Rico applaudit, un peu haletant, le podium venant d’être annoncé et dont il ne fait pas partie. Pas ce soir. Ces événements sont monnaie courante partout dans New York. Et si Ricardo se plaît beaucoup dans sa salle de classe à enseigner la salsa, il doit bien avouer qu’il apprécie un peu de challenge occasionnel. Aussi, s’il ne participe pas toutes les semaines à des concours de danses latines, il n’est pas rare de l’y retrouver. Et ce soir, c’est précisément le thème de la soirée dans cette boîte de nuit de Brooklyn. Il est de toute façon bon joueur, Diaz est une dramaqueen invétérée mais il supporte plutôt bien la défaite lorsqu’il n’y a pas d’enjeu. Et de toute façon, c’est sa faute : il n’est pas très en forme, un peu préoccupé même. Pas en état de donner le meilleur de lui-même.  

 

Après quelques applaudissements, il tourne la tête à sa droite. Ana. Son faible sourire s’élargit un peu alors qu’il s’efforce de garder sa contenance. Rico ne croise Ana qu’à ce genre d’événements et jusqu’à présent, il s’est toujours efforcé de faire en sorte que ça ne change pas. Ne pas savoir si elle sera là, ne pas chercher l’information non plus. Il arrive parfois qu’ils se présentent tous les deux sans partenaires et finissent par concourir ensemble comme ce soir, depuis qu’ils se sont retrouvés ensemble il y a quelques mois, par hasard, parce que les règles imposaient de tirer ses partenaires au sort. Mais le professeur ne sait jamais à l’avance est c’est très bien ainsi.

 

Car la danseuse le trouble et quelque chose en Ricardo semble hurler que ce n’est pas une très bonne idée. Il a entré un dossier dans une agence d’adoption, il n’attend que leur avis favorable. Il pourrait prendre des mois à arriver, un étranger, célibataire qui plus est et dont les moyens financiers restent modestes, Rico ne se fait pas d’illusions. Mais son esprit se doit de rester rivé sur l’adoption. Eviter les distractions. Aussi, lorsqu’Ana lui rend son sourire et que son cœur rate un battement, il s’efforce de prétendre que ce n’est rien, balance tous ces gros moutons de poussière sous le tapis, et ignore. Jusqu’à présent, il a été très doué pour ignorer, si je dois être honnête. Ils dansent, gagnent parfois, puis s’oublient jusqu’au concours suivant. Un deal que le mexicain a passé avec lui-même, très inconsciemment, des semaines plus tôt déjà.

 

Act normal, il pense, il s’efforce. Ricardo se penche vers la danseuse pour se faire entendre dans le bruit ambiant. « Désolé encore, c’est ma faute si on a perdu. » Il hausse les épaules. « Je ne reste pas longtemps, je bosse demain, mais je dois avoir le temps de t’offrir un verre pour me faire pardonner si ça te dit ? »

Mon cœur loupe un battement lorsque je le vois dans la boîte de nuit. Les deux dernières compétitions de salsa auxquelles j'ai participé, je n'ai pris aucun plaisir à danser. Je guettais la porte d'entrée tout le long, espérant voir Ricardo entrer et s'excuser de son retard.

Depuis que je connais Rico, je ne cherche même plus de partenaire de danse au préalable de ces petits concours. Oh, Rico me plait, et je ne m'en cache pas vraiment. Pourtant, je ne lui ai jamais demandé son numéro de téléphone. La part de mystère et de destin qu'il y a dans tout ça me plait bien. Quand est-ce que l'on va se trouver au même concours, sans partenaire, et même quand ça arrive, il faut encore qu'on tire le nom de l'autre au sort. Alors, j'ai voulu jusqu'à présent le garder, ce petit mystère, qui est presque devenu comme un jeu pour moi. Et lui non plus n'a jamais cherché à me contacter autrement. Je me dis que soi il est comme moi, soi il n'est absolument pas intéressé par moi comme je le suis par lui. Quoi qu'il en soit, le résultat est le même. A chaque fois que je me rends dans ces évènements, je croise les doigts pour tomber sur lui, et garde mes yeux rivés sur la porte de la salle dans laquelle on se trouve.

