Tinder, on y revient toujours et peut-être que ce n'est pas une si bonne idée que cela vu la manière dont s'est soldé sa dernière relation. Toujours est-il que le calme de l'appartement l'étouffe et qu'il a besoin d'air frais, de compagnie. Cela n'engage à rien, et c'est sans doute toute l'hypocrisie de Chris en cet instant, mais il ne peut pas s'en empêcher. Il a besoin des autres, d'attention, d'affection. Le garçon avait un visage gentil et il s'est dit qu'une soirée en sa compagnie serait agréable. Alors il s'est rendu dans un petit restaurant de Manhattan, un peu tôt puisqu'il travaille ensuite, pour ensuite se retrouver devant le garçon qu'il reconnaît des photos. Chris s'avance, avenant comme toujours.

- Andrea ? C'est Christopher, de Tinder.

Il lui adresse un sourire à la fois encourageant et gêné. Chris n'a jamais été timide, mais ce n'est pas tous les jours qu'il s'adonne à ce genre d'activité. Quelque part, c'est même un peu déroutant, après avoir passé des années en couple.

Tinder. Cette application à la mode qu'on l'a forcé à installer il y a de ça quelques mois, pour le forcer à sortir, à rencontrer du monde, et à se sortir son meilleur ami de la tête, aussi. Il a pris l'habitude de swiper left or right quand il avait un peu le temps, et de fil en aiguille, s'est convaincu qu'il pouvait s'autoriser à aller à la rencontre de ces inconnus avec lesquels il discutait de choses et d'autres. Voilà comment il se retrouve là, ce soir, pour rencontrer Christopher. Il est en avance, comme toujours, et n'ose pas commander tant que Christopher n'est pas arrivé. Il envoie quelques messages pour passer le temps, fait une partie d'un jeu quelconque. Ces rendez-vous n'ont jamais mené à rien jusqu'à présent, sauf à quelques heures passées dans un appartement ou dans un autre. La vérité, si Andrea est totalement honnête, c'est qu'il n'est de toute façon pas disponible pour plus que ça. Son esprit est occupé ailleurs.

Une voix le sort de ses pensées ; il se lève et offre un sourire amical au jeune homme blond qui lui fait face.

- Enchanté Christopher, il murmure en attendant qu'il se rassoit pour en faire de même. Tu vas bien ?

C'est toujours un peu étrange au début, les premières conversations, le moment ou on ne sait pas vraiment comment aborder l'autre et pourtant c'est avec un naturel que étonnant que Chris se lance dans ce qui pourrait être une nouvelle mauvaise idée de sa part. Il n'est pas prêt pour que ce soit. Ce qu'il recherche est bien trop spécifique et il doute que qui que ce soit puisse lui offrir à vrai dire. Il n'est pas prêt à aimer qui ce soit, pas intéressé par l'idée de s'envoyer en l'air avec inconnu et l'entre deux qui semble être ce dont il a besoin aujourd'hui n'est pas vraiment une recherche courante pour les gens ordinaires. Chris aimerait être ordinaire parfois. Cette fichue normalité à laquelle tout le monde aspire et qui ne semble évidente chez personne pourtant.

- Très bien et toi ?

Banalités. Mensonges de surcroît. Chris se demande bien comment cette soirée pourrait ne pas se solder par une solitude encore plus marquée.

- Désolé de te faire manger aussi tôt, ce n'est pas évident quand on travaille à l'heure du dîner !

Andrea est toujours un peu anxieux quand il s'agit de rencontrer de complets inconnus pour leur faire la conversation. C'est l'ambiguïté qui rend les choses un peu étranges, sans doute. S'ils n'étaient là que pour une rencontre amicale, la conversation serait sans doute plus détendue, mais les enjeux qui couvent une rencontre sur une application spécialisée compliquent les interactions, il s'en est facilement rendu compte. Il lui est arrivé de ne pas savoir que dire à des gens qui ne lui plaisaient pas forcément, et à se retrouver coincé dans un moment assez gênant où il devait trouver une bonne excuse pour s'éclipser.

- Pas de problème, j'avais faim de toute façon, ça tombe bien.

Andrea lui offre un sourire encourageant. Il est assez mignon, et Andy ne peut pas dire que le métier qu'il exerce le laisse totalement indifférent.

