La nuit avait été difficile, une fois de plus. Callie, la fille de Kwamie, est dans cette phase rebelle depuis que sa mère est revenue dans sa vie. Après des mois d’absence, l’excitation constante de voir celle qui l’a portée ne semble pas se dissiper ; mais malheureusement pour accompagner le tout, la voici qui se met à faire des terreurs nocturnes, liées à la peur d’un nouvel abandon. Et forcément, c’est l’afro-américain qui en paye les pots cassés une fois de plus, contraint de se lever à heures presque fixes, de consoler la chair de sa chair, de la rassurer, et pour le coup, de ne presque pas dormir de la nuit.

Le voilà donc épuisé, espérant que la journée ne sera pas trop difficile, qu’on ne va pas encore lui inventer un truc de dernière minute que ce soit de la part d’un client ou d’un collègue. C’est presque la boule au ventre qu’il passe la porte du bureau et qu’il se dirige vers son bureau. Il s’affale littéralement dans sa chaise avec un long soupir. A peine le temps de dire ouf que le directeur de l’agence vient le voir pour lui annoncer qu’on l’attend en salle de réunion. Et merde…

Une heure plus tard, il ressort de la salle avec Henley. Une fois de plus, on les a mis sur le même projet. De nouveaux clients avec un projet bien particulier qui veut une villa en plein New-York, mais avec un budget tout riquiqui… Le genre de clients qu’il faudrait sensibiliser dès le départ au fait que leurs critères ne correspondent absolument pas à la réalité du marché mais que voulez-vous… « Je sais qu’à vous deux, vous allez leur dénicher la perle rare. S’il y a bien un duo qui peut réaliser un tel défi, c’est bien vous ! » leur avait dit leur patron, au grand damne de Kwamie.

« Tu penses qu’il est conscient que c’est mission impossible ? » dit le métis sur un ton ironique, la fatigue ayant raison de ces paroles qu’il devrait garder pour lui. « C’est pas le fait d’être à deux sur la recherche qui va résoudre le problème… » soupire-t-il.

@Henley O'Donnell

Kwamie soupire un peu plus. Si les deux collègues ne sont pas d’accord sur tout, ils ont au moins un point commun : ils font toujours tout pour trouver le bien rêvé pour leurs clients. Et ça, c’est clairement une qualité qu’il apprécie tout particulièrement chez n’importe lequel de ses confrères, Henley incluse, donc. « C’est pas comme si je pouvais me permettre de ne pas réussir, de toute façon. » mentionne-t-il. Il n’est pas du genre à laisser paraitre ses problèmes au premier venu, ou à montrer qu’il va mal mais ces derniers temps, il a accumulé trop de choses pour réussir à se montrer constamment sous son meilleur jour. Clairement, il a besoin de sa commission, et plus elle sera élevée, mieux ce sera pour le banquier qui le harcèle presque quotidiennement. « Ouais. » Il positionne son calepin et prend son stylo en main, des fois qu’il aurait quelque chose à noter. « Déjà, est-ce qu’on tente de les faire redescendre un peu sur Terre dès le départ ou pas ? » Clairement, là-dessus, il se rangerait à l’avis de sa collègue, peu motivé à se battre sur ce point. Faut dire qu’il est clairement découragé d’avance, bien que cela passera sans aucun doute d’ici peu. « Puis, on se partage les sites et on fait marcher nos contacts ? Comme on avait fait pour le dossier Carmichael ? »
Leur patron choisit ce moment là pour aller se chercher un café et passer devant eux. « On me fait un peu de place les amoureux. » Ce qui ne manque pas de faire lever les yeux au ciel de Kwamie, exaspéré par un tel comportement. Il se pousse néanmoins, ayant juste envie que cet homme sorte de son champ de vision.

Il hoche la tête. « Une analyse des annonces immobilières devrait rapidement confirmer tout ça. » Les statistiques, ça le connait parfaitement. Avant d’être agent immobilier, il avait longuement cherché sa place dans la société et il était, entre autres, passé par une société qui faisait de l’audit financier. S’il n’avait qu’un poste peu intéressant, il avait tout de même appris beaucoup au contact de certains collègues, étant de nature particulièrement curieuse. « On prépare le genre de tableau qui fait peur avec annonces à l’appui, ça devrait calmer un peu le jeu. » Il aime la stratégie qu’ils mettent en place, pourtant simple. Il n’y a pas toujours besoin de passer par quatre chemins. « C’est clair… » On le surprendra toujours. Il ne s’y fera jamais. Les gens sont déraisonnables et veulent tout avoir presque gratuitement… C’est comme cette offre qu’on lui avait fait sur son appartement, tellement en dessous du marché que même s’il était désespéré, il n’avait pas pu décemment accepter. Faut pas non plus se foutre de la gueule du monde, comme on dit.

Son patron passant, Kwamie se pousse, non sans avoir envie de lui faire un croche-pied pour qu’il s’effondre au sol. Oui, autant descendre au niveau d’enfantillage de celui qui lui verse son salaire… « Au point où ça jase sur notre compte… Allons-y ! » Il préfère en rire qu’en pleurer mais il y a une pointe d’exaspération dans sa voix, bien qu’Henley n’y soit pour rien. Il emboite donc le pas en direction de la cafétaria. En passant devant son bureau, il attrape son calepin magique qui ressence tous les contacts du métis.

