Avant, t'avais peur de rien
Je me dis que finalement, je suis toujours là sans l'être vraiment. Je suis peut-être pas la seule, à voir tous ces gens qui font semblant. C'est comme le verre de vin de mon père et le sourire de ma mère. Deux détails qui cachent tout plein d'histoires, deux détails que personne ne relèvent parce qu'ils ne sont pas importants, qu'ils font partie du décor. On préfère s'attarder sur les jolis bijoux qui brillent plutôt que sur les conflits, les points sombres d'un couple qui n'en est plus trop un. C'est pas eux qui entendaient les éclats de voix dans la cuisine, quand ça s'engueulait dur sans savoir pourquoi. J'ai jamais compris pourquoi les gens s'acharnent à tout cacher, tout dissimuler. Pourquoi on entretient tant ce culte du mensonge, pourquoi je le fais moi. Tiens, des ongles rongés. C'est dommage, ça jure atrocement avec le rouge bordeaux qu'il y a dessus. Ça dissimule tant de secrets des ongles rongés, des inquiétudes, des imperfections, des espoirs abîmés, un peu fêlés qui risquent de se briser. En tendant l'oreille, j'arrive presque à entendre le vrombissement des voitures, le frémissement de New-York. Je me rappelle qu'il y a bien dix mille ans, j'aimais jouer dans la rue. Jouer dans la rue avec toi, Lou. On faisait rien de mal, on était simplement insouciantes. Ça me permettait de sortir un peu de ma tour d'ivoire, de m'aérer la tête trente secondes. C'est curieux que rien ne m'apparaisse clairement de mes jeunes années, on dirait que la suite les ont complètement bouffées, anéanties, annihilées. Ou alors c'est simplement que j'étais heureuse, que j'étais moi, et qu'on se souvient jamais des temps heureux. C'est vrai que j'avais peur de rien. C'est vrai que je ne me souciais de rien. C'est vrai que j'étais heureuse, quand t'étais là. Gamine toute rousse, camarade de classe, peut-être un peu plus même.

Et maintenant regarde toi
Mais maintenant, tu es plus là. C'est pas étonnant, tu es libre, toi. Tu t'es jamais laissée enfermer, toi. Tu t'es jamais laissée museler et abandonner dans un coin, toi. Je pourrais être jalouse, mais je sais que c'est de ma faute si tu es partie. Je sais que tu pouvais pas rester avec quelqu'un qui sait pas hausser la voix pour se faire entendre. Pour dire à ses parents qu'elle aime une fille et que c'est comme ça, qu'elle en est fière, qu'elle veut pas changer. Qui ose même pas leur dire qu'elle s'est toujours ennuyée à l'école et que faire des études de droit ça lui file la gerbe. Qu'elle ne pense qu'à danser depuis que sa mère l'a inscrit dans un club et que Juilliard c'est son rêve le plus fou. Je me rappelle de nos journées à Central Park après le lycée, de l'odeur de l'herbe fraîche, du bruit de la nature. Ça sonnait un peu comme la liberté, ça sonnait un peu différemment, c'était la douce rébellion. Je faisais déjà des crises d'angoisse à l'époque, parce que je me suis toujours pris la tête pour pas grand chose, je me suis toujours flagellée pour être aussi lâche, aussi faible, si incapable d'agir. Je me suis toujours laissée tomber dans des milliers et des milliers de spirales de pensées incessantes qui me font pleurer la nuit, agenouillée devant tout ce que je ne parviens pas à changer. Ça tourne, ça tourne, ça tourne encore et encore et je me sens piégée, je parviens plus à respirer, j'étouffe, je suffoque, je supporte plus mon corps, je me sens mourir, je le veux un peu, le cœur s'affole, les larmes brûlent et ça s'arrête. Ça s'arrête par la douleur, en enfonçant mes ongles dans la peau pâle un peu trop fort, parfois. Ça s'arrête avec la danse, parce que c'est sur scène que je me libère de tout. De tout ce que j'enfouis chaque fois en entendant tant de choses qui me déplaisent mais que j'ose pas renvoyer à la gueule de ceux qui les ont lancées. Et je sais pas quand je changerai, je sais pas si je veux changer, je sais pas si je peux. Je m'excuse pour être moi.

Tu comptes laisser ça comme ça ?
Et qu'est-ce que tu veux que je fasse, hein ? Ça fait dix ans que j'existe plus vraiment, ça fait dix ans que l'enfance s'est barrée et m'a laissée sans rien. Tu t'attendais à quoi ? Que j'aille chez le psy ? Tu crois pas qu'il en a marre de voir toutes ces gosses de riches lui exposer leurs troubles de petites filles pourries gâtées ? Et puis qui te dis qu'il pourrait m'aider ? Tout le monde réussit autour de moi, Lou. Tout le monde attend que je fasse pareil, dans un domaine qui leur plaira. Je suis sous l'eau.
Je me noie.
Et personne.
Personne n'y fait attention.
Ou presque pas.
Parce que c'est pas comme si rien n'allait bien. Y a des gens qui comptent, des gens qui sont vraiment là, eux. Mais toi t'es plus là. Toi, t'es partie. Ça fait quatre ans maintenant, et depuis c'est différent. Je sais que tu as trouvé quelqu'un, quelqu'un de mieux, quelqu'un de vrai, quelqu'un de bien. Je t'en veux pas, Lou. Je comprends. Sans doute que je ferais pareil, un jour ou l'autre. Sans doute que je finirai par comprendre que je peux pas continuer à la fermer. Qu'un jour, j'exploserai.

Sans doute, ouais.