- Tu chantes à Broadway, alors ?

En général, les conversations sur le boulot finissent toujours par détendre un peu l'atmosphère, alors pourquoi pas ? Il n'a rien à perdre, de toute façon, sauf peut-être à ce que le sujet ne s'approche trop dangereusement de sa propre passion éteinte.

Chris peut difficilement mentir sur sa profession, ne serait-ce que pour l'avoir invité ici et pour avoir précisé ses horaires. Il est plutôt tôt et le restaurant se trouve à seulement quelques pas du théâtre dans lequel il se produira dans la soirée. Programme chargé donc pour une fin d'après-midi pendant laquelle il a réussi à caler un rendez-vous Tinder pour éviter l'ambiance chargée à la maison. Adressant un sourire amical à Andrea, il parcourt ainsi le menu en éliminant naturellement la plupart des plats qui contiennent de la viande. Chris sait ce qu'il veut. Concernant la nourriture en tout cas, c'est déjà ça.

- Oui j'interprète Danny Zuko pour quelques semaines encore. Je passe quelques auditions pour janvier. On verra bien ce que ça donne. Qu'est-ce que tu fais toi ?

Discussion d'une banalité presque effarante, mais il n'y a pas non plus trente six façon d'apprendre à connaître quelqu'un. Le jeune qui lui fait face est plutôt réservé, doux. Exactement ce qu'il recherche chez un partenaire et pourtant, Chris n'a pas la tête à ça.

Andrea est un peu admiratif. Il adore Grease, il aurait adoré travailler à Broadway et encore plus camper le rôle de Danny Zuko. Il ne peut s'empêcher de songer que sa vie aurait été bien différente si son frère n'était pas mort. Mais on ne change pas le passé, et il a appris, avec le temps, à arrêter d'être nostalgique pour se satisfaire de ce que la vie lui offrait déjà. Pour le reste...

- Ca a l'air vraiment passionnant. Je n'en reviens pas d'être tombé sur une star de Broadway, il lance en riant un peu. Enfin, je dis pas ça pour t'embarrasser. J'apprécie vraiment beaucoup tout ce qui est lié à la musique et aux comédies musicales.

Il lui offre un sourire tout en commandant un cocktail sur la carte alors que le serveur est revenu s'occuper d'eux.

- Moi je travaille dans un refuge pour animaux domestiques abandonnés ou retirés à leurs familles. J'ai un diplôme de soigneur.

Il sourit un peu - en général, l'annonce de son métier refroidit un peu ses interlocuteurs. Les animaux abandonnés, à part pour ceux qui adorent les animaux, ça n'a pas grand intérêt visiblement.

Chris lui offre un sourire modeste. Cela lui fait toujours plaisir d'être admiré pour son travail. Le blond a en effet un besoin irrationnel de reconnaissance. Si le strass et les paillettes ne lui suffisent pas, c'est surtout parce qu'il vit avec cette constante impression de ne pas avoir l'occasion d'obtenir des rôles par lui-même. Parfois, il se demande même s'il a le talent qu'on lui prête. Et si les commentaires positifs du public sur ses prestations devraient le rassurer, le perfectionniste n'a que très peu confiance en lui étrangement. Comme souvent, il n'est pas toujours capable de mettre de côté le négatif pour se concentrer sur le positif. Un défaut ennuyeux qui n'arrange pas toujours ses affaires.

- C'est vraiment cool ça. Tu devrais me donner l'adresse. Je crois qu'il faut que je songe sérieusement à adopter un animal de compagnie.

Petite pique à lui-même qu'Andrea ne peut pas comprendre. Il ne le connait pas, mais la dépendance affective de Chris est légendaire. Avec cette rupture difficile, les colocs qui ont mieux à faire que de passer leur temps à l'intérieur de l'appart à le consoler, un chat serait très à propos. Ou un chien, mais un tout petit. Chris est effrayé par ceux de taille moyenne et de grande taille.

- Eux n'ont pas besoin de grande chose en dehors de nourriture et de caresses. Les humains sont plus compliqués.

