Minuit, l’heure du crime ou ‘the witching hour’, un très bon moment pour s’adonner à la magie. Je ne me réveillais pas en plein milieu de la nuit, tous les soirs. Cependant, il m’arrivait de le faire, comme aujourd’hui. Autant profiter de ses insomnies et les mettres à profit. Assise devant mon autel, je fis le vide dans mon esprit. Oublier tout le reste pour laisser la magie faire son oeuvre. Mon rituel se déroula à merveille. Et une fois la dernière bougie éteinte, je me sentais sereine. J’aurais pu retourner dormir, cependant mon instinct me dicta autrement.

Une sorcière se fit toujours à ses intuitions. C’est presque une des règles primordiales non-écrite de la sorcellerie. Dans le doute, je me saisi de mon téléphone portable qui résidait près de mon lit pour qu’il me confirme mes soupçons. Rien. Pas le moindre message. Je fronçai les sourcils, perplexe. Je n’avais pas eu de nouvelle d’Ezra aujourd'hui. Je n’étais pas de ces personnes qui était sans cesse accroché aux écrans et qui s’inquiétait si on ne lui répondait pas dans la seconde. Cependant, vu la situation de Ezra, j’aimais bien qu’il m’envoie au moins un message, le soir, pour me dire où il était ou si tout allait bien.

Mais ce soir, rien. Pas de nouvelle, ce qui n’était pas un bon présage. Je pris un instant pour vider mon esprit, ne pas céder à la panique et raisonner logiquement. S’il ne m’avait rien dit, c’était sans doute qu’il s’était passé quelque chose et Ezra ne voulait pas m’inquiéter outre mesure. Mais il savait que ne pas m’envoyer de message, c’était aussi me dire, d’une façon plus discrète que tout n’allait pas bien. Ou alors il ne s’agissait que d’un oubli. Cependant, mon intuition me soufflait que non.

Je ne pris pas beaucoup de temps avant de me décider. Je changeai de tenue pour enfiler un jeans et un pull en laine noir/gris. Rien d’exceptionnel, il faut dire, si je sortais, ce n’était pas pour aller faire la fête ou quoique ce soit du genre. Après avoir enfiler mes chaussures, j’attrapais un long manteau noir à capuche. Je savais que ce dernier ressemblait à une cape de sorcière, mais c’était bien pour ça que je l’avais acheté et le portait aussi souvent. Quelques minutes plus tard, j’étais dans la rue, sur mon vélo à pédaler en direction de Brooklyn.

Si j’avais peur de me promener à une heure pareille dans les rues de New York ? Nullement. La nuit était mon amie, la lune ma protectrice, il ne pouvait rien m’arriver. je ne mis pas beaucoup de temps à rejoindre le théâtre. Comment je savais qu’Ezra serait là ? Je n’en savais rien, j’espérais juste ne pas me tromper. Je préférai encore le trouver ici que chez lui dans une sale posture. A mon grand soulagement, l’endroit était ouvert. Je m’y aventurais avec prudence.

- Ezra ?

J’avais parler doucement pour ne pas surprendre la silhouette qui avait réussi à s’endormir ici. Je m’approchai tout de même pour le secouer un peu. Une part de moi était rassurée de le voir ici, mais une autre était inquiète de connaître la raison pour laquelle il ne m’avait pas appelé avant. Il aurait très bien pu dormir à la maison, à défaut de vouloir rentrer chez lui.

Fuir ses responsabilités, voilà un schéma assez répétitif dans la vie d'Ezra Jameson, une nouvelle fois enroulé dans un plaid sur deux sièges du théâtre de sa grand mère, alors qu'il fuit une nouvelle scène conjugale qui aurait forcément eu lieu s'il était rentré chez lui. Il a beau s'en vouloir de faire partie de ces gens qui préfèrent rester au travail pour éviter les traumas de la maison, force est d'admettre que son conjoint flirte avec ses limites depuis bien longtemps. Savoir qu'il est malade ne change pas grand chose aux sentiments d'Ezra. Il a essayé de prendre sur lui dans un premier temps, mais l'évitement est vite devenue sa solution de survie à lui. Tous les soirs la même rengaine. Cela commence avec un verre, puis deux, puis trois, puis des rires, un discours décousu, une déconnexion de la réalité, puis l'impression que l'âme à quitté le corps et une impossibilité à le regarder dans les yeux. Souvent il tombe, trébuche, se met en danger et la pression elle est là parce qu'Ezra doit contenir la bête, remplacer les objets cassés, vestiges d'une soirée de misère. Il n'est rassuré que lorsqu'il dort et qu'il ne peut pas boire, tout foutre en l'air. Parfois il se demande si tout cela n'est pas sa faute, si ce n'est pas lui la cause de tout ça. Parfois il aimerait même qu'il aille trop loin, cela justifierait sans doute qu'il ne veuille plus l'aider.

