Ton plus gros problème à l’heure actuelle ? Là, tout de suite? La varicelle de Nova. J’ai l’impression que ça fait 3 mois qu’on est dessus, il serait temps de passer à autre chose, vous voyez? (Un silence. Il prend une profonde inspiration, soupire péniblement) Et… Dani, qui m’a encore laissé un message hier soir. Je sais pas ce qui l’a piqué dernièrement, mais elle s’est mise en tête qu’elle voulait être maman. Je veux dire : pour de vrai. Elle a fait sa productrice, elle a tout produit comme il fallait : le nouvel appart plus proche d’ici, la chambre en plus qu’elle a même fait repeindre et décorer… (Sa voix transpire le sarcasme) Elle connaît pas le groupe sanguin de Nova mais au moins elle aura une commande d’inspiration suédoise, génial! (Il se racle la gorge puis s’apaise.) Oh, et ma mère a refait surface la semaine dernière, pour prendre des nouvelles. Il leur arrive quoi, à toutes, là? Apparemment il fait toujours aussi chaud, en Floride.

Une addiction à déclarer ? (Le café et les réseaux sociaux comptent aussi bien entendu on est là pour être honnêtes). Le boulot, ça compte? Jan est souvent obligé de me rappeler l’heure et de me menacer physiquement pour que je décampe. (Il laisse échappé un rire faiblard, sans conviction. Quelques secondes passent, il regarde ses doigts qu’il plie et déplie.) L’idée d’être complètement à la merci de quoi que ce soit, ou de qui que ce soit, ça m’a toujours fait flipper. Alors ouais, j’ai testé pas des trucs… ça aurait demandé un self-control que j’ai pas, de pas le faire, compte tenu de l’endroit où j’ai grandi. Mais j’ai vu et entendu trop d’histoires glauques autour de moi, depuis que je suis gamin, pour me laisser embarquer dans ces trucs-là. Et puis allez bosser auprès de jeunes paumés, précaires, que tout le monde a abandonné et à qui on a répété qu’ils n’étaient rien… c’est la meilleure campagne anti-addictions que vous pouvez imaginer.

Comment s’est terminé ta dernière relation ? Ma dernière relation… (Il passe nerveusement son doigt sur un de ses sourcils.) Je peux vous parler de la fin de mon dernier date, plutôt? La soirée s’était super bien passée, on a passé des heures à discuter dans ce bar de Washington Heights, ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Je la ramène chez moi parce qu’elle vit avec 3 coloc à Brooklyn — Nova était chez ma tante… on s’installe confortablement (il a du mal à réprimer un sourire) et puis bim, elle voit sur le sac d’école et les cahiers de coloriage de la petite. Je sais même plus qu’elle excuse stupide elle a trouvé, mais il lui a fallu moins d’une minute pour se rhabiller et s’enfuir. Ca m’apprendra à écouter mon cousin : c’est lui qui m’a inscrit sur Tinder, damn! (Il a un sourire contrit.)

Le dernier texto que tu as envoyé ? (Sort son téléphone de sa poche arrière, tapote deux secondes sur l’écran.) Euh… « Est-ce que tu viens ce soir? On espère que tu seras là. » envoyé à un des ados qui vient souvent aux groupes de parole du planning familial. Ça fait un moment qu’on l’a pas vu, on commence tous un peu à s’inquiéter.

Ta relation avec tes parents on en parle cinq minutes ? Minimaliste. C’est le seul adjectif qui me vient à l’esprit. (Il rit jaune.) J’ai du voir ma mère une vingtaine de fois, depuis qu’elle est partie vivre en Floride, quand j’avais 5 ans. Et même si je vis dans la même ville que mon père, il m’a félicité pour la naissance de Nova par SMS. (Il hausse des épaules.) Il m’a fallu du temps pour réaliser que je leur en voulait pas, pourtant. Plus jeune, je croyais que je devais être en colère contre eux. Leur en vouloir, parce que c’est ce qui était attendu de moi, vous voyez? Je me souviens de toute ma frustration qui se heurtait à… rien, finalement. Et puis en grandissant j’ai simplement oublié d’être énervé, je crois… c’est con, dit comme ça, non? J’avais trop trucs à gérer. Et puis je savais que j’étais aimé. Ma tante et mon oncle se sont bien occupés de nous. Et puis y a eu Dani. (Il marque un temps de pause, puis avec un sourire au coin des lèvres.) Pas mal, comme introspection, pour un mec de 31 ans, pas vrai? Côtoyer des psys au planning familial pendant toutes ces années ça a porté ses fruits, hein?

En dehors du boulot, des études, tu fais quoi ? Avant, je passais beaucoup de temps avec mes amis, dans le quartier. On avait pas un rond donc on passait des soirées dehors, l’été, ou avec une seule et unique bière qu’on tirait sur toute la soirée, dans des bars. Et puis ces dernières années y a eu de plus en plus de petits théâtres, de cinémas et de comedy clubs qui ont ouverts dans le coin. Dani m’a rendu curieux. Mais depuis la naissance de Nova, j’essaie de passer le maximum de temps avec elle, quand je ne suis pas au boulot. (Il ne peut pas s’empêcher de sourire.) Ca vous transforme vraiment, un gosse. On m’avait prévenu, mais jamais j’aurais cru que j’apprendrai à faire du macramé ou que je connaîtrai un jour les paroles de Frozen par coeur.