Andrea ne sait pas si son métier est cool, en tout cas aux yeux des autres, il sait juste qu'il y a trouvé un équilibre qu'il avait perdu quand le drame qui est arrivé à sa famille est survenu. Il a mis des années à savoir ce qu'il allait bien pouvoir faire pour tenter de combler un peu le vide énorme de son coeur, et finalement, c'est auprès des animaux qu'il a trouvé sa place, une place qu'il n'a pas envie de quitter pour l'instant. Les animaux sont bien plus reconnaissants et moins angoissants que les humains, au demeurant.

- Je te donnerai l'adresse, oui, si tu veux. Mais les animaux demandent quand même beaucoup de temps...

Il s'interrompt et rit un peu, se retenant à la dernière seconde de service son speech moralisateur habituel aux futurs adoptants.

- Tu pourras venir voir, ils sont adorables et tellement reconnaissants d'avoir été sauvés, en général.

Il hoche la tête et avale une gorgée de son cocktail. Chris a l'air d'être un jeune homme charmant - et même s'il ne balaye pas les pensées obsédantes qui hantent l'esprit d'Andrea, il n'empêche que ce dernier est persuadé qu'il peut passer une bonne soirée.

Chris sourit, il peut voir à la remarque du garçon en face de lui qu'il aime son travail, et Chris apprécie cela. Le blond aime côtoyer des gens passionnés, c'est selon lui ce qui les rend intéressants. Ce dîner n'ira sûrement pas plus loin ce soir, mais Andrea a le mérite de lui changer les idées, et pour l'heure c'est tout ce dont il a besoin. A force de ruminer la situation avec Keira, Chris finit par s'agacer lui-même. Alors il reprend une gorgée du Virgin Mojito qu'il vient tout juste de recevoir et répond avec toujours le même sourire.

- Bien sur, j'ai pas mal de temps en journée en réalité, c'est surtout le soir que je suis absent. Mais les autres sont à la maison, et ne sont pas allergiques alors... Je pourrais les traîner là bas.

Il accompagne le tout d'un rire amusé. Revoir Andrea dans ces conditions lui plairait sans doute en réalité, pour faire passer le côté un peu gênant du premier rendez-vous dans un restaurant. Aucun d'entre eux n'a l'air de vouloir entrer dans le vif de sujet, alors Chris ajoute distraitement.

- Et toi tu vis seul ?

Parler de son travail fait oublier à Andrea qu'il est là dans le cadre d'un rendez-vous organisé de l'application Tinder. Au tout début de son utilisation, il était persuadé qu'il n'oserait jamais se pointer au moindre rendez-vous avec qui que ce soit. C'est ce qu'il s'est passé, d'ailleurs, les premiers temps. Il en est resté timidement aux conversations inintéressantes de l'application, les salut, ça va ? et autres banalités que l'on trouve volontiers sur les différents profils. Et puis un soir, catastrophé par sa propre vie sentimentale et son rythme de vie qui ne lui permettrait assurément plus de rencontrer qui que ce soit, il a décidé de sauter le pas. Le premier mec qu'il a rencontré ne lui plaisait pas du tout, mais la soirée n'a pas été si gênante qu'il le croyait. Ils ont discuté, et puis il s'est excusé poliment de devoir rentrer - mais il n'est, contre toute attente, pas mort, et la peur de décevoir son interlocuteur s'est transformée en espoir que ce ne soit pas le cas. Alors il a retenté, et même si l'application ne lui offre souvent que la possibilité de rencontres éphémères, il a fini par se prendre un peu naturellement au jeu. C'est une façon comme une autre de penser à d'autres choses.

- Appelle-moi avant si tu décides de passer, je pourrais te dire quels sont les animaux que l'on propose à l'adoption. On s'occupe d'eux avant, pour s'assurer qu'ils sont en bonne santé et qu'ils sont prêts à intégrer une famille, et on arrive assez bien à cerner les caractères.

Il sourit un peu à l'idée, et avale une nouvelle gorgée, salvatrice, de son cocktail.

- J'habite seul, oui, avec un chien qui s'appelle Romeo...

Il sourit, un peu gêné. Pourtant, ce n'est pas lui qui a choisi ce prénom, le chien est arrivé comme ça au refuge et il est tombé amoureux.

- C'est un berger australien.

Il grimace un peu et prend une inspiration maladroite.