« Des fois, j’ai presque envie de t’embrasser juste pour faire taire les mauvaises langues, j’te jure… » balance-t-il sans vraiment se rendre compte. Il préfère les hommes, ça a toujours été ainsi, mais comme tout le monde sait qu’il était marié à une femme et qu’il a une petite fille, ils sont nombreux à ne pas avoir conscience de son homosexualité. Faut quand même pas se mentir, Henley est jolie, et même lui ne dira pas le contraire, mais à la base, sa phrase n’a été dite que dans le but de protester contre son boss et autres collègues qui trouvent judicieux de l’imiter.

Il hoche la tête avec conviction. « J’préfère autant avoir le rôle du bon flic. » confirme-t-il dans un sourire. Il n’est pas connu pour sa froideur, Kwamie, parce qu’il est rare qu’il le soit. Plutôt chaleureux avec ses clients, aimant naturellement les gens, on lui reproche juste de ne pas assez se confier et de parfois paraitre un peu distant. Il est toujours aimable, pourtant, un peu trop sûr de lui, la plupart du temps. C’est une personne plutôt agréable, qu’il ne faut juste pas trop contrarier si on ne veut pas voir sortir le lion qui sommeille en lui. Bref, c’est avec plaisir qu’il laisse le mauvais rôle à Henley.

Ils descendent bientôt à la cafétaria et l’afro-américain s’installe en face de sa collègue, café en main. « On découvrirait peut-être le vrai visage de certains. » Il ajoute. Il ne serait pas contre savoir qui serait jaloux. Enfin, soyons clair, il se fiche éperdument de savoir qui voudrait se taper la rouquine, mais ça lui ferait du bien à l’égo d’avoir quelques personnes – ou ne serait-ce qu’une – qui s’intéresseraient potentiellement à lui.

Il ne veut pas déranger Henley dans son travail, mais lui n’a plus vraiment la tête à s’y mettre et dans ces moments-là, c’est presque peine perdue pour réussir à quoi que ce soit. Il ouvre tout de même son calepin et en feuillette les pages à la recherche de quelques idées et se construit une to-do-list mentale. « Ça te gêne pas, toi, toutes ces remarques ? J’veux dire, à l’ère du féminisme et tout… » poursuit-il subitement. « Tu voudrais pas trouver un moyen de les arrêter ? » Après tout, s’ils s’alliaient, ils arriverait peut-être à quelque chose.

Rapidement, les deux collègues semblent incapables de se concentrer sur le boulot, mais sur la même longueur d’ondes pour ce qui est de monter un stratagème qui ferait enfin taire les rumeurs. Un sourire se glisse bientôt sur les lèvres du père de famille. « Déjà, est-ce qu’on se la joue offensif ou défensif ? » lâche-t-il, presque plus pour lui-même que comme une véritable question. Son esprit vagabondant, il explique bientôt le fil de ses pensées à sa comparse : « On pourrait glisser à Todd qu’en réalité, on l’a caché pendant longtemps, mais que ça fait plusieurs mois qu’on sort ensemble. Todd répète toujours tout à tout le monde alors ça aurait vite fait de se savoir. Puis, genre, dans une ou deux semaines, on improvise une grosse dispute en public dans l’agence au point qu’ils auront tellement pitiés de notre tristesse qu’ils nous ficheront enfin la paix ? » Plan assez simple, en soi, qu’il a vu dans un film, sans se souvenir du nom du dit-film. « Mais ça implique de jouer le jeu quelques temps… » Pour qu’on lui fiche enfin la paix, clairement, il est prêt à ça mais ne veut rien imposer à personne, surtout si la miss a une meilleure idée.

Kwamie est à la fois très heureux et quelque peu surpris que Henley accepte son plan avec autant d’enthousiasme. C’est qu’elle doit en avoir aussi marre que lui de toutes ces histoires et remarques à répétition. Son sourire s’allonge et il hoche la tête. « J’ai déjà quelques petites idées ! D’ici ce soir, il sera au courant, tu peux compter sur moi. » dit-il d’un ton emprunt d’une grosse dose de malice. Il irait voir son collègue en prétextant avoir besoin de conseils de couple, sans mentionner le nom d’Henley mais en faisant des allusions que l’autre brun ne pourrait pas ignorer. Tout en discrétion, comme s’il ne voulait pas que ça se sache, le meilleur moyen de faire courir des rumeurs, les gens aimant les mystères et les ragots de manière générale.

« Je crois que même dans mon bureau je n’arriverais pas à me concentrer non plus. » Il se met à rire de bon cœur. Il a l’impression de retrouver une part enfantine avec ce petit jeu, ce qui n’est pas pour lui déplaire après l’année désolante qu’il a vécu. Un peu de légèreté, un peu d’humour et d’amusement, c’est peut-être ce qui lui manque dans la vie, en fait. « Ça va faire un peu court pour que je m’organise pour faire garder ma fille ce soir, mais on peut diner ensemble demain soir, si ça te va ? » La proposition lancée, il se lève. Même s’il n’arriverait pas plus à travailler dans son bureau, il faut essayer. Il commence à rassembler ses affaires et avant de partir lui lance : « Tu me redis pour le lieu et l’heure si tu veux. »