La maison s’est transformée en une gigantesque ruche. Seule est épargnée la chambre de Tristan, au dernier étage ; ou plutôt ses quartiers, comme on dirait dans un château, ce qui est sans doute plus proche de la réalité. La gigantesque maison implantée dans une impasse uppée de Manhattan a été intégralement nettoyée et arrangée pour accueillir une cinquantaine de personnes. Des tables ont été installées un peu partout dans le jardin et dans le grand salon, dont les deux baies vitrées donnent directement sur l’extérieur. Des transats ont été ajouté pour entourer la piscine d’été - l’hiver, il s’agit simplement d’une terrasse en parquet. Un peu partout, des ballons ont été gonflés à l’hélium et attachés au sol. Ils flottent dans l’air, à l’instar d’une certaine ambiance particulière. Le calme avant la tempête. Vêtu d’un short blanc et d’une chemise en lin bleue, Tristan dévale les escaliers qui le séparent habituellement de toute manifestation sociale parentale. Aujourd’hui, il n’est pas réticent à passer la journée en compagnie des amis de ses parents qui viennent progressivement s’installer sur les petites tables dressées ou sur les coussins qui recouvrent la pelouse. Il est, en réalité, plutôt de bonne humeur - sans doute le résultat des vacances au Mexique, qui ont laissé sur sa peau des traces d’un bronzage doré, et la perspective d’un mois d’août consacré à ne pas faire grand-chose de contraignant, hormis une semaine en famille à la fin du mois dans un club nudiste - mais Tristan préfère ne pas songer à ça pour l’instant.

Il est donc plutôt de bonne humeur, et descends pour saluer les premiers invités présents - il ne les connait même pas tous. Il pique un morceau de pain dans un des paniers, embrasse sa mère et file toucher l’eau pour en apprécier la douceur. Il fait déjà chaud mais le jardin a l’avantage de leur offrir une oasis de fraicheur - d’autant que son père s’attèle déjà à mettre en route les brumisateurs parsemés entre les arbres. Quand on se balade dans les rues de New-York, il semble improbable que de telles maisons existent. Et pourtant.

Bien rapidement, Tristan repère Sameen, qui est non seulement la fille d’amis de ses parents - mais surtout son amie, à lui. Peu de gens de son âge fréquentent ces brunchs car Isolde aime s’entourer de jeunes - plus jeunes qu’elle - qui ont souvent de très jeunes enfants, bruyants et agités. Heureusement que Sameen est là. Tristan s’approche, un sourire aux lèvres, et lui fait une bise chaleureuse sur la joue.

- Salut, il lance, d’un ton guilleret. Je suis content de te voir - heureusement que tu es venue, sinon j’aurais passé le déjeuner à m’occuper des enfants.

Il rit un peu et prends son bras pour l’entraîner, un peu à l’écart, vers deux gros poufs qui n’attendent qu’eux. Ellen, la cuisinière de la famille, les voyant s’installer, se précipite pour déposer un plateau chargé de viennoiseries, de pain, de confitures et de jus d’orange devant eux, puis repart comme elle est venue.

- Ca va ? Tes vacances se passent bien ?

Ils ne se sont pas vus depuis un moment - le mois de juillet est passé à une vitesse folle pour Tristan, entre dernières représentations de l’année, inscriptions pour la troisième année à Julliard et vacances au Mexique avec Este.

L’éloignement salutaire du centre de la fête soulage un peu Tristan. Sa mère est friande de l’organisation d’évènements plantureux, excessifs. Bruyants. Souvent, il y a du monde qui défile dans la maison. A plusieurs reprises au cours de l’année, Isolde organise des brunchs avec tous ses amis. La piscine est ouverte, le champagne coule à flots, un traiteur s’occupe de cuisiner sous la supervision d’Ellen, la cuisinière de la famille. C’est en règle générale l’occasion pour les Hastings de faire l’étalage de leur richesse histoire de rassurer toute personne qui douterait encore de la fortune personnelle des Hastings - assez indécent, finalement. Parmi les autres activités favorites d’Isolde, on trouve les soirées organisées dans l’énorme salon - et qui deviennent complètement indécentes passé minuit - les escape games qu’elle fait créer dans sa maison directement, les sorties au Lac du coin - et les vacances nudistes sur une île paradisiaque. Bref, sa mère est une reine quand il s’agit d’organiser des évènements étranges, bruyants et tape-à-l’oeil, et Tristan cherche toujours la première occasion pour aller se cacher.