La présence de Zoellyne le sort de son ses songes, et il se redresse après avoir cligné des yeux. Son amie n'est pas dupe. Et si on peut facilement la taxer de folle, elle est étrangement l'une des seules à saisir la réalité de son quotidien, celle derrière les mensonges qu'Ezra raconte pour ne pas parler de cet enfer qu'il vit avec son partenaire une fois seul à la maison. Enfer qu'il n'est pas tous les jours capable d'affronter.

- Zoe ? Qu'est-ce que tu fais là ?

C'est tout ce qu'il trouve à dire. Et pour être tout à fait honnête, il connait déjà la réponse à cette question.

Si j’avais été une bonne amie, peut-être que je l’aurais laisser dormir là. Peut-être que j’aurais attendu qu’il se réveille ou qu’il m’envoie un message avant de partir à sa recherche. Cependant, j’avais cette tendance à ne jamais suivre les schémas pré-établis. Je traçais mon propre chemin et tant pis si ça ne correspondait pas à la représentation d’une “amie” qu’on se faisait. Mon seul guide était mon instinct, ma magie. Et ce dernier me soufflait que bien, qu’il soit allongé ici, Ezra n’avait pas réussi à trouver le sommeil. Je serais même prête à parier que son esprit est emprunt à de nombreux tourments.

Ezra se redressa, surpris. Il y avait de quoi et pourtant, comment avait-il pu penser que je ne viendrais pas le chercher ici ? Je retins un soupire. Il aurait mérité que je râle de le voir ici, alors qu’il aurait très bien pu m’appeler. Je m’assis sur une des sièges à proximité et avec un petit sourire répondis :

- Ton silence t’as trahis.

Pas une seule visite au salon de thé ? Pas un seul message ? Nous n’étions pas en couple, nous n’étions pas collés l’un à l’autre. Mais si Ezra était mon meilleur ami ce n’était pas pour rien et le lien allait dans les deux sens. Je savais que quand il se faisait discret pendant trop longtemps, c’était que quelque chose n’allait pas et il ne voulait pas m’en parler, sûrement de peur de m’embêter. Et je crois que lui aussi le savait. Je n’avais pas besoin d’épiloguer sur le sujet.

- Puis mon intuition m’a guidé jusqu’ici.

J’avais de la chance d’avoir vu juste. Mais je ne me faisais pas de soucis là dessus. Je vous l’aie déjà dit, mon instinct était mon guide et il ne m’avait jamais encore trahi.

- Tu l’évites encore ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Il n’y avait pas besoin de dire de nom. Ezra savait de qui je parlais. C’était toujours la même personne qui lui causait du soucis. Peut-être que si j’avais été cette bonne amie dont on parlait plus tôt, je lui aurais conseillé de s’en défaire. Mais je voyais bien le regard d’Ezra quand il me parlait de son compagnon, il tenait à lui. Il l’aimait et son comportement leur faisait autant de mal à tous les deux. Tout du moins, il s’agissait là de la conclusion que j’en avais eu.

Zoe le connaît bien maintenant. Ezra a tendance à se renfermer quand les choses ne vont pas bien. Et si ça ne va pas, il va avoir tendance à ne pas donner de nouvelles, tarder à répondre aux messages ou être un peu plus cryptique dans ceux-ci. C'est ce qui s'est produit aujourd'hui et sans magie impliquée là dedans, il doit bien admettre qu'il a donné à Zoellyne beaucoup de raisons de s'inquiéter pour lui. Alors il hoche la tête, guilty as charged.

- Je sais, mais il n'y a pas grand chose à en dire.

Ezra pourrait se plaindre continuellement de Peter, mais les journées se succèdent et se ressemblent. Le brun est fatigué, il ne trouve même plus l’énergie de parler de tout ça. C'est probablement inquiétant dans le sens où il finit par se renfermer et garder toute cette négativité au creux de son cœur, mais il ne voit pas non plus l'intérêt de se plaindre continuellement d'une situation qui ne changera pas. Il peut apprendre à mieux la tolérer, c'est tout ce qu'il peut faire, et c'est en allant chez son psy chaque semaine qu'il s'y attèle. Inquiéter ses proches est une autre affaire.

Lorsque la brune le questionne, il prend une inspiration pour soupirer de nouveau. Il est évident qu'il l'évite une fois de plus. C'est devenu une habitude salutaire pour Ezra. Quant aux raisons, ce sont toujours les mêmes.

- Il s'est passé la même chose que d'habitude. Quand je suis passé à la maison tout à l'heure, il avait l'air d'avoir déjà commencé à boire. Rien de bien méchant, le regard un peu vitreux et les mêmes histoires qu'il raconte en boucle, mais on sait tous les deux comment ça va finir. J'ai pas envie de m'imposer ça. Je sais que c'est horrible à dire, que je devrais m'assurer qu'il va bien, mais j'en ai pas la force. Je me dis qu'un jour il va réaliser que je ne suis pas là et qu'il y a une raison à tout ça. Et quand je dis réaliser c'est en prendre réellement conscience, car je lui ai dit des millions de fois.