Il semblerait que la chance soit de mon côté aujourd'hui, et je me retrouve en binôme avec mon partenaire de danse préféré. A l'annonce des gagnants - qui étrangement ne sont pas nous mais passons, le brun innove, et fait quelque chose qu'il n'avait jamais fait avant. M'offrir un verre. « Bien sûr que c'est de ta faute, ils étaient trop jaloux de tes pas de danses pour d'accorder la victoire. »  Un large sourire se dessine sur mon visage, et j'attrape son bras d'une main. « Je ne dis pas non à un verre ou deux cela dit. »  Au contraire, d'ailleurs, puisque je l'emmène vers le bar, où il y a un peu moins de brouhaha puisque les gens sont tous agglutinés au centre de la salle. Mais je dois toujours hausser la voix et m'approcher de lui pour me faire entendre. « Tu as été excellent Diaz, comme d'habitude.  »  Et Dieu sait que si je complimente quelqu'un sur sa danse, c'est que cette personne doit vraiment être douée, puisque je suis très intransigeante là-dessus. « Il faut qu'on trouve un système, tu sais. La dernière fois je me suis retrouvée avec un type qui dansait comme si ses chaussures étaient en plomb, je te jure. »  Que déclare avant de lâcher un long soupire, exagérant juste à peine les faits.

Espèce. De. Crétin. C’est ça que t’appelles « normal » ? L’inviter à boire un verre alors que c’était jamais arrivé avant ? Franchement, il se serait bien enterré six pieds sous terre. Quand bien même il n’était pas rare qu’il agisse en gentleman avec d’autres personnes, le but avec Ana était justement de ne pas tomber dans ce travers. C’est raté, donc. Il vient en une seconde d’inattention de briser une routine établie pourtant très simple : danser et rentrer chez soi sans un mot plus haut que l’autre. Elle le flatte et son visage se mute en une expression amusée. Rico baisse la tête en étouffant un rire : « Evidemment qu’ils sont jaloux, j’ai carrément inventé un nouveau pas ce soir. Ca s’appelle le ‘vulgaire prof exténué attendant les vacances avec impatience’. » Et puisqu’elle accepte le verre qu’il lui propose, réceptive, Diaz est coincé. Pas que ça lui déplaise, pour être honnête. Alors il s’accroche au bras qu’elle lui tend et l’emmène un peu plus loin.

Le bar n’est pas à l’abri des effusions de bruit et Ana est obligée de s’approcher pour lui parler. Il ne mérite vraiment pas les compliments qu’elle lui offre, mais il décide de les accepter d’un signe de tête affirmatif. Après tout, ça fait toujours plaisir d’être valorisé. Et en échange, il lui retourne : « Doit-on revenir sur ce porté parfaitement exécuté de ta part ? Heureusement que t’étais là pour camoufler mes bêtises, surtout. » Il lui adresse un grand sourire et se retourne quelques secondes, le temps de commander deux boissons. Puis, Rico reporte son attention sur sa partenaire. Il y aurait bien une solution à leurs péripéties : devenir partenaires pour de bon. Mais en aurait-elle seulement envie ? Après tout, il semblait entendu dès le départ qu’ils ne seraient que des remplaçants l’un pour l’autre… « Des chaussures en plomb, huh ? Attends, laisse-moi deviner. » Il lève le regard vers le plafond, exagérant à peine la mimique de celui qui cherche une information. « Francis Cox ? Oh, non ! Plutôt Dan Lewis, c’était forcément Dan Lewis ! » Et il n’avait pas du tout pris Dan Lewis en grippe depuis le début sur le simple fait qu’il partage le prénom de son ex-mari, non. « Mais je suis d’accord, il faudrait qu’on puisse se tenir au courant quand on se retrouve sans partenaires. » Ou le devenir officiellement, tout simplement. Ils se complémentent très bien, après tout. Autant arrêter de tourner autour du pot. Mais Ricardo a le sens du drame… aller vers les solutions les plus évidentes, il ne connaît pas. Se torturer pendant mille ans sur un crush de compète, par contre…