- Ton père te force à travailler pendant les vacances ? il demande, un peu désabusé. C’est quand même pas terrible, quand est-ce que tu vas te reposer ?

Il soupire. Lui-même n’a pas abandonné les répétitions de piano - sauf au Mexique - mais ce n’est pas vraiment la même chose. Jouer lui procure une grande satisfaction, et ce n’est jamais vraiment une corvée.

- Tu vas quand même avoir une semaine de liberté, j’espère ?

Ses parents à lui n’ont jamais été du genre à le forcer à travailler, peu importe quand. Il a toujours été relativement libre de gérer ses actions, ses devoirs, ses cours et son avenir, le luxe de ceux qui n’ont besoin de rien, sans doute.

- Oui, le Mexique était bien. Je n’y avais jamais été, j’étais content de découvrir un morceau du pays, et puis il a fait vraiment très beau.

Et il était avec Este, ce qui a évidemment joué dans la balance ; mais il garde cette donnée pour lui pour l’instant, de toute façon, elle sait très bien avec qui il est parti.

Tristan s’estime chanceux que ses parents n’aient jamais été trop pénibles sur son travail scolaire. Pas qu’il n’ait pas été un jeune homme sérieux dans ses études - il a toujours travaillé d’arrache-pieds. Mais Sameen aussi, est sérieuse, et ça n’empêche pas ses parents de lui mener la vie dure. Son père, en tout cas. Lui, malgré le fait que son père soit le directeur du lycée, il n’a jamais été forcé de faire quoi que ce soit. Isolde se fiche pas mal des notes de son fils, d’ailleurs, la seule chose qui lui importe, c’est qu’il soit heureux dans ce qu’il fait. Et c’est une qualité non négligeable de sa mère qu’il ne peut que lui reconnaître, d’ailleurs.

- Je trouve qu’il te met trop la pression, tu méritais quand même de profiter de tes vacances...

Il soupire un peu et fait la moue. Ca l’agace de voir que certains de ses amis sont un peu maltraités par leurs parents. Quand le sujet arrive sur le Mexique, il quitte sa moue pour afficher un sourire au souvenir doux de l’été.

- C’était génial. Et oui, je t’ai rapporté une bouteille de Mezcal, elle est là-haut dans ma chambre. On ira la chercher tout à l’heure ? Tout était bien, vraiment. Découvrir un nouveau pays, une nouvelle langue, la météo, le soleil, les soirées, la liberté... J’aurais aimé que ça dure encore.

Tout était léger, là-bas. Sans encombre.

- Mais et toi, alors ? Qu’est-ce que tu vas faire de ta semaine de liberté?

Tristan offre un sourire à Sameen quand elle lui dit qu’il est le meilleur ; il a quelques doutes sur le sujet, mais s’autorise à ne pas répondre, balayant le compliment d’un revers de la main. Une bouteille, ce n’est pas grand chose. Dans leur monde à eux, rien n’est grand chose, et c’est peut-être le problème de temps en temps. Ils ont du mal à se raccrocher aux valeurs des choses matérielles. Il aurait aussi bien pu rapporter un sac cher, ou autre chose - ça n’aurait qu’imperceptiblement changé le solde de son compte bancaire. Isolde a tellement d’argent qu’ils pourraient sans doute vivre sans travailler pendant plusieurs générations - et lui gagne sa vie maintenant aussi, avec les concerts. Une partie de tout cet argent va déjà aux associations humanitaires et caritatives, mais le reste dort sur des comptes bancaires, dans des fonds d’investissement, dans des investissements tout court. Parfois, quand il y pense, il a la tête qui tourne.

- Tu voudrais que je vienne avec toi en France ?

Il penche un peu la tête et lui offre un sourire. Tout comme les cadeaux et le reste, le billet n’est pas vraiment un problème. La question ne se pose pas vraiment - il refuserait qu’elle paie de toute façon même s’il la sait à l’aise financièrement.

