Qu'on soit bien d'accord, Ema était toujours partant pour faire la fête, qu'il soit midi ou minuit, par beau temps comme sous le déluge, été comme hiver. En revanche, traverser New York pour aller à Staten Island, of all places, risquait fortement d'atterrir sur sa très courte liste d'exceptions. Fort heureusement, Louisa lui avait promis une soirée de folie et ils avaient beau s'être rencontrés très récemment, l'italien lui faisait déjà pleinement confiance. Et après tout, ça n'était pas de sa faute si la météo avait décidé de jouer un sale tour aux new yorkais. Pas qu'Ema ait peur d'un peu de neige, loin de là, mais avoir l'impression de geler malgré les épaisseurs de vêtements avait de quoi doucher l'enthousiasme du plus féroce fêtard — un titre qu'il revendiquait avec fierté. Avec un peu de chance, le trajet en voiture le réchaufferait bien vite. Bonjour bonjour bonjour ! lança-t-il joyeusement, une fois convaincu qu'il avait rejoint le bon groupe et non pas de parfaits inconnus. Enfin, techniquement, il s'agissait de parfaits inconnus mais détails. Oh, vous avez l'air chargée, ne put-il s'empêcher de remarquer avec un signe du menton pour les valises de l'une des passagères, de longues vacances en perspective ? Je vous envie un peu, je ne me souviens pas du dernier voyage que j'ai fait. Et toute cette neige, ça donnerait plus envie de s'envoler pour un coin ensoleillé plutôt que de s'entasser dans une voiture avec des inconnus, pas vrai ? Je m'appelle Ema d'ailleurs, Emanuele en fait, mais c'est un peu trop long et une fois sur deux, les américains écorchent ça, à croire que dès qu'on s'éloigne un petit peu de l'anglais, tout devient trop compliqué, même les prénoms, ajouta-t-il avec un bref ricanement. Expansif, Ema ? Oh non, si peu. Et encore, il leur avait fait grâce des explications sur le prénom choisi initialement par ses parents et toute la difficulté que représentait manifestement le fait d'apprendre à prononcer Shoi-ming pour les occidentaux.

Sasha tapota son volant. Devant lui, la file de voiture s'enchaînait et rien n'avançait depuis au moins un quart d'heure. Levant les yeux vers le ciel, où tombait de larges flocons, il eut un long soupir. Il y avait peu de situation dans lesquelles Sasha n'aimait pas conduire. La pluie ou la nuit ne le dérangeait pas spécialement, et il était même déja passé dans une tornade un jour de circuit. Mais la neige n'était pas son élément le plus familier, et encore moins dans un contexte de co-voiturage. Sa soeur avait eu la brillante idée d'un coup marketing pour Drive Safe en signant un partenariat avec une application de covoiturage. Le pilote de F1, Sasha Kowalski, optant pour une solution écologique de transport, lui qui serait attendu sur les circuits la saison prochaine. Le rêve d'une directrice marketing apparemment. Certaines courses étaient enregistrées sur caméra pour les bienfaits de la publicité, mais celle-ci serait différente. Sasha avait 10 000 mots d'un article à raconter après son aventure du jour - on lui avait promis qu'il n'aurait pas à écrire un mot, se contendant de dicter à une pauvre secretaire qui remettrait en forme ses pensées et ses émotions toujours très en désordre.

Son téléphone se mit à vibrer. Jupiter s'impatientait de sa venue à une soirée qu'il n'avait pas envie de passer seul apparemment. Sasha pianota rapidement sur son téléphone pour lui répondre. Consultant sa montre en émettant ce qui semblait être un grognement, il jeta un coup d'oeil à l'avant et embraya la première pour se frayer un chemin vers la sortie la plus proche. Tant pis pour l'autoroute, ils n'auront qu'à prendre les petites rues.