- Promis, je ne parle pas que d'animaux, et je ne suis pas une espèce de freak qui ne vit que pour les bêtes. J'aime mon métier, mais j'aime aussi d'autres choses. Broadway, la musique, le théâtre, tout ça en fait partie.

Il rit un peu et hausse une épaule. C'est toujours compliqué, ces premiers rendez-vous. Il faut doser ce que l'on raconte, faire attention à ne pas trop parler de soi. Il est parfois maladroit, il en a conscience ; les rapports humains ne sont pas son point fort.

Chris hoche la tête et accompagne le tout d'un sourire. Il est très tenté par l'idée de passer au refuge à vrai dire. Le blond adore les animaux, et s'il y a fort à parier qu'il repartirait avec une petite boule de poil, il ne prendrait pas tout cela à la légère pour autant. En réalité, Chris a toujours eu des animaux chez lui. Le décès de son chat Firenze lui avait passé l'envie de reprendre un animal, mais il doit bien avouer que parfois cette petite présence qui ronrons et réclame des caresse lui manque un peu.

- Il n'y a aucun soucis à ça, Reindeers are better than people il parait. ça ne m'étonnerait pas que ce soit le cas des Bergers Australiens.

Petite référence à Frozen, il trouve cela d'autant plus amusant que le brun a une voix un peu similaire à celle de Kristoff. Douce, posée, l'écouter est très agréable pour le blond qui boit une nouvelle gorgée de son cocktail.

- Tu as un peu la même voix que Kristoff d'ailleurs. Tu chantes un peu ? Je veux dire en dehors de la douche, tout le monde chante sous la douche. Je ne connais personne qui ne le fait pas. L’acoustique est bien trop bonne.

Un instant, Andrea hésite à sortir une photo de son chien - puis il se ressaisit. Il n'a pas envie de passer pour un de ces types qui n'a de conversation que lorsqu'il s'agit de discuter animaux. Il a réellement envie de passer pour un type sympathique. Il aimerait bien être cultivé, mais on ne peut pas dire qu'il sorte particulièrement du lot dans cette catégorie là non plus. Il se contente finalement assez bien d'être lui-même.

- Parfois, je le pense, oui. Mais certains humains valent quand même le coup.

Il rit un peu, et avale une nouvelle gorgée de son cocktail. Et puis, vient le sujet qui fâche - et voilà qu'Andrea se renferme malgré lui, et que son air s'assombrit légèrement. Il prend sur lui, cela dit, parce que Chris n'y peut rien, il ne sait pas dans quoi il met les pieds - alors il ne peut pas vraiment le blâmer.

- Je chantais, mais plus depuis quelques années.

Il offre un sourire, tentant de se détendre. Le sujet est particulièrement anxiogène, et il ignore pourquoi il a tant de mal à s'en remettre, des années plus tard. Il parle avec plus d'aisance de la mort tragique de son père et de son frère que de sa relation conflictuelle avec le chant et la musique. Il tente de recentrer le sujet tout en pianotant sur la nappe blanche.

- Merci pour les compliments, c'est gentil. Et toi alors, ça fait longtemps que tu fais ce métier ?

Chris lui offre un sourire. Il est vrai qu'il a de très bon exemples dans son entourage. Certains humains valent le coup c'est certain. Ce n'est pas facile d'arriver à une telle réalisation en pleine rupture cela dit. En soi, ce n'est pas comme s'il pouvait blâmer Keira pour leur séparation. Et si la rousse elle non plus n'a aucune envie de lui mettre cela sur le dos,  elle a tout de même fichu un sacré coup dans la confiance de Chris.

- Le but, c'est sûrement d'essayer d'en être

Pas une mince affaire. Les relations avec les autres sont compliqués, les compromis aussi. Chris estime être une personne plutôt décente, mais vu le sentiment d'abandon qu'il ressent en permanence, il en vient parfois à se le demander. Avec ce qu'il s'est passé dernièrement sa confiance en lui en a pris un sacré coup. Enfin, il n'est pas là pour ennuyer le jeune homme en face de lui avec ça.

La nervosité qu'il semble percevoir chez Andrea n'encourage pas Chris à aborder le sujet. Visiblement, la relation du brun avec la musique est plutot conflictuelle.

- Depuis que j'ai fini mes études de théâtre à la Tisch School of the arts. Mes parents sont producteurs pour Broadway, j'ai toujours baigné là dedans et j'ai suivi le mouvement comme un petit mouton il faut croire.