Je savais que ce n’était pas de Ezra qu’il fallait attendre de long discours. Enfin, pas quand il était dans cet état. La fatigue ne devait l’aider en rien à s’exprimer non plus. Je me demandais comment il arrivait à trouver le sommeil ici. Et il est monnaie courante que sans un bon cycle de sommeil, cela affecte nos journées et notre humeur en général. De plus, il est souvent compliqué de retrouver un bon rythme. La vie ne faisait vraiment pas de cadeau. Je ne voulais pas forcer Ezra à parler non plus. De toute façon, je crois que je connaissais déjà l’origine du problème.

J’avais fini par m’asseoir et ma curiosité prit le dessus sur mes bonnes résolution. Si j’avais une vague idée du coupable, il avait bien pu se passer quelque chose. J’avais vraiment peur pour mon meilleur ami. Peur qu’un jour il lui arrive quelque chose de grave, que son conjoint lui fasse du mal et que personne ne soit là pour intervenir. D’un autre côté, je n’arrivais pas à me résoudre à lui dire de partir pour de bon. Parce qu’ils s’aimaient malgré tout. Et est-ce que ce ne serait pas pire s’ils se séparaient ?

- Je vois. C’est normal que tu n’aies pas envie de subir ça. Tu n’as pas à t’en vouloir. Mais tu n’as pas à dormir ici non plus. Il y a toujours de la place pour toi à la maison.

J’adressai un petit sourire à Ezra, en espérant que ça lui remontrait un peu le moral. Il avait vraiment l’air désespéré et ne plus savoir quoi faire. En même temps, il avait raison, si Peter lui-même ne voulait pas prendre conscience de ce qu’il était en train de faire, ce qu’il était en train de ruiner…

- C’est difficile de faire plus que ce que tu fais déjà. A moins peut-être de lui donner un bon coup de balai sur la caboche pour lui remettre les idées en place…

Bien sûr que je n’étais pas sérieuse. Je ne suis pas si violente, voyons. Même si j’avoue que là, j’étais peut-être presque un peu sérieuse quand même. S’il le fallait, je serais heureuse d’aller moi-même donner ce coup de balai d’ailleurs ! Ou au moins d’avoir une conversation avec cet homme. Mais je ne suis pas sûre que ça plairait beaucoup à Ezra.

- Ca fait un moment que ça dure en plus, je me trompe ? Non parce que, sérieusement Ezra, ça peut pas continuer. Ce n’est juste pas vivable pour toi. Si tu veux que Peter remarque vraiment ton absence tu peux te réfugier quelque temps chez moi. Mais je crois que ça ne ferait que le pousser à s’énerver et à boire davantage, n’est-ce pas ?

J’essayais de trouver des solutions. Je sais, je pourrais réconforter Ezra, lui dire que ça allait passer qu’un jour il allait se réveiller et tout allait aller mieux dans le meilleur des mondes. Mais je n’aimais pas mentir et ce n’était pas comme ça qu’on allait arranger quoique ce soit.

Ne pas s'en vouloir, plus facile à dire qu'à faire pour le professeur de théâtre. S'il écoute sa raison, il est clair qu'il aurait suffisamment de raisons d'envoyer tout bouler et de quitter cette maison qu'il déteste dans un divorce qui lui assurerait au moins un toit et de la tranquillité d'esprit. Seulement, Ezra est un homme d'honneur, et même si son corps lui indique très clairement qu'il ne peut plus supporter la situation, sa loyauté semble prévaloir en dépit du reste. C'est sûrement pitoyable vu de l'extérieur, en particulier pour ses proches à lui, mais le brun a toujours été têtu, et quitter Pete sans avoir tout essayé aurait inévitablement un goût amer de défaite au fond de la bouche. Alors il subit, bien meilleur à encaisser qu'à prendre une décision saine. C'est le cas de beaucoup de gens et Ezra en fait partie, assez pour inquiéter Zoe qui ne comprends pas tellement qu'il ait à dormir dans un théâtre pas chauffé plutôt que chez lui.

- J'ai vraiment tout essayé. Je suis à cours d'idées. Il va mal, et moi je ne peux pas l'aider. Quant à dormir ici, c'est mieux que là bas. Au moins c'est calme.

Chez lui, dieu seul sait ce qu'il pourrait trouver. Les flics peut-être, pour tapage nocturne. Les pots de fleurs renversés sur le sol, de la musique trop forte ? Ezra ne veut pas y penser, mais il ne veut pas non plus s'imposer chez son amie. L'avantage du théâtre, c'est qu'il peut passer ses nuits sans abuser de l'hospitalité de qui que ce soit. Et mine de rien, il a sa fierté Ezra.

- Tout l'incite à boire davantage. Et oui ça aussi sûrement. Je peux gérer, j'ai juste besoin de temps calme. J'ai acheté un matelas et un petit radiateur d'appoint. C'est minable sans doute, mais ça me permet de dormir. Et j'en ai besoin, vraiment besoin.