Quand bien même je le voulais, je ne sais pas flirter avec discrétion. J'accentue toutes mes mimiques, rigole un peu trop fort, force bien trop sur les clins d'oeil, bref, impossible de masquer mes intentions. De toute façon, je veux que Ricardo ai son entière attention portée sur moi. Je fais tout pour que ses yeux ne me quittent jamais du regard. Alors, quand on marche en direction du bar, mes hanches bougent un peu plus que d'habitude, ma main qui ne serre pas son bras détache le chignon que je m'étais fais, pour dévoiler une cascade brune ondulée, dansant sur mes omoplates.

Un large sourire sur le visage alors qu'il commande nos boissons, je ne peux pas m'empêcher d'observer son profil, sans me cacher non plus, je n'en peux plus d'attendre qu'il fasse le premier pas. « Un homme comme toi ne doit jamais faire de bêtise. » Je réponds, sans jamais lâcher le beau brun du regard. Le bruit de la salle me force à me rapprocher de lui pour me faire comprendre, et on ne va pas se mentir, c'est loin de me déplaire. Il ne faut pas être Sherlock Holmes pour se rendre compte que je ne parle plus du tout de danse à ce moment-là, mais je ne vais pas plus loin, laissant à mon interlocuteur le plaisir de choisir l'interprétation qu'il voudra. Accoudée au bar, je pose mon index sur ma joue et observe le professeur essayer de deviner qui était mon partenaire de danse la fois dernière. Il atteint une conclusion, et je ris un peu en secouant la tête pour appuyer ma réponse. « Pire que Lewis ! Mathias Simpson ! » A force de participer aux concours, on commence à connaître certaines personnes, les habitués de ceux-ci et rivalités ainsi que des affinités se créent, forcément. Pour le coup, je ne connais pas Mathias plus que cela, et j'exagère peut-être un poil quand je décris sa danse à Rico, mais je veux qu'il comprenne à quel point j'avais été déçue de ne pas avoir dansé avec lui cette fois-là.

Se tenir au courant ? Enfin ! Et pourtant, il ne propose rien de plus, le bougre. Tant pis, looks like i'm gonna have to do things my way, et c'est peut-être mieux comme ça. Alors, je me penche vers lui, tends la main  pour aller chercher dans la poche de sa veste dans laquelle je le vois dépasser, son téléphone portable. « Déverrouilles-le. Je vais t'enregistrer mon numéro. » Ben oui, faut bien qu'il y en ai un de nous qui prenne les choses en main, et Diaz n'a pas l'air décidé à faire plus que de m'offrir un verre.

Il n’y a rien de discret dans les allusions d’Ana et pour ce qui semble être la première fois de sa vie, Ricardo n’est pas certain de comment il devrait réagir. D’habitude, il se jetterait tête la première dans la gueule du loup, sans trop avoir à y réfléchir, d’ailleurs. Mais avec Ana, c’est différent. Un peu inconnu. Et puis surtout, it doesn’t feel right, surtout parce qu’il y a une différence d’âge évidente et qu’il ne veut pas être l’instigateur de quelque chose de toxique, d’une espèce de rapport de domination malsain. Le projet d’adoption aussi dont il s’était promis de ne pas se distraire. Aussi, il fait semblant d’être un peu idiot et manque cette opportunité grosse comme une maison. Shit. C’est pour un bien, il pense sans grande conviction.