Il est bien conscient de l'image qu'il renvoie, et c'est bien tout le problème. Le sujet est finalement assez délicat. Vu les reproches que certains lui ont fait récemment, il n'aime pas trop parler de ses parents et du rôles qu'il ont pu potentiellement jouer dans sa réussite. C'est une réalité contre laquelle il ne peut rien, mais ça ne veut pas dire qu'il aime s'en vanter.

- Mais j'adore mon métier, et j'essaye vraiment de toujours donner le maximum. Tu t'en doutes, les critiques sont toujours prête à dire que je n'ai réussi que parce que mes parents sont dans le milieu, ce qui occasionne pas mal de pression étrangement.

Besoin de se justifier qui est un peu pitoyable en soit, la pression de Chris est cependant bien réelle. Le blond travaille comme un acharné, comme s'il avait plus à prouver que les autres. Et avec les troubles anxieux dont il souffre aujourd'hui, son perfectionnisme n'est pas toujours si facile à vivre même si à le voir on pourrait facilement penser qu'il évolue dans une jolie bulle dorée.

Andrea écoute Chris avec attention - tant que le sujet s'éloigne de lui, de ses goûts et de ses envies, il se porte bien. Il n'aime pas trop aborder tout ça, sans doute parce que, s'il a pris le temps de faire le deuil de son frère, le deuil de son père, il n'a jamais vraiment eu l'occasion de faire le deuil de la musique. Personne autour de lui n'est là pour trouver son attitude idiote ; ses amis de l'époque ne sont plus ses amis aujourd'hui. Rares sont les témoins de son talent, finalement ; en dehors de sa mère qui perd trop la tête pour se rendre compte des enjeux de la vie menée par Andy. Personne ne sait vraiment ce qu'il a traversé. Il est assez mystérieux quand il s'agit de son passé, aujourd'hui.

- Je suis sûr que tu réussiras à faire tes preuves. Il ne faut pas trop écouter les gens qui te jugent, ils ne savent jamais vraiment de quoi ils parlent. Le principal, j'imagine que c'est ce que toi, tu donnes au public, et ce que tu reçois des gens qui viennent te voir ?

Andrea lui offre un sourire et fait de la place sur la table quand le serveur arrive enfin avec les plats qu'ils ont commandé.

- Même si j'imagine bien la pression, oui. Pour autant, si tu n'étais pas bon, tu ne serais pas là. Broadway ne se permettrait pas d'avoir des chanteurs d'un niveau moyen sur une Comédie Musicale comme Grease.

Chris hoche la tête, il ne s'attendait vraiment pas à avoir une conversation si profonde avec un parfait inconnu trouvé sur Tinder. Il aimerait accorder du crédit au discours d'Andrea, seulement Chris n'arrive pas à s'y résoudre complètement. Les critiques, il ne peut pas s'empêcher de le lire, qu'elles soient influencées ou véridiques. Les gens qui jugent son nombreux, et talentueux ou pas, il n'arrive pas forcément à se convaincre qu'il aurait eu les mêmes opportunités en naissant dans une famille qui ne fait pas partie du milieu. Des gens doués, il y en a partout autour de lui, et tous n'ont pas eu la chance d’interpréter Danny. Sa doublure n'a pas eu la même chance que lui par exemple. Enfin. Chris joue nerveusement avec la serviette qu'il tortille dans tous les sens possible et imaginables.

- C'est vrai... Enfin parlons plutôt de toi. Qu'est-ce qui te fait fouiner Tinder ?

Chris prend la décision pas totalement éclairée de recentrer la conversation sur quelque chose qui se rapproche plus d'un véritable date. Une erreur monumentale sans doute.

Voilà une bien vaste question. Andrea ne sait pas ce qu'il fiche sur Tinder. Il n'a très certainement pas l'intention d'y trouver l'âme soeur, il est à peu près persuadé de l'avoir déjà trouvé et de lui être définitivement passé à côté. Il aimerait simplement oublier un peu, passer à autre chose, qu'une belle rencontre l'aide à faire son deuil. C'est beaucoup demander à quelqu'un, sans doute devrait-il travailler d'abord sur lui-même avant de songer à confier son désespoir à quelqu'un. Mais il n'arrive pas vraiment à s'en sortir tout seul, et il finit par penser que c'est une bonne solution.

