Nate a travaillé de chez lui toute la matinée. Une longue matinée de solitude, dans une maison vide. Esteban vit sa vie, Mat aussi, Alej travaille et Lily est à l'école. Le silence qui règne est presque dérangeant. Lui, il n'a pas eu le courage de prendre sa voiture pour traverser New-York ce matin, alors il s'est simplement mis sur son ordinateur, sur la table du salon - les bureaux ont été réquisitionnés pour leurs divers locataires du moment. Il travaille calmement, presque sereinement pour la première fois depuis des semaines. A midi, il se change pour aller faire un jogging - et puis il retourne travailler après avoir pris une douche et avalé un sandwich. Il est presque 15 heures quand il décide qu'il en a marre, ce qui relève du miracle pour l'avocat, habitué des horaires nocturnes. C'est vendredi, l'approche du week-end se fait sentir - il a la bougeotte. Il vérifie que toutes les urgences ont été traitées - en tout cas, toutes les urgences qui ne sont pas susceptibles d'attendre lundi - et referme son ordinateur pour le ranger loin de son champ de vision. L'action lui provoque tout à la fois une vague sensation de soulagement et une pointe de stress. Pour éviter de revenir sur sa décision, Nate décide de quitter la maison. Il prend ses clés, un manteau, et marche dans la direction de la maison habitée par Marisol, la soeur d'Alej, et son mari John - avec lequel il a récemment déjeuné, d'ailleurs.

Sur le chemin, il envoie un message à Alej pour lui dire qu'il gère Lily, puis à Este pour lui dire qu'il serait agréable de le voir pendant le week-end. Les messages envoyés, il remonte le col de son manteau et accélère le pas. Il n'a pas prévenu de sa venue, mais il s'éclipsera s'il tombe mal - ce n'est pas comme si une longue distance séparait les deux maisons, elles sont même plutôt proches.

Il repense à la dernière vraie conversation qu'il a eu avec Marisol, et le souvenir lui fait mal au coeur. Pas parce que c'était une conversation désagréable, mais plutôt parce qu'elle est attachée à une période dont le souvenir est un peu douloureux. Il est idiot, Nate, d'avoir fondé ses espoirs et projets en une seule personne. Malgré sa gentillesse et son calme légendaire, l'avocat n'accorde pas si facilement sa confiance aux autres, surtout quand les personnes concernées risquent d'avoir un impact sur sa vie personnelle. Avec Leah, les choses étaient différentes. Elle faisait partie des murs, elle était la petite fille de son mentor - jamais il n'aurait cru qu'elle partirait, comme ça, du jour au lendemain. Il se sent idiot, maintenant, qu'un départ d'une seule personne de l'horizon de sa vie puisse remettre en question tous les projets bâtis avant. Un troisième enfant, l'agrandissement de la maison, les voyages, le rythme de travail plus léger - tant de choses qu'il a touchées du doigt et qui désormais semblent illusoires. Combattre le désir d'un troisième enfant est sans doute le plus compliqué - ça, et revenir à de vieux travers avec Alej, qu'il croise plus qu'il ne le voit en ce moment.

Nate secoue la tête pour chasser ces idées maussades qui hantent son esprit à toute heure du jour - et de la nuit - et se rend compte qu'il est déjà arrivé à destination. Il approche de la porte et sonne, attendant que le visage familier de sa belle soeur n'apparaisse dans l'encadrement de la porte.

- Hey. J'espère que je ne te dérange pas - sinon, n'hésite pas à m'envoyer péter. Mais ça fait longtemps, et comme je vais aller chercher Lils à l'école vers 16h30...

Il hausse une épaule, sans se départir d'un sourire jovial, qui dissimule bien les états d'âme qui agitaient son esprit quelques secondes auparavant cependant.

Installée à l'îlot central de sa belle cuisine, Marisol pianote à toute vitesse sur son ordinateur, une tasse de café refroidissant à côté d'elle et ses lunettes de repos glissant dangereusement sur son nez. Elle oublie de les porter une fois sur deux, mais les réprimandes de sa fille quand elle ose se plaindre d'un mal de tête ont fini par payer. Quand vos enfants vous font la morale sur votre santé, vous savez que vous êtes sérieusement en train de vieillir. Mais, la journaliste s'efforce de chasser cette pensée peu joyeuse aussi vite qu'elle est arrivée et se concentre plutôt sur l'article qu'elle doit finaliser avant demain soir. Elle a quasiment fini, il ne lui reste qu'à rédiger une conclusion, relire, éditer, retravailler, peaufiner…

Fort heureusement, Miguel est encore à l'école pour un petit moment et Sofia a promis de baby-sitter son frère demain, en contrepartie de quelques dollars bien sûr. Si Marisol n'a jamais été le genre de mère à récompenser ses enfants pour avoir rangé leur chambre ou vider le lave-vaisselle - des conditions essentielles à la vie en communauté et non des tâches méritant salaire - elle voit la garde du petit ou le lavage de la voiture différemment. Si elle est prête à payer quelqu'un d'autre pour le faire, il lui semble logique d'également payer Sofia. Un arrangement qui a toujours plutôt bien fonctionné et lui permet au passage de rappeler à sa fille, incroyablement privilégiée, la valeur de l'argent.

Et le sien d'argent, elle doit le mériter aussi, en bouclant cet article sur les petites bulles de riches parents hippie s'opposant à la vaccination. Et, contrairement à beaucoup d'autres du même ton, le sien vient rappeler à quel point cette pratique est dangereuse pour la société, plutôt que de présenter cela comme un choix de vie ou une opinion. Alors qu'elle relit une petite phrase bien sentie qu'elle sera sûrement obligée de réviser plus tard, la sonnette de l'entrée se fait entendre. Elle lève la tête, regarde l'horloge de la cuisine. Non pas qu'elle attende quelqu'un, mais en ce milieu d'après-midi, elle ne connaît pas grand monde qui ne soit pas au travail.

Néanmoins, la brune enregistre le document et ferme son PC, avant d'aller ouvrir. Elle laisse échapper une exclamation de surprise en voyant son beau-frère, qu'elle aurait crû à son bureau du centre-ville. Il lui explique avoir simplement eu envie de passer, une très bonne raison que les gens devraient utiliser plus souvent. Marisol fait un pas de côté et l'invite d'un geste de la main à se diriger vers la cuisine. « Entre, entre, je t'en prie, tu n'interromps rien que je ne peux pas terminer plus tard! » Tout est question d'équilibre dans la vie et le plaisir d'une petite conversation avec Nate vaut plus que la satisfaction de rendre son article en avance. Refermant la porte derrière eux, elle ajoute. « Ca me fait très plaisir de te voir, mais, tu es en congés? Je suis étonnée que tu ne sois pas au bureau. »

La journaliste pousse ses affaires de l'îlot et s'affaire à rincer sa jolie cafetière à piston. « Je vais refaire du café, tu en veux? J'ai du thé ou des jus de fruits si tu préfères. » Il est un peu tôt pour proposer plus corsé, même si c'est vendredi. Elle fait bouillir l'eau et verse le café, continuant à bavarder. « Qu'est-ce qui t'amènes alors? Tout va bien? Lily, Este? » Elle évite la conversation autour du travail, sachant que le sujet a toujours été un contentieux dans le couple de son frère et préférant ne pas s'en mêler sans y avoir été invitée. Mais, évidemment, si Nate lui tend la perche, elle aura plein de choses à dire.