Étrange, voilà un adjectif qui décrit parfaitement cette sortie avec Sheru. Pas parce qu’il ne l’apprécie pas, loin de là, le blond a eu le temps de noyer son chagrin et sa mauvaise foi entre temps, mais plutôt parce que son nouveau colocataire est bien loin d’apprécier son activité favorite et que sa motivation a l’accompagner faire les magasins défie toute logique en somme. En toute franchise il l’aurait plus facilement imaginé récolter des fonds pour Greenpeace ou manifester pour la cause animale et pourtant les voilà donc partis arpenter les rues à la recherche de vêtements bien ajustés.
La conversation n’est pas désagréable cela dit, la gêne est partie depuis longtemps et Chris prodigue son avis d’expert en désignant quelques boutiques qui se revendiquent eco friendly et d’un courant plus minimaliste.

Alors qu’il essaye un jean bleu foncé, il semble un instant peu convaincu par la forme. Il faut dire que trouver un jean adapté relève parfois d’un vrai challenge. Et pour ne rien arranger, la pression mise par sa mère dernièrement influe un peu trop négativement sur ses habitudes alimentaires. Il saute des repas, continue de danser au rythme imposé et termine assez logiquement par friser avec une limite qu’il ne veut pas dépasser.

Chris le sait, dans ce métier l’hygiène de vie doit être irréprochable. Si son corps finit par lâcher c’est tout le reste qui va le lâcher en même temps. Loin d’avoir l’air malade, il ne peut compter que sur lui même pour gérer tout ça de façon saine.

- J’hésite entre le noir et celui-là. Et toi t’as trouvé quelque chose ?

- Il est quoi ?

Chris plisse les yeux, il n'est pas sûr de comprendre là où Sheru veut en venir, mais ce n'est pas le moment de jouer les susceptibles. Il a demandé un avis, il faut l'accepter, même s'il aimerait bien connaître le problème du jean que son colocataire dénigre. Lui appréciait assez le noir, mais si le bleu est objectivement un meilleur choix alors il achètera le bleu. Ou les deux. Pourquoi s'embêter à choisir, il a besoin de ces jeans de toute façon non ? Chris observe les deux paires, indécis avant de se ruer vers la cabine pour faire un nouvel essai. Après un court passage dans celle-ci cela dit, il revient avec deux paires sous le bras.

- Je vais prendre ces deux là, et maintenant on va s'occuper de ton cas !

Sheru a beau penser qu'il va s'en tirer comme ça, ce n'est pas du tout l'intention de Chris qui ne va clairement pas manquer une occasion aussi belle de se rendre utile et de partager son expertise. Ils ont beau être très différents, Chris a su identifier les besoins et les goûts de son colocataire. Se revendiquer d'un courant éco-responsable et minimaliste ne veut pas dire que l'on doit renoncer à la mode et aux coupes avantageuses et pour cela Chris peut s'avérer de bons conseil. Loin de se douter que Sheru prévoit de se payer une visite au Gotha, il sort donc son portable pour lui montrer quelques designer minimalistes en vogue.

- Tu sais il y a pas mal de designer minimalistes qui pourraient convenir à ton style. Regarde Helmut Lang par exemple, c'est un des fondateurs du mouvement. On pourrait aller faire un tour dans sa boutique. Pour le côté eco-reponsable il y a Stella McCartney, Vivienne Westwood... Il y a pas mal de choix en réalité. Pourquoi tu as besoin d'un costume ?

Question innocente. Après tout, il n'a jamais vu Sheru porter ce genre de vêtements.

Sheru a l’air gêné à la question de Chris et le blond s’en étonne en arquant les sourcils. Rapidement cela dit, il interprète cela de la mauvaise manière, pour le plus grand dam de Sheru sans doute. Il s’imagine avec sa logique implacable que l’indien essaye d’impressionner une femme qu’il aurait décidé d’accompagner a une soirée un peu élégante, sortant au passage de sa zone de confort, puisqu’aussi loin qu’il s’en souvienne, Sheru n’a jamais porté de smoking.

Attendri, comme il est amusé, Chris lui adresse un sourire tendre. Il n’a pas envie de le mettre dans l’embarras, ni même de corriger le mot soirée en rendez-vous, même s’il a parfaitement compris ce dont il s’agissait pour l’indien, il n’est pas idiot. Sheru est un garçon discret, qui préfère sans doute garder sa vie personnelle secrète. Rien d’anormal là-dedans, Chris ne veut pas s’imposer. Ils ne sont pas si proches que ça et d’ailleurs, il s’est étonné du fait qu’il désire l’accompagner. Tout a désormais beaucoup plus de sens maintenant qu’il y pense et il est heureux qu’il ait fait appel à lui pour ce genre de choses.