- J'imagine que j'en suis à un stade de ma vie où si je n'utilise pas les réseaux sociaux, je ne rencontre pas grand-monde ? Du coup, Tinder. Pas forcément pour vivre l'histoire d'amour du 21ème siècle, hein. Mais pour rencontrer des gens, déjà ? De nouvelles têtes, de nouvelles histoires...

Il hausse une épaule, se sentant sans doute un peu ridicule, mais peu importe. Si ça se trouve, Chris ne voudra même jamais le revoir, alors...

Chris ne sait pas non plus ce qu'il fiche sur Tinder. S'il y avait réfléchi un peu, il se serait sans doute épargné cette idée de génie. Pas qu'Andrea soit désagréable. Au contraire, le brun est même plutôt d'assez bonne compagnie, assez doux pour qu'il soit simple de discuter avec lui sans se sentir oppressé, seulement il lui apparaît de plus en plus clairement qu'il n'a pas fait le deuil de Keira et que se jeter sur une application de rencontre ne change rien au vide qui s'est taillé une place dans son cœur. Ce n'est même pas comme s'il comptait se consoler avec le sexe. Ce qu'il fiche là lui, c'est une question qu'il devrait se poser.

- C'est une façon de voir les choses. Je crois que je vais utiliser ton excuse, même si ma raison à moi est un poil plus pitoyable. Je me sentais seul après une rupture. J'ai pensé que ça me changerait les idées.

Et les voilà tous les deux à table, à s'avouer sans trop de problèmes qu'ils ne recherchent pas de relation. Chris se demande si Andrea lui dit ça parce qu'il ne lui plaît pas cela dit. S'ils se reverront un jour au refuge, comme ils en ont parlé, ou bien s'ils s'abstiendront de reprendre contact comme le font des millions de gens.

Des ruptures, Andrea n'en n'a jamais vraiment vécu. Ou alors, elles ne représentaient pas suffisamment de douleur pour qu'il ait l'impression d'être en train de perdre des pieds. Ses relations sont généralement courtes, aléatoires, voire complètement éphémères, c'est sans doute parce qu'il a quelqu'un d'autre à l'esprit. Mais ce n'est pas vraiment une bonne façon de se présenter quand on essaye d'aller de l'avant et de construire un peu sa vie en dehors de ses obsessions quotidiennes.

- Je comprends. Ce n'est jamais simple, les ruptures, et puis il y a plein de gens que Tinder qui sont là pour se changer les idées, je crois.

Lui, ce n'est pas vraiment ce qu'il cherche. Il cherche l'impossible déclic qui lui permettra d'oublier, de passer à autre chose. Malgré tout, il n'est pas rare qu'il passe des soirées échoué chez un inconnu ou un autre ; il n'est qu'un homme, après-tout.

- Je pense que le principal, c'est surtout de ne pas se mettre la pression pour faire quelque chose qu'on est pas certain d'avoir envie de faire ?

L'hôpital qui se fout de la charité, en somme.

Le blond est donc comme le reste du monde, là pour se changer les idées, pour peu que ce soit possible d'ailleurs. On ne pourra pas dire qu'il ne s'y emploie pas en tout cas. Il s'y essaye avec la meilleure volonté du monde, lui qui serait sans doute plus à l'aise devant Netflix à regarder cette série russe bizarre avec des robots qui a étonnamment captivé son attention ces dernières semaines. Enfin, toujours est-il que face à Andrea, il se sent plus ou moins compris, même s'il devient évident au cours de leur conversation que les choses n'iront pas plus loin qu'une belle amitié. De façon absolument ironique, l'anxiété d'Andrea le rassure. C'est si rare de rencontrer des gens comme lui via Tinder, même si étrangement ce sont ceux qui sortent le plus facilement de leur zone de confort. Un besoin de s'adapter au monde qui n'est pas crée pour les gens comme eux sans doute. Ca demande du courage en tout cas, et une certaine volonté. Chris ne peut que le remarquer.

- Ce que je fais la plupart du temps, à ce qu'il paraît !

