O U T   O F   P L A C E
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ft. @Neal Murray

Quand Dani quitte enfin son bureau, la nuit est tombée depuis longtemps déjà. La ville s'est parée de ses reflets vifs, couleurs primaires et organiques. Lampadaires, néons clignotants et phares des voitures viennent orner de leurs lumières le trottoirs sombres et humides, rendus miroirs par la fine pluie qui s'est abattue sur New-York depuis le petit matin. De celle-là, Dani n'a rien vu, emportée par les scénarios à lire, les mails à traiter, les appels à passer. L'absence de Neal se fait sentir. Au travail, bien sûr, mais c'est avant tout son soutien au quotidien qui lui manque. La manière qu'il a de toujours trouver les solutions justes, avec l'air de ne même pas y avoir réfléchi. Il fait partie de ces rares personnes dont la simple présence dans la pièce suffit à rasseréner Dani, et si elle s'évertue à faire bonne figure devant l'ensemble de l'équipe d'Inclusive Productions, pas une journée ne s'écoule sans que ses pensées se dirigent vers lui.

C'est donc naturellement qu'elle décide de prendre, non pas la direction de son appartement flambant neuf, mais celle du domicile de Neal. Il y aura la version officielle, celle d'une signature nécessaire sur un contrat, un coup de stylo qui deviendra bien vite prétexte à d'officieuses retrouvailles trop souvent reportées. Dani, trop occupée, Neal... Elle ne sait pas bien, en réalité, qu'est-ce qui occupe la vie de son ami et associé ces derniers temps - et compte cependant bien le découvrir. Dans un geste de New-Yorkaise avertie, elle s'enfonce dans la bouche de métro, pour n'en ressortir que de nombreux arrêts plus tard. Sur le chemin, elle prend son temps et se laisse aller à quelque flânerie malgré les gouttelettes qui viennent se déposer dans sa chevelure soignée. Elle s'interrompt même pour acheter des fleurs, sans bien savoir pourquoi. L'appréhension croît en elle, et presque imperceptiblement, son coeur se met à battre plus vite.

Arrivée devant l'appartement de Neal, elle toque, de sa main sans gants malgré le froid glacial de cette pluvieuse journée. Elle se sent ridicule, soudain, avec son contrat dans sa sacoche et ses fleurs dans les bras. Quand elle l'aperçoit, Dani lance un « Surprise ! » enjoué, réalisant soudain l'incongruité de sa visite à l'improviste. Comme pour combler, elle ajoute brusquement, en tendant le bouquet champêtre : « Tiens, un cadeau pour toi », lâche Dani sans davantage d'explications mais non sans une gêne aisément lisible sur son visage, dans l'attente d'une réaction.

Depuis qu’il a lâchement abandonné la boîte, le quotidien de Neal Murray n’est pas des plus croustillants. Au contraire, il lui faut faire face au vide, à l’absence de stimulation intellectuelle qui était pourtant sa dope il y a quelques mois de ça. Et si cette pause lui est désormais vitale, ce sont tous ses repères qui ont foutu le camp avec le divorce. Dans l’incroyable désordre qu’est sa vie à l’heure actuelle, il parvient ainsi difficilement à sortir la tête hors de l’eau.

Il s’habitue aux médicaments, lueur d’espoir dans un quotidien jusque là rythmé par l’hypersomnie et les maux de tête qui en découlent. Ce qui est encourageant dans le traitement de sa dépression, ne l’est pas forcément pour une reprise du travail. Derrière les méfaits d’un divorce délicat, un burnout qu’il a refusé de prendre au sérieux lui éclate aujourd’hui doucement au visage.

Et alors qu’il devrait déjà songer à reprendre du service au sein d’inclusive productions, Neal ne peut que se rendre à l’évidence. L’idée même d’ouvrir sa messagerie est créatrice d’angoisse. Sa respiration est plus difficile, les battement de son coeur s’accélèrent, sa tête tourne... Il n’est pas prêt à affronter de nouveau les piles de dossiers sur son bureau, ni même les heures supplémentaires qu’il n’hésitait pas à faire pour dénicher les meilleurs projets.

Le pire dans tout cela, c’est qu’il se sent coupable. Dani est merveilleuse et elle maintient leur boîte à flot avec une poignée de fer, mais il n’est pas sans savoir que la brune tenait particulièrement à dégager du temps pour sa fille cette année