- Alors on va faire en sorte que tu sois irrésistible à cette soirée ! Fais moi confiance, je sais ce que je fais. On va trouver quelque chose d’élégant mais qui ne renie pas ta personnalité. L’important c’est que ce soit bien taillé et que la matière ne fasse pas « cheap ». C’est le genre de choses qui se voit tout de suite malheureusement... Après, il faut surtout que tu sois à l’aise, ça joue beaucoup dans l’allure et la confiance en soi dégagée.

Bon pour obtenir un tel résultat, il va falloir faire chauffer la carte bleue, alors Chris se permet de lui rappeler que leur petite excursion ne sera pas sans dommages financiers.

- Par contre ce ne sera pas gratuit, mais tu pourras toujours le porter pour les opening nights et les événements importants. Ça risque de t’arriver souvent si tu me gardes comme colocataire et que tu restes ami avec Tessa ! Sinon la location s’envisage aussi... à toi de voir !

Il est bien curieux de savoir qui est cette personne qui fait vibrer le cœur de Sheru au point de l’inciter à faire du shopping avec lui, ce qui doit être proche de son pire cauchemar quand on y pense. Cette personne doit en valoir le coup, du moins il l’espère. Sheru ne devrait pas se forcer à redevenir celui qu’il était avant pour impressionner une fille. Alors même, s’il ne souhaite pas l’embêter avec ça, il tient tout de même à s’assurer que Sheru ne fait pas ça pour les mauvaises raisons.

- Cette personne qui te fait porter un smoking et me supporter en session shopping elle en vaut la peine j’espère ?

Sheru lui semble embarrassé. Peut être que ce n’était pas la meilleure idée qu’il ait eu que de le questionner. Il ne voulait pas se montrer invasif et pourtant le visage de Sheru montre bien qu’il a en quelque sorte, mis les pieds dans le plat comme il le fait si souvent. La curiosité est un bien vilain défaut, il aurait dû le savoir, mais la spontanéité de Chris entre parfois en conflit avec la meilleure chose à faire. Sheru ne lui dit pas de se mêler de ce qui ne le regarde pas contre toute attente, il parait surtout surpris de la question. Une chance, Chris peut potentiellement éviter d’en rajouter en couche.

Tout ça cela aurait été sans compter son analyse complètement faussée de la situation. A bien y réfléchir, la réplique de Sheru est suffisamment claire pour allumer la lumière chez son colocataire, l’idée lui traverse même l’esprit d’ailleurs avant d’en être chassée. Mais elle est bien vite éclipsé par un Chris qui n’est pas prêt à s’intéresser de nouveau à ces questions. La rupture avec Tessa lui a fait beaucoup de mal, et s’il est un parfaitement honnête, il n’a pas envie d’enchaîner une nouvelle deception amoureuse. Il s’est fait à l’idée, il est trop différent des autres pour satisfaire qui ce soit, même Sheru d’ailleurs. Sa stabilité émotionnelle et sa santé mentale sont des priorités qui ne peuvent pas se permettre d’être relégués au second plan.

- On va te relooker alors, même si en vrai, ce n’est pas si tant un relooking. Tu as un style, ce qu’il te faut c’est de bonnes adresses. Et un smoking. On y va ?

Rayonnant, il se dirige vers la caisse pour régler ses achats. Voilà qui devrait le rhabiller pour le printemps. Une fois dehors il se tourne vers Sheru.

- Neha m’a fait l’éloge de tes bras musclés. Tu peux m’aider avec les sacs ? J’ai un peu abusé sur le shopping...

Expression coupable sur le visage, tout est bien vite effacé par un nouveau sourire. Puis le téléphone sonne, et le nom de sa mère apparaît sur l’écran.

- Je te rejoins dans une minute !

Le souffle de Chris se fait plus court et son sourire s'efface au profit d'une mine paniquée. Sa mère de son côté poursuit et ne s’embarrasse pas de le laisser parler. Vivian a des affaires bien plus importantes à régler et son appel se doit d'être productif tout comme elle. Le motif de celui-ci ? Une audition à laquelle elle a inscrit son fils sans le lui demander, inquiète visiblement à l'idée qu'il puisse choisir la solution de facilité en prolongeant son contrat. Décision qu'il a évidemment prise, comme pour lui donner raison. Les angoisses de Chris ressurgissent sans crier gare, bloquant l'air qui pourrait s'infiltrer dans ses poumons s'il lui laissait seulement la chance. Ses muscles se tendent, son rythme cardiaque s'accélère, la panique bloque désormais toutes les tentatives de Chris pour réfléchir. Elle n'a pas fait ça, elle ne peut pas avoir fait ça. Et pourtant, cela ressemble bien à Vivian Forbes que de prendre des décisions qu'elle estime qu'il n'est pas capable de prendre seul. Ce casting, il l'a vu passer, et l'a ignoré, mais bien sûr tout cela ne pouvait pas simplement être rangé dans un tiroir en attendant que Chris soit prêt à l'envisager. Il faudrait qu'il réagisse tout de suite, qu'il affronte ses peurs simplement parce qu'elle le lui demande après avoir vu une annonce sur un site internet. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, elle a toujours tout contrôlé dans sa vie. Éprouvant de plus en plus de difficulté à trouver de l'air, Chris se laisse glisser le long du mur, la voix de Sheru en fond, comme si elle parvenait de très loin. Sa tête rejoint ses mains, son corps ne répond plus, il a l'impression de mourir.