Chris rit un peu jaune, c'est vrai. Il excelle dans cet art là. On peut dire que c'est exactement ce que Keira lui reproche d'ailleurs. Pour faire plaisir, rentrer dans un moule, Chris se met facilement la pression pour faire des choses qu'il n'a pas envie de faire. Cela ne part pas d'une mauvaise intention, ni d'une envie de se mettre en danger. Faire plaisir lui semble plus important que le reste, allez savoir pourquoi.

- Je suis un habitué de la pression, je ne sais pas si ça changera un jour. Je me la mets facilement tout seul en prime.

Andrea offre à Chris un sourire et hausse une épaule défaitiste. Lui a beau se dire que la pression ne peut que le desservir, ça ne l'empêche pas de s'en mettre une bonne dose la plupart du temps. Il soupire, un peu fatigué de lui-même, de cette bulle équilibrée dans laquelle il évolue. Tinder constitue indéniablement une dérogation à ses habitudes. En temps normal, il se contente de respecter son rythme et ses propres habitudes, de travailler, de rentrer chez lui, s'autorisant quelques sorties au théâtre ou au cinéma de manière occasionnelle, à Broadway parfois, c'est vrai. Mais il ne tolère pas très bien l'inconnu. Seulement voilà, la solitude pèse lourd ; et même s'il a quelques amis chers, il aimerait parfois être entouré de plus de monde, d'autant que sa famille est presque aujourd'hui réduite à néant.

- J'imagine qu'il y a des choses qu'on ne peut pas vraiment arrêter de faire, comme se mettre une pression inimaginable. Mais il faut essayer de la raisonner, si tu en es là, c'est sans doute que tu n'as plus grand chose à prouver.

Il offre un sourire et hausse une épaule en terminant son cocktail. Il est heureux de travailler dans un domaine où la pression n'existe pas tellement. Le chant, la musique lui manquent c'est certain - mais en même temps, il ne sait pas bien ce qu'il aurait fait dans un monde pareil.

Plus rien à prouver ? Chris aimerait bien. Seulement ce n’est pas exactement le cas. Sa famille n’est pas horrible, et pourtant l’idée de décevoir Vivian et ses espoirs le panique au plus haut point. Fils chéri d’une famille nombreuse, Chris a toujours été poussé à faire de multiples activités, donner le meilleur de lui-même. Il a pris cette habitude et maintenant il est bien difficile de s’en défaire. Plus fragile que ses frère et sœurs, peu s’imagine vu ses choix de vie qu’il est sujet à une si grande anxiété. Et pourtant avant chaque performance il fait des exercices de relaxation, se détend pour être sur d’être prêt à endosser ce rôle qu’il interprète chaque soir. Chris n’a rien de Danny Zuko dans la vie de tous les jours, mais une fois sur scène le public doit y croire.

J’ai beaucoup de choses à prouver, du moins, j’arrive pas à me sortir cette idée de la tête alors j’imagine que c’est du pareil même… Enfin assez parlé de moi. Qu’est ce que tu aimes en dehors des animaux ?

Chris lui offre un sourire encourageant. Il est plus intéressé par l’idée d’en apprendre plus sur Andrea. Cela lui changera les idées.

Andrea acquiesce et lui offre un sourire compatissant. Il espère quand même que Chris profite de la chance qu'il a d'avoir pu faire de sa passion sa vie professionnelle, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Il lui arrive d'essayer d'imaginer parfois ce que serait sa vie s'il avait poursuivi dans la voie de la musique, lui aussi, mais il arrive rarement à un quelconque résultat. C'est trop flou, trop difficile aussi, malgré les années qui le séparent désormais du drame de sa vie.

- En tout cas, j'irai voir Grease, tu peux compter sur moi.

Nouveau sourire, il termine son cocktail puis se concentre sur sa nourriture - il ne veut pas être trop lent, pour ne pas risquer de retarder Chris, qui a de logiques occupations professionnelles à honorer.

- J'aime le théâtre, les comédies musicales et le cinéma. Tout ce qui touche à l'art m'intéresse, et au chant aussi. C'est une chance que j'ai eu l'occasion de te rencontrer, d'ailleurs. Broadway m'a toujours rendu admiratif.