« Mathias Simpson ?! Jeez, ils devaient vraiment avoir une dent contre toi. », il grimace, embarrassé pour elle plus qu’amusé. Dan Lewis n’avait de mauvais que son prénom, le prénom de la trahison, du mensonge et des mauvais souvenirs ainsi qu’une façon de sourire en coin qui n’aidait pas le mexicain à le désolidariser de son ex-mari. Simpson, quant à lui, avait des pieds de plombs, une aversion pour le déodorant et surtout une manière dérangeante de regarder les femmes, à tel point que Ricardo ne comprend pas comment aucun jury n’a jamais été pris de la bonne idée de le virer une bonne fois pour toutes. De toute façon, il ne sait pas danser. Ce ne serait une grande perte pour personne.

Ana lui prend son portable, malicieuse, et son premier réflexe est de le rattraper, prétexte idiot et inconscient pour un contact physique, sans nul doute. Il décide alors de se plier à ce qu’elle lui a demandé : déverrouiller l’appareil et lui rendre. « Bonne idée. Tiens. » L’une des barrières de son mur de briques vient de sauter. De toute façon, il n’a jamais été capable de rester de marbre face à la raison. Et d’un coup, alors qu’elle a les yeux rivés sur l’écran, il repense à Mathias Simpson et c’est plus fort que lui : « Sois ma partenaire, Ana. » Précipité. Pour le moins irréfléchi. « Enfin, non, je recommence. », il bredouille, se rendant soudain compte de son ton autoritaire. « C’était censé être une proposition. » Ben tiens. « Tu serais d’accord qu’on danse ensemble régulièrement ? Officiellement ? » Il hausse les épaules. « We’re good together anyways. » Après tout, danser ensemble ne l’engage à rien… Ou peut-être qu’il a déjà fait un premier pas dans le vide. Mais non : rien du tout. Evidemment. Ce serait insensé.

Les verres commandés arrivent et il s’agit là de la diversion rêvée. Il prend tout son temps pour payer le barman, et n’oublie pas de boire une longue gorgée de sa boisson avant de se retourner à nouveau vers la brune à qui il tend la sienne. « T’en dis quoi ? »

« I guess, » je réponds en haussant les épaules, accompagné d'un léger soupire. J'avais surtout été déçue de ne pas avoir pu danser avec Ricardo, mais ce n'est rien parce que la roue semble avoir tourné, puisque me voilà, au bar avec lui, enfin. J'avais trop attendu qu'il me propose d'aller boire un verre, ou même de me raccompagner chez moi. J'avais trop attendu passivement, que quelque chose se passe. Mais j'en ai marre d'attendre. Il faut que ça bouge. Tout est bien trop calme en ce moment.

Je prends donc les choses en main, littéralement puisque j'attrape son téléphone dans la poche de sa veste sans lui demander. Quand je lui demande de le déverrouiller, il s'exécute, et je fais presque exprès de laisser mes doigts effleurer un peu trop longtemps sa main alors qu'il me rend son portable. Alors que je lui enregistre mon numéro, ce qu'il me dit fait louper un battement à mon cœur. Je lève les yeux de l'écran pour les regarder, et il se reprend, comme s'il avait l'impression d'avoir mal demandé. C'est sa manière d'essayer de se rattraper qui me fait sourire, et, sans répondre, je repose mon regard sur son écran. Je me pince les lèvres en lui rendant son téléphone, celui-ci toujours allumé à la page du contact que je viens de créer. Contact que j'ai appelé "Partenaire" accompagné de deux emojis, une danseuse de salsa et un coeur rose. J'attrape le verre de vin rosé que j'ai commandé et prends une gorgée en le regardant, un sourire aux lèvres. « Avec plaisir, Diaz. On est un duo parfait, tu ne trouves pas ? » Je brise enfin l'eye contact, pour observer mes ongles avant de dire. « Par contre, il va falloir qu'on s'entraîne de temps en temps pour pouvoir avoir les meilleures moves. J'en ai marre de perdre. » Je repose enfin mes yeux sur lui, et poursuis. « Ensemble, on a tout à gagner, non ? » Et je reprends une gorgée de mon rosé, lâcher mon regard perçant du sien, comme si j'essayais de l'hypnotiser. If only I knew how to do that.