Chris se maudit lui même, alors qu'il sent la panique prendre pleinement possession de son corps. L'air s'infiltre plus difficilement dans ses poumons, son rythme cardiaque est excessivement rapide. La sensation est aussi familière qu'elle est désagréable. Il a beau vouloir contrôler ce flot d'émotions qui le bouleverse, c'est plutôt l'inverse qui se produit en l’occurrence. Alors il se laisse tomber contre le mur, essayant de lutter contre les larmes qui ne feraient qu'accentuer son problème respiratoire. C'est dans sa tête, il le sait et pourtant ses muscles sont tendus, l'air ne passe pas. Respire que lui dit Sheru, cette phrase qu'il a entendu des millions de fois. Un ordre simple que son cerveau lui lance déjà et qu'il semble incapable d'exécuter correctement pour autant. Survis serait bien plus approprié, et c'est bien le seul ordre auquel il est capable de répondre. Alors Chris survit, le regard posé sur son colocataire dont les tentatives sont pour l'instant bien vaines pour l'aider à se calmer.

- Je n'y arrive pas.

Chris lutte, mais c'est un combat contre l'anxiété qui a un arrière goût de défaite. Son corps se bat vaillamment, il peut le sentir dans chacun de ses muscles tendus par la peur, mais sa tête interprète les choses bien différemment. Il a l'impression d'être déconnecté, qu'un court circuit l'empêche d'exécuter correctement les commandes de son esprit et il se déteste pour cela. Assis par terre à se rendre ridicule aux yeux de Sheru. Il aimerait être plus fort, capable de se relever et d'ignorer les agissements de sa mère. Mieux encore, il aimerait être capable d'y mettre un terme mais force est d'admettre que ce n'est pas au programme des festivités.

Quand Sheru lui dit qu'il a la peau douce, Chris fronce les sourcils. Il est perturbé par ce commentaire qui sorti du contexte où Sheru aurait des sentiments pour lui qui soient bien connu du blond, semble bien étrange. Le commentaire produit l'effet escompté cela dit et la surprise et l'incompréhension ont le mérite de détourner son attention des pensées négatives qui se bousculent dans sa tête.

-  What... ?

Non, Chris n’est définitivement pas habitué à ce que Sheru lui fasse des compliments, encore moins pendant une crise d’angoisse où sa plus grande priorité est d’essayer de survivre. Chris est donc à mille lieues de s’imaginer les sentiments de l’indien, et peut être que s’il savait justement, Sheru arrêterait de lui donner l’impression d’être un alien aux réactions aussi imprévisibles qu’elles lui semblent déplacées.

Avec les mois qui ont passé, les comportements étranges se sont effectivement multipliés sans que Chris ne puisse mettre le doigt sur le problème. S’il en avait discuté avec Ahmed ou Neha, alors il aurait sûrement compris la variable manquante dans toute cette situation, mais très sensible sur le sujet, sa vie amoureuse n’est pas quelque chose qu’il a abordé avec qui ce soit depuis sa grande discussion avec Tessa.

Chris a le cœur brisé, encore aujourd’hui. Plus tellement à cause de Tessa d’ailleurs, mais il se sent brisé, comme s’il avait perdu tout espoir de se faire accepter tel qu’il est. Tessa lui avait donné cet espoir, puis l’avait repris sans crier gare et aujourd’hui envisager une nouvelle relation lui semble impossible. Envisager qu’on puisse en avoir envie avec lui, défie même toute logique. Sheru a bien vu comment les choses se sont terminées avec Tessa. Il serait bien masochiste de s’y risquer. Et de toute façon, sa spiritualité l’exclue directement de l’équation.

- Ca va aller.

Il s’en remet toujours, c’est les heures qui suivent qui sont difficiles. Il lui faut laisser à son corps le temps de récupérer de toute cette tension qui l’a agité plus tôt. Il s’en remettra, mais pour l’instant ce sont il a envie, c’est de rentrer chez lui, pas de sentir tous les regards se poser sur lui parce qu’il est assis par terre a tenter de se calmer.

- Je vais rentrer. Commander un Uber et rentrer. Si tu as besoin de conseils pour ton smoking, je peux toujours te guider par message. Je suis désolé de t’abandonner, mais j’ai besoin d’être seul.