Lorsqu'elle a des périodes de repos, Debbie n'est généralement pas du genre à rechigner une sortie. Au contraire, elle profite de ne plus exister dans cette temporalité étrange, ce rythme décalé, qui fait qu'elle n'est jamais disponible pour aller boire un verre après le boulot ou aller se promener un dimanche après-midi. Pour une fois qu'elle ne travaille pas pendant que tout le monde se détend, elle tâche donc d'en profiter. Notamment, la blonde utilise son temps libre pour faire l'effort d'aller jusqu'à son ancien fief d'Harlem, évitant à ses amis de sortir de Manhattan. D'autant qu'il faut être honnête, ils ne le feraient pas, à moins d'un anniversaire ou d'une occasion particulière.

Elle passe donc de longues minutes dans le métro, se laissant bercer par la musique qui émane de ses écouteurs. Mais elle a hésité à quitter son appartement. Non pas parce qu'elle se lasse déjà de ce trajet, qu'elle a fait il y a un peu plus d'une semaine. Mais à cause de sa destination. La comédienne s'est rendue plusieurs fois au Harlem Jazz Jam, acceptant d'avoir des potes artistes un peu pompeux, qui aiment traîner dans des clubs de jazz comme s'ils vivaient dans un film noir. En vérité, l'endroit a une bonne sélection de whiskeys, alors, elle ne s'est pas plainte. Et elle sait apprécier autre chose que Dolly Parton et les OST. Mais, lors de sa dernière visite, son groupe a eu le plaisir de faire partie d'un lock-in et elle a fait la connaissance de l'avenant patron. Ou plutôt, elle a enfin resitué ce visage vaguement familier derrière le bar. Et malgré son incapacité à ressentir de la honte, Debbie a hésité à remettre les pieds dans l'établissement. Mais ses amis ont insisté et c'est calme, agréable et un endroit cool pour discuter et profiter.

Alors la voilà, dans une robe longue et légère pour la saison, si la ville ne subissait pas une énième vague de chaleur. La soirée progresse, les tournées s'enchaînent et c'est son tour. Elle se lève donc d'un air décidé, affirmant d'une voix un peu trop forte. « C'est pour moi, je vais au bar. » La bande ne proteste pas et elle se dirige donc vers le patron/barman d'un pas décidé. Elle attend un instant, que les quelques clients soient servis et que ce soit relativement calme. L'air pensif, la blonde tapote son pied au rythme de la chanteuse suave et incroyablement jolie qui se produit actuellement. Elle regretterait presque d'avoir choisi ce moment pour venir taper la conversation. Mais, Deb n'est pas du genre à faire marche arrière. « Hey Wade! Je ne sais pas si tu te souviens de moi, je suis venue quelques fois avec le groupe là bas, ils adorent ton bar. » Elle désigne les deux garçons et la jeune femme qui l'accompagne, d'un geste par dessus son épaule.

Elle sourit et ajoute « D'ailleurs, on va te reprendre la même chose s'il te plaît. » Naïvement peut-être, la comédienne suppose qu'un système automatisé saura lui dire ce qu'a commandé la tablée. D'autant qu'elle veut entrer dans le vif du sujet. « Mmh, c'est un peu malaisant, mais je vais le dire, on se connaît d'avant, je sais pas si tu te rappelles. J'étais pote avec ton ex, il est possible que j'ai dit des choses peu sympathiques sur toi. Mais bon, l'eau a coulé sous les ponts et je voulais juste qu'on mette un peu les choses au clair, que ça devienne pas encore plus gênant. »

Les soirées au Harlem Jazz Jam étaient rarement ennuyeuses. Honnêtement, les soucis de Wade n’avaient aucune autre source que sa gestion immature des finances. Le bar brassait sans cesse une clientèle nombreuse, pas mal constituée d’habitués et de touristes venus chercher une expérience un peu clichée, et la salle ne désemplissait pas. Ce n’était pas pour lui déplaire : de cette façon, il n’avait pas le temps de réfléchir. Pas le temps non plus de laisser son regard glisser sur Olivia qui chantait à l’autre bout de la pièce, une habitude dont il avait pris conscience relativement récemment et qui l’insupportait au plus haut point. Plus il y avait de clients, moins il se laissait distraire, et c’était bien mieux comme ça.

En parlant de clientèle, une jeune femme l’interpellait beaucoup. Elle était déjà venue une fois ou deux, et à chaque fois, il s’était retrouvé à se creuser les méninges : il était sûr et certain de la connaître, il n’arrivait simplement pas à la remettre. Pas que les petites blondes n’étaient pas légion à New York – pour peu, elle ressemblait simplement à quelqu’un d’autre. Mais quelque chose dans son attitude à elle lui disait qu’il ne se trompait pas, et qu’elle l’avait probablement reconnu elle aussi.

Le fait est qu’il n’avait pas que ça à faire au travail, et que si elle ne venait pas à lui, il était bien désolé, mais il ne ferait pas d’effort. Il était trop souvent passé pour un con en allant saluer des gens qui ne se souvenaient pas de lui pour s’y risquer, en plus. Et qu’à vrai dire, il préférait éviter les interactions sociales gênantes. Jouer aux pitres devant une foule d’inconnus : un jeu d’enfant. Mais assumer une conversation avec une personne qu’il était censé reconnaître, très peu pour lui.

