Tous les regards sont tournés vers l'écran géant installé dans le local de campagne qui occupe les jours et les nuits de Nour depuis des mois maintenant. C'est ce soir que tout prend fin ; c'est peut-être ce soir que tout commence. A l'image, un journaliste dont plus personne n'écoute les commentaires, répétés à l'infini depuis le début de la soirée, remplissant le vide et l'inconnu d'estimations et de sondages hasardeux. Sous lui, un bandeau défilant n'a de cesse de réitérer l'information : soirée spéciale, élection de la chambre des représentants, édition NYC. Les mains de Nour sont moites, elle a trop chaud, son souffle est court, quand le décompte apparaît enfin. Les noms des élus de chaque circonscription apparaissent tour à tour. Les nominations démocrates sont acclamées par l'assemblée réunie pour soutenir la candidate, les républicains hués. Nour tente de garder la tête froide, dissimulant le volcan qui s'agite en elle ; impatient, grondant, il est au bord de l'explosion. 16th District : Nour Dahmani, democrats : 52 %.
Effusion de joie soudaine. Un sentiment de flou envahit la candidate face à ce dénouement inattendu. Une stupéfaction béate se dessine sur son visage qui ne semble plus pouvoir se départir de son large sourire. Les félicitations affluent, on vient la saluer, le champagne est sabré dans une émulation collective, et elle sait qu'on attend d'elle qu'elle s'exprime. On lui tend un verre qu'elle attrape à la volée avant de se dresser sur la petite estrade installée à son intention.
« Wow. » démarre-t-elle, toujours sous le coup de la stupéfaction et de la gratitude. Elle poursuit en une exclamation : « Par où commencer ? On l'a fait ! » Cris de joie et applaudissements. « Qui aurait cru, il y a seulement quelques années - quelques mois - que c'était possible ? Ils nous ont dits perdus, ils nous ont dits fous, ils nous ont dit rêveurs, utopistes, idéalistes. On leur répond qu'on est là et qu'on continuera de se battre pour nos rêves, nos utopies, nos idéaux !  » Nour tend son verre vers la foule éclectique venue l'acclamer. Des jeunes, des vieux, des voisins, des visages familiers et des inconnus. Elle sent l'émotion monter en elle, se nichant dans son cœur alors qu'elle reprend : « Merci, un énorme merci à vous tous de m'avoir suivie, soutenue, d'avoir cru en moi et de m'avoir supportée parfois aussi... Soyons fiers de notre accomplissement et encore plus fiers de la mission qui nous attend et que je me battrai encore pour mener à bien. A nous ! » clame-t-elle enfin avant de quitter la scène. Nour jette un regard à son téléphone portable, qui ne cesse de vibrer dans sa poche. Les messages de félicitations fusent, plusieurs appels aussi. Elle les survole rapidement, sourit aux noms qui s'affichent sur l'écran, mais ne peut s'empêcher de noter une absence - celle de ses propres parents.

timeline.
22 mars 1991 : Naissance de Nour, première née de la famille Dahmani, fille de Habib et Basma, marocains arrivés à New-York une dizaine d'années plus tôt.
11 septembre 2001 : Désormais, les regards se tournent sur son passage et les insultes deviennent plus fréquentes. Nour prend conscience à seulement dix ans de qui elle est, et du monde dans lequel elle s'apprête à vivre.
2008 : Nour obtient son diplôme du secondaire avec un score très moyen, lui permettant de passer tout juste. Ses années lycée se résument davantage en une suite de rencontres, de réunions, de manifestations, qu'en une assiduité en classe et aux devoirs. Elle s'intéresse de loin à la campagne de Barack Obama, se réjouit silencieuse de son élection ; elle entrevoit pour la première fois la possibilité d'une représentation des minorités en politique. Elle décide cependant de ne pas entreprendre d'études supérieures, au grand dam de ses parents.
De 2008 à 2016 : Alors qu'elle vit de petits boulots alimentaires (service, caisse, vente), Nour approfondit sa découverte et ses lectures engagées, et se passionne pour la figure d'Angela Davis. Elle se fait peu à peu un nom dans les sphères militantes, intervenant régulièrement au Planning Familial et créant des programmes d'éducation critique aux médias et de sensibilisation à la politique.
2012 : Elle rejoint l'équipe de militants pour la réélection de Barack Obama ; ce sont ses premiers pas en politique, et elle se démarque très vite pour sa capacité à communiquer, sa passion et sa fougue, sur le terrain comme sur les réseaux sociaux. Plus elle revendique son histoire et son identité, plus on parle d'elle, et plus elle sent la défiance de ses proches, qui préféreraient qu'elle reste silencieuse.
2016 : Elle soutient Bernie Sanders puis se ralie à Hilary Clinton, mais c'est Trump qui l'emporte. Electrochoc pour Nour : elle décide qu'il est grand temps de s'engager encore un peu plus. Elle commence à prendre des cours du soir en parallèle de son emploi et de son activisme, et obtient à la fin de l'année un diplôme de travailleuse sociale. La même année, elle est choisie parmi de nombreux jeunes démocrates pour participer au cursus "Brand New Congress", ayant pour but de former de nouveaux candidats à la Chambre des Représentants. Elle suit ce programme durant plus d'un an.
2018 : Élection de Nour Dahmani au poste de Représentante de la 16ème circonscription de New-York à la Chambre des Représentants. C'est la première fois qu'une femme lesbienne, arabe-américaine, et âgée de moins de trente ans est élue, faisant d'elle la porte-parole d'une population jusqu'alors silencieuse. Ses parents refusent ce nouveau statut et la médiatisation qui l'accompagne, et coupent les ponts avec elle. Elle se dope à cette nouvelle activité, qui la passionne et l'occupe pleinement et sans concessions. Si le prix est lourd à payer, qu'il en vaille le coup.