Lorsqu'il débarqua dans le parking du restaurant où le rendez vous était fixé, trois personnes se tenaient déjà là, valises au pied. Sasha avisa dans sa tête la largeur du coffre et émit un nouveau sifflement. Les problèmes commençaient. Une bonne histoire pour l'article, lui aurait sans doute dit sa soeur. L'optimisme de Kowalski ne tarda pas à refaire surface alors qu'il détaillait rapidement le visage de ses compères d'un soir. Il dégara en face d'eux, pressant sur le frein dans un demi-dérapage. Un petit tour que Sasha aimait toujours jouer pour effrayer les plus timides. "Pardon du retard." Lança t-il de but en blanc après avoir baisser sa fenêtre. "L'autoroute est bouchée, les accidents s'enchainent ce soir apparemment. Sasha, enchanté." Il sortit de la voiture pour serrer la main des trois personnes et passa à l'arrière pour ouvrir le coffre. Heureusement qu'on lui avait prêté une voiture de location plus grande que la Mini Cooper de sa mère, autrement on n'aurait jamais pu y mettre autant de bagages. "Dis donc vous en avez des trucs. Vous déménagez ou quoi ?" Lança t-il à la femme dont les sacs s'accumulaient sur la chaussée. Il fit le tour des têtes, un, deux, trois... "Il est où le quatrième ?" Demanda t-il soudain, fronçant les sourcils.

Esteban est en retard, la faute à ses bouclettes parfaites ainsi qu’un petit détour au restaurant de sa grand-mère. Par grande gentillesse c’est à ce point de rendez-vous que le chauffeur du véhicule les attendra, mais Esteban n’aimerait pas abuser de la générosité de l’homme pour autant, et d’ailleurs c’est d’autant plus vrai qu’en plus d’être légèrement en retard il est plutôt chargé. Sa grand mère est pipelette cela dit, et quinze minutes s’écoulent immanquablement entre l’heure prévue et celle où il arrive tout essoufflé avec ses valises imposantes et des churros fraîchement préparés pour se faire pardonner.

- Hey salut ! Désolé du retard...

Le boucle offre une petite mine désolé en espérant gagner la sympathie de ceux qu’il a fait attendre sous la neige. En voyant la valise de Manu, il commence cependant à culpabiliser. Entre son sac photos et le reste, il espère que l’un des covoitureurs et/ou le conducteur est mère ou père de famille, et donc par conséquent professionnel dans l’art du Tetris.

- Vous inquiétez pas pour le sac photo, je peux le mettre à mes pieds.

Magdalena offre des sourires aux gens qui la rejoignent et acquiescent aux commentaires sur le temps. Effectivement, les remarques faites par les uns et les autres - conducteur de la voiture inclus - lui font remarquer les valises de la jeune femme qui lui a gentiment répondu tout à l'heure, lui évitant ainsi d'être dans l'embarras du silence total. Et puis voilà qu'arrive un jeune homme, lui aussi assez chargé. La tête de Magda fait des allers-retours soudainement nerveux entre les valises posées sur le sol et la voiture de leur gentil chauffeur, et tout à coup, elle se demande si certains ne vont pas rester sur le carreau. Ca lui rappelle de longues soirées juste avant les départs en vacances passées à entasser des valises dans le coffre selon un arrangement le plus efficace possible. Christian pouvait y passer des heures à râler dans le garage, à jeter les sacs par terre, à la sermonner parce qu'elle emportait trop de choses pour elle, et pour les enfants aussi.

Heureusement, elle est la moins chargée aujourd'hui ; elle n'a que son sac à main.

- Moi je n'ai aucune valise, ça compense ? elle tente de lancer dans un sourire. Cela dit, la neige qui s'épaissit et l'annonce des accidents ne la réjouit pas franchement. L'espace d'un instant, elle se demande s'il ne vaudrait pas mieux dormir à l'hôtel, ici, en attendant que ça se calme. Je peux peut-être prendre un sac sur mes genoux ? elle finit par offrir en haussant une épaule. Le trajet n'est pas si long, elle supportera sans doute.

Elle joint ses mains sur la hanse de son sac et s'arme d'un sourire encourageant. Pourvu qu'ils partent bientôt, cela dit - sinon ils risquent de devoir passer la nuit dans la voiture sous la neige. Entre inconnus. Cela dit, ce n'est pas une option si désagréable comparée à ce qui l'attend chez ses parents, sans doute.