Chris lui offre un sourire plein d’humilité et de gratitude. Peut-être qu’il ne prend pas assez le temps d’écouter les gens qui viennent pour le voir. Il se laisse aller trop facilement à la lecture des critiques en ligne. Et comme souvent quand on s’adonne à ce genre d’activité, on ne retient que le négatif. C’est humain, mais destructeur dans l’idée. Alors il tire des tickets de sa poche. Il en a toujours sur lui, au cas ou Vivian aurait le temps de venir le voir malgré son emploi du temps chargé.

- J’ai deux tickets pour ce soir si ça t’intéresse, si tu as envie d’y emmener quelqu’un.

Cela ne lui coûte pas grand chose, et c’est sans doute mieux que de laisser des sièges vides. Alors il pose les tickets sur la table, il en fera bien ce qu’il en veut. Un rapide coup d’oeil à sa montre lui indique qu’il faudrait qu’il accélère le mouvement cela dit. Alors il se resserre un peu d’eau et avale une bouchée de son plat.

- Tu n’as jamais voulu travailler dans la musique ?

Chris ne sait pas sur quel terrain il s’aventure, mais c’est avec innocence qu’il pose cette question.

Andrea observe les billets sur la table avec un air sans doute ébahi. Il n'avait pas prévu que sa soirée prendrait un tournant aussi agréable. Plus que Tinder et tout le reste, il apprécie toujours de pouvoir aller s'installer devant une Comédie Musicale, quelle qu'elle soit. Il relève les yeux vers Chris qu'il dévisage quelques instants comme si son interlocuteur allait soudainement lui indiquait qu'il blaguait, et penche la tête.

- Vraiment ?

Ses yeux s'écarquillent un peu, témoignant au moins de ce qu'il n'est pas là ce soir pour profiter de la notoriété de Chris dont il n'attendait rien d'autre qu'un dîner organisé et sympathique. Il glisse sa main sur les billets, osant à peine croire en sa chance, puis se décide enfin à offrir un sourire ravi. Giu n'a pas encore réussi à lui en refiler pour l'instant.

- Je ferais bien mine de refuser et d'être gêné, mais j'ai tellement envie de venir voir que si tu veux vraiment me donner ces billets, je vais les prendre. Je devais en récupérer, mais il y a eu un contre-temps à cause du nombre de spectateurs qui souhaitent venir. J'amènerai ma collègue, c'est une fan. Elle risque d'être hystérique.

Il parvient difficilement à se départir du sourire qui l'éveille ; mais la question suivante le prend de court, dans un moment d'euphorie, et il n'y était pas vraiment préparé. Il ne sait pas trop quoi répondre, et malgré lui, s'assombrit un peu.

- J'y ai songé, un temps. Il y a longtemps. Mais ce n'était pas ma voie.

Ce qui n'est pas tout à fait exact, mais il ne va pas commencer à rentrer dans les détails lugubres de son frère mort. Ce n'est pas du tout le ton de la soirée.

Chris sourit, ça lui fait plaisir de pouvoir offrir des tickets. Il se mettra le double de pression face à un public qu'il connait, mais c'est toujours mieux que d'espérer que sa mère vienne le voir sur scène sans pour autant la retrouver à la sortie du théâtre. Vivian est une femme occupée, ces tickets auront bien plus d'avenir dans les mains d'Andrea et de sa collègue, ça c'est une évidence. Et puis au moins, le brun n'aura pas perdu son temps sur le site de rencontre, car c'est un peu comme cela qu'il se considère Chris parfois, comme une perte de temps, lui qui n'a pas envie des mêmes choses que les autres.

- J'en garde toujours pour ma maman, mais elle ne viendra pas ce soir, elle est productrice et travaille beaucoup.

Lui aussi travaille beaucoup, mais ils n'ont pas les mêmes priorités. Sans doute attend il trop d'elle, il n'en sait trop rien. Un jour elle trouvera le temps, mais pas en ce moment.

- Hésite pas, je préfère que quelqu'un en profite, que personne ! Et si ça fait plaisir à toi et ta collègue alors c'est super

Un sourire vient illuminer le visage du comédien qui décide de se presser un peu. Mine de rien, la représentation n'est pas dans très longtemps et il faut qu'il échauffe sa voix. A sa remarque sur sa vocation, Chris offre un sourire encourageant à l'homme en face de lui.

- C'est un métier de passion, un peu comme celui de travailler avec les animaux.