Un fait peu glorieux à nous raconter ? [TW: usage de drogues] (Il prend une minute pour réfléchir.) La fois où j’ai pris de la coke à une soirée étudiante, à Columbia. C’était au début, quelques semaines après la rentrée de Dani. Je m’en souviens parce qu’à ce moment-là j’étais encore terrorisé à l’idée qu’elle m’oublie, moi, le lycéen de Morris Heights qui avait rien à lui offrir, pour un de ces mecs qui faisaient du droit, portaient des polos et s’appelaient… Payton ou… Kyle. (Il grimace.) C’était pas tant le fait de prendre de la coke qui m’a marqué, mais plutôt toute la conversation que j’ai eu avec un mec à ce moment-là. Ce gars… j’ai oublié son nom, je me souviens juste qu’il avait une gueule à avoir été quarterback dans un lycée du Missouri… Il était en train de préparer ses lignes sur un coin de table, et il était surpris que j’ai jamais touché à la coke jusque là. Le reste de la soirée est flou, mais je me souviens juste qu’il a ajouté : « T’as jamais testé la poudre mais t’as déjà essayé le crack, me fait pas croire le contraire. » (Il passe les mains sur son visage.) Parce que je venais du Bronx. J’avais forcément été élevé par une alcoolique et un toxicomane, dans un squat. A l’école de la rue. J’ai rien répondu. Et ÇA ça a été un des moments les moins glorieux de ma vie.

REPÈRES BIOGRAPHIQUES :

1987 : Naissance à l’hôpital St. Barnabas, dans le Bronx. C’est le premier enfant d’Ima Nwapa, une immigrée nigériane infirmière, et de Joseph Brown, afro-américain ouvrier dans le bâtiment. Il aura une petite soeur, Imani, et un petit frère, Andre, plus jeunes de 2 et 5 ans.
1992 : Peu de temps après la naissance de leur troisième enfant, le couple Brown se sépare. Marcus et Imani sont dans un premier temps confiés à leur père, tandis que leur mère décide de rejoindre la Floride avec Andre qui n’est encore qu’un nourrisson.
1993 : Après plusieurs mois de galère, le père de Marcus décide de donner la garde de ses enfants à sa soeur, le temps de mettre ses affaires en ordre. Jusqu’à leur majorité, Marcus et sa soeur resteront auprès de leur tante, ne voyant leur père qu’occasionnellement.
2002 : Il rencontre Dani au lycée. C’est un freshman qui passe ses journées à dormir au fond des salles de classes ; c’est une sophomore brillante et investie dans la vie de l’école. Le coup de foudre est quasi-instantané, et ils passent le reste de leur scolarité ensemble, déteignant un peu l’un sur l’autre. Il lui a fait faire les 400 coups avec lui ; elle est la raison pour laquelle il est parvenu à obtenir son certificat de lycée — de justesse.
2005 : Pendant sa dernière année de lycée, il cumule les absences. C’est pas comme si il allait faire des études supérieures. Et puis les dortoirs de Columbia, où réside Dani, sont bien plus confortable que l’appartement surpeuplé de sa tante.
2006 : Marcus et Dani emménagent ensemble dans un minuscule appartement de Harlem, tout près du campus et au loyer donc très élevé. Pendant que ses journées sont partagées entre ses cours, séminaires et stages, Marcus enchaîne les petits boulots pour rester à flot. N’ayant jamais connu que le Bronx, il déploie beaucoup d’énergie pour se fondre dans la masse des nouvelles fréquentations de Dani.
2008 : Il se retrouve, un peu par hasard, à travailler en tant que régisseur dans un théâtre du Bronx. Il passe moins de soirée avec Dani et ses amis, et commence à fréquenter tout un tas de personnalités — artistes, activistes — du Bronx avec qui il sympathise, et qui le poussent à rejoindre des associations locales.
2011 : Après plus d’un an de disputes, de silences, de déceptions, Dani et Marcus se séparent, mettant un terme à 9 ans de relation. Ils se recroiseront plusieurs fois, et passeront même quelques nuits ensemble après cette rupture.
2014 : Dani lui annonce qu’après une de leur nuit d’égarement, elle est enceinte. Leur fille, Nova, nait la même année. Très rapidement, et sans que cela fasse l’objet d’un quelconque accord juridique, Marcus en a la garde exclusive. Lui qui a toujours adoré les enfants prend son rôle très à coeur dès le début, tandis que Dani est heureuse de pouvoir se replonger corps et âme dans sa carrière, qui lui demande beaucoup de temps.
2015 : Bénévole dans une association d’aide aux jeunes en précarité, Marcus est repéré lors d’une intervention dans un lycée du Bronx ; on l’encourage à rejoindre le planning familial, ce qu’il fait. Il y devient médiateur/animateur de groupes de parole, puis est formé pour réalisé des tests de dépistage.
2017 : Malgré les inquiétudes de Dani, qui préférerait savoir sa fille dans un établissement plus « sûr », Marcus met un point d’honneur à inscrire Nova à l’école maternelle de Morris Heights.
2018 : Il rejoint la toute récente association culturelle El Halito, portée par Alejandro, une connaissance qu’il avait déjà croisé à de multiples reprises dans le quartier.
2019 : Dani revient à la charge, bien décidé à retrouver la place qu’il lui est due dans la vie (et l’éducation) de leur fille.