- Je ne dirai pas non à un deuxième voyage, attention, je vais te prendre au mot.

Il sourit - et plaisante, pour s’assurer qu’elle est sérieuse. Il a eu l’occasion d’aller en France quelques fois, et il adore ce pays. Paris... Et puis, repartir un peu avant de retourner à la routine des cours, des concerts, la grisaille de l’autonome... En attendant Thanksgiving et les fêtes de Noël, qu’il affectionne tout particulièrement.

Il est allé en France quelques fois parce que sa mère, Isolde, raffole de ce pays, et il en garde d’excellents souvenirs. Contrairement à ce qu’il peut parfois laisser paraître, Tristan n’est pas une personne compliquée ou difficile à satisfaire. Souvent, changer juste d’air suffit à le ravir et à lui donner le sourire. Un voyage en France lui ferait sans doute beaucoup de bien, aussi, pour effacer le souvenirs des soirées difficiles et atténuer le bal des idées qui ne cessent de tourbillonner à l’intérieur de sa boîte crânienne. Cela dit, il n’est évidemment pas pensable qu’il laisse Sameen régler son billet d’avion. A sa remarque, il se pare donc d’un léger sourire avant de secouer vivement la tête.

- Il n’est pas question que tu payes mon billet, cela dit. Tu me connais, je ne suis pas du genre à me laisser offrir des choses.

Il rit un peu - de toute façon, l’argent n’est pas un problème, ils le savent tous les deux. Sa mère n’est pas un problème non plus, elle sera sans doute surexcitée quand elle entendra son projet, et se hâtera de lui faire une liste de choses à ramener dans sa valise lors de son retour.

- Ca serait chouette, je pense. Ce n’est pas comme si ma mère allait s’y opposer. Quant à savoir où en France tu veux aller, tu sais bien que je te suivrai quoi qu’il arrive...


Il acquiesce en dégustant un croissant déposé là par Ellen, qui prend toujours tant soin de lui. Il ne sait pas ce qu’en pensera Este, ce qu’en penseront les autres, mais en réalité, peu importe, du moment qu’il peut s’offrir la perspective de changer d’air, lui aussi. Sans qu’il ne sache réellement pourquoi, peut être l’approche de la rentrée, l’air New-Yorkais l’oppresse.

La perspective d’un voyage en France lui allège le coeur. Il ne savait pas, avant ce matin, qu’il avait besoin de perspectives du genre. Il a passé de très bonnes vacances avec Este, et son état s’est globalement déroulé sans encombre, en dehors d’une petite semaine passée sur une plage nudiste de Saint-Barth - passons les détails - dont il se serait volontiers passé. Pour le reste, il aborde la rentrée avec sérénité - il adore aller à Julliard et sa notoriété actuelle le tient en dehors de soucis éventuels qu’il pourrait avoir en cours. Mais oui, la perspective de quelques jours en France n’a absolument rien de désagréable. Il songe à Este un instant, qui a eu une phase de tristesse assez importante avant les vacances, et se demande s’il est bien raisonnable de partir une semaine en prenant le risque de ne pas être suffisamment présent pour son meilleur ami. Il lui posera la question, comme ça les choses seront réglées.

- J’en ai jamais marre des plages, surtout si elles ne sont pas américaines ! Vraiment, tu sais, je m’adapte. Tout me va, tant qu’on change d’air et que ça te permet de couper un peu avec la pression...

Il soupire un peu, sans s’étaler davantage sur ce qu’il pense du caractère du père de Sameen, qui est bien trop intransigeant et exigeant avec ses enfants.

- J’arrive pas à croire que t’aies été forcée de passer tout l’été à travailler. Ca mérite bien un peu de plages dans le sud de la France, si tu veux mon avis. On aura qu’à aller prendre le petit déjeuner chez Sénéquier.

Il sourit, ravi à l’idée d’entretenir les clichés de leur jeunesse dorée. Parfois, ça fait du bien. Il sait qu’ils ont de la chance que l’argent ne soit jamais un problème. Il n’en n’a jamais douté. Il se déculpabilise en reversant de l’argent à des tonnes d’association, mais fondamentalement, il sait qu’il a de la chance, et il ne le niera jamais.