Lorsqu’elle se dirigea vers le bar ce soir-là, donc, Wade pria tous les dieux pour que leur interaction soit la moins gênante possible – en gros, qu’elle commande et n’en dise pas plus. Ce n’est évidemment pas ce qui se passa. « Yo, ouais, je vois bien. » répondit-il tout d’abord avec son sourire service-clientèle, sans engager la conversation pour autant. Il acquiesça à sa commande et s’affaira à la préparer, mais ça ne suffit pas à l’empêcher de faire la conversation… Et d’une certaine manière, il fut soulagé : elle ne tourna pas autour du pot. Wade sembla cesser de fonctionner l’espace d’une seconde durant laquelle il s’immobilisa au milieu d’un geste. Evidemment. Bien sûr qu’elle connaissait Lauren. « Ah, c’est de là que je te connaissais. », souffla-t-il, le sourire en moins. « Désolé, je veux pas avoir l’air d’un con, c’est que je t’avais reconnue sans réussir à te remettre mais j’imaginais pas que ça avait un rapport avec Lauren. » Un rire sans joie s’échappa de sa bouche. L’eau avait coulé sous les ponts depuis son divorce et il vivait bien mieux avec tout cela depuis un moment déjà. N’empêche qu’il n’était pas sûr d’apprécier se prendre en pleine face que Lauren et ses copines avaient bitché sur lui à l’époque. Non pas qu’il ne s’en doutait pas, mais il préférait éviter d’en avoir la certitude. Soudain, tandis qu’il servait une bière, la pièce tomba : « Ouais ça y est, ça me revient, Debbie c’est ça ? Pardon, c’est gênant un peu. Bon allez vas-y, fais-moi rêver, par quels noms d’oiseaux je suis passé ? »

La scène est gênante, impossible de le nier. Même Debbie le ressent, alors qu'elle ne possède pas le gêne de la honte qui semble freiner un bon nombre de gens dans leurs interactions sociales. C'est peut-être les chuchotements constants des dames de l'église et les doigts pointés de ses camarades quand elle était petite ou son tempérament de theatre kid qui aime toute forme d'attention, mais la blonde ne s'est jamais vraiment laissée atteindre par ce que les autres pouvaient penser d'elle. Et elle a aussi vite remarquer que les gens pensent plus à eux-mêmes qu'aux autres et que ce qui est un souvenir indélébile dans la mémoire d'une personne n'est qu'un samedi soir comme un autre pour une autre. Mais, malgré tout, en cet instant précis, même Debbie Sinclair ressent la malaisance qui émane du bar. Elle la sent dans l'air, comme une odeur qui persiste dans l'air, bien après que le plat ai été mangé ou que la fleur se soit fanée.

Cela dit, elle évite l'embarras le plus total, puisque Wade la reconnaît ici et finit même par retrouver son prénom. Elle ne lui en demandait pas tant, mais il faut croire qu'elle laisse une impression. Bonne ou mauvaise, c'est à voir. Et il reconnaît lui aussi à quel point la situation est incongrue et sacrifie même son égo pour alléger un peu l'atmosphère. Deb rit un peu, mais esquive un peu la question. « Mmmh, je ne peux pas décemment répété ce qui a été dit dans la confidence, girl code and all that. Et puis, il faut savoir que dans ce scénario, notre amie a toujours raison et les hommes ont tort et sont les pires personnes de la planète. Je n'ai pas inventé les règles, c'est comme ça. » Avec un petit effort, elle pourrait sans doute se souvenir de ce qui avait été reproché spécifiquement à Wade. L'immaturité, par exemple, était un des sujets clés, si elle se souvient bien. Mais ce n'est pas la peine de ressasser le passé. « Je voulais surtout te dire que pas longtemps après le divorce, j'ai un peu perdu contact avec Lauren, ça fait une éternité que je l'ai pas vue. Je crois qu'elle est encore sur ma liste de carte de vœux, mais sans plus. Tout ça pour dire, je sais pas où vous en êtes ou comment tu vas depuis, mais je voulais juste clarifier et pas tourner autour du pot. »

Si elle n'est pas facilement embarrassée, la comédienne se retrouve vite impliquée dans les petits drames interpersonnels des gens qui l'entourent. Souvent, c'est de son propre chef, à trop vouloir donner ses conseils ou parce qu'elle a l'art et la manière d'être au mauvais endroit au mauvais moment. Ou au bon, suivant comment on voit les choses. Mais, souvent aussi, elle n'y est absolument pour rien, elle a juste le genre de tête à qui on a envie de raconter des choses et le genre de vie qui crée des scénarios rocambolesques. Alors, elle préfère prendre les devants et éviter que Wade vienne la trouver pour lui demander de passer un message à Lauren ou qu'elle vienne l'accuser de trahison parce qu'elle surveille son bar du coin de la rue. Ce serait peu probable, mais les gens changent et ça fait des années qu'elle ne les a pas recroisés. Elle espère simplement que Wade a changé pour le meilleur, quoiqu'ai pu en dire son ex à l'époque, il doit bien en être capable.