

Le vigile à l'entrée observe mon enveloppe avec une application qui me met mal à l'aise. Il lorgne sans discrétion sur ma moto garée plus loin puis sur ma silhouette, de haut en bas, avant de hausser les épaules. Nos regards se croisent et je comprends le sous-entendu : je n'ai pas intérêt à me faire remarquer.
Incroyable ! Ce merdeux doit être mon cadet de quinze ans et se permet une telle sévérité...
J'en souris. Insolent et prêts à jouer.

Une fois à l'intérieur, ma présence interloque la plupart des présents. Rien d'étonnant. Mais l'effet de surprise est vite passé. Je dénote sans être intéressant. D'autres arrivées dans mon dos créent un engouement autrement plus énergique qui me permet de me faire oublier ;

Ah, les jeux du Casino. Je jette un œil ci et là, articule quelques salutations polies et autres hochements de tête avant de m'approcher d'une table de Poker encore à moitié vide.

" ... Bonsoir messieurs, j'ai l'impression qu'il vous manque des joueurs. Je peux ? "

Deux hommes - l'un très dégarni malgré sa trentaine et l'autre, bedonnant, au front immense,portant exactement les mêmes traits que le premier mais vingts années de plus, le père sans doute - froncent aussitôt les sourcils, partagés entre étonnement et suffisance. Ils préfèrent quitter la table sans m'accorder le moindre mot.
Tant pis. Je vais bien trouver de quoi me divertir.

Je remercie le croupier lorsque j'ai récupéré mes jetons et décide finalement de prendre place à la table de poker. Un regard jeté à ma montre, je me donne une demi-heure. Si d'ici trente minutes personne n'est assez motivé pour venir
me défier, j'irai me divertir sur un autre jeu. Ou papoter avec n'importe quelle inconnue susceptible d'être suffisamment intelligente pour échanger autre chose que des banalités - et, s'il faut préciser, assez jolie pour compenser d'éventuelles lacunes.

L'homme à la gestion de la table ne cache pas son ennui et m'observe avec l'orgueil que m'ont jeté la plupart de ceux qui ont pris la peine de me considérer. Toujours pas vexé, je lui souris puis me mets à pianoter sur mon portable, sans voir arriver la rose épineuse ;

La jeune femme s'installe et m’envoie aussitôt de fortes volutes parfumées me faisant automatiquement relever le visage. J'enfouis le téléphone au fond de ma poche et esquisse un sourire en constatant, sans surprise, qu'elle paraît au moins aussi pédante que le reste des invités.
Voire plus.

« Bonne chance, vous en aurez besoin… Au fait, de quel couturier provient ce costume dites-moi ? Il ne me semble pas le reconnaître… »

Quelques secondes passent le temps que je digère le message à peine sous-entendu derrière sa question puis me décale légèrement afin de mieux lui faire face.

" C'est d'un artiste avant-gardiste, le genre visionnaire qui devrait avoir un succès fulgurant au prochain défilé. Un ami, qui me fait bénéficier de son talent en avant-première. "

Dis-je sans masquer l'ironie moqueuse de cette réponse presque aussi grotesque que sa question.
L'envie d'aller plus loin - la corriger par exemple, je ne sais encore comment - s'efface assez vite. Dès que je croise réellement son regard. Que le parfum déjà enivrant devient empoisonnant de délice, de charme, de danger. Elle est aussi belle que malsaine. Brûlante, flamme attirante et dérangeante.

Deux joueurs, un couple, s'installent en face de nous et récupère leurs jetons près du croupier qui, enfin, peut démarrer la partie.
J'ajoute à l'intention de la brune :

" Bonne chance à vous, princesse. "

Les cartes sont distribuées.

Les cartes distribuées ne me laissent pas vraiment d'option. Il va falloir bluffer. Heureusement, le Poker est pour ainsi dire l'origine du bluff. Que la main soit gagnante ou non, c'est celles des autres joueurs qui intéressent et à défaut de les connaître, il faut toujours considérer qu'elles sont meilleures ... Et donc feindre la pioche parfaite !
Je dépose mes deux pairs faces cachées sur la table et replace mon attention sur les participants. Nous formons une équipe étrange. Les deux amoureux semblent motivés à partager un jeu avec complicité et légèreté : l'inverse du Poker dont le but est de se faire de l'argent sur les autres. Le tout, en mentant.
Loin de correspondre à une activité pour fiancés transis, je souris, moqueur, puis observe la pulpeuse brune.

Avec des gestes précis et raffinés, elle sort puis me tend un petit carton. Ses coordonnées ? Son identité et son métier sans même avoir eu besoin d'être curieux.
Je récupère la carte et la glisse dans ma poche en acquiescant :

« Vous lui direz que je suis justement à la recherche d’un collaborateur. »

M'a-t-elle pris au sérieux ? Ou la bien jeune PDG entre simplement dans mon jeu pour avoir l'occasion de me filer ce superbe cursus ? M'en mettre plein la vue ? M'impressionner ? Me séduire ? Se moquer ? ...
Je peine à cerner ses ambitions mais j'apprécie ce poker en parallèle qui se dessine dans l'ombre du premier.

" Deux, s'il vous plait. "

Dis-je à l'attention du serveur avant qu'il ne puisse s'éloigner. Elle n'a peut être pas envie de trinquer avec moi, la jolie Morgan, cependant je ne veux pas manquer l'occasion de me divertir et elle pourrait être un amusement ô combien captivant ;

Nous misons tour à tour nos jetons, plusieurs fois, sans qu'aucun joueur ne se couche pour le moment.

" Et hormis un collaborateur, MJ - légère insolence dans ma voix lorsque j'utilise cette contraction familière - qu'êtes vous venue chercher à cette soirée ? "