- On devrait se programmer un itinéraire ! il lance joyeusement, emballé.

Tristan n’est pas un garçon compliqué, il se satisfait de peu de choses malgré l’immense richesse familiale accumulée qui aurait pu laisser entrevoir d’autres exigences. Lui ce qui le passionne, c’est la musique, et la musique ne se visite pas. Elle s’écoute, dans des endroits divers et variés, elle s’analyse parfois, mais la plupart du temps, elle ne demande aucun effort particulier si ce n’est de lui prêter une oreille attentive pendant quelques secondes. Alors se contenter des rues parisiennes ensoleillées et des plages de sable fin dans le sud de la France, ça lui convient parfaitement ; il n’a pas besoin de beaucoup plus. Et oui, même si ces activités renforcent le cliché de la jeunesse dorée qu’ils incarnent tous les deux. Tant pis.

- Tu me connais, je ne vais pas insister pour te traîner et te torturer au musée, promis. Mais on peut réfléchir à ce qu’on veut faire et à quels endroits on veut voir, même si ce sont essentiellement des plages. On pourra faire du bateau aussi, maintenant que j’y pense.

Une chose est sûre, il ne compte pas bousculer son programme pour lui imposer des activités culturelles.

- A moi aussi ça me va bien des vacances relaxantes à se détendre, tu sais ?

Il lui offre un sourire en avalant la fin de son croissant et jette un oeil derrière eux pour voir ce qu’il se passe dans le jardin. La fête bat son plein.

- Si on va à Paris avant, il faudra faire du shopping. Ma mère aura surement une liste de choses qu’elle voudra que je rapporte... Si ça t’ennuie pas, évidemment.

La perspective de nouvelles vacances est une idée séduisante pour le jeune homme. On ne peut pas dire pourtant qu'il ait une vie particulièrement stressante, en tout cas pas dans le sens que l'on prête aux vies stressantes des gens trop occupés. Mais quand même, entre Julliard et les concerts, il a de quoi occuper ses semaines sans trop se forcer. Ce qui occupe le plus l'esprit de Tristan, cela dit, ce n'est pas la musique qu'il étudie ou pratique devant les salles de concert pleines. Ca, ne n'est pas si angoissant, car il a confiance en ses capacités, et même s'il n'est jamais pleinement satisfait par ses prestations, les gens en redemandent et c'est une façon comme une autre d'avaliser son talent, sans doute. Non, ce qui lui occupe vraiment l'esprit, c'est plutôt les relations sociales - au sens large, et plus particulièrement quand il s'agit d'Esteban sans doute.

- Je sais me détendre quand j'en ai l'occasion, merci bien, il répond dans un sourire. Il sait qu'elle le provoque, et qu'il peut paraître souvent incapable de sembler zen. Et puis, ses moyens de détente sont bien éloignés de la réalité des jeunes de son âge. On pourrait s'y employer, cela dit, ça sera déjà pas mal. Va pour le bateau, alors, je suis content que l'idée te plaise. Et puis pour le shopping aussi, même si on est pas obligés d'y consacrer toute une journée. Quelques boutiques suffiront sans doute à rassasier les exigences maternelles...

Il se plonge un instant dans ses pensées pour réfléchir à une autre occupation qu'il pourrait avoir envie de réaliser pendant ces vacances improvisées, mais à part prendre du temps pour relâcher la pression, aucune idée ne lui vient réellement. Il se contente d'hausser une épaule sans savoir que répondre, et sourit quand elle parle de l'Australie.

- Tu sais que tu es majeure, Sameen ? Si tu voulais, tu pourrais y aller. Même si je sais bien entendu que tous les parents ne sont pas aussi laxistes que les miens quand il s'agit de laisser faire, ton père pourrait quand même comprendre que tu souhaites faire tes propres expériences. Je ne comprends pas pourquoi il ne te laisse pas vivre un peu. Tu es sérieuse - presque une fille modèle. Qu'est-ce qu'il lui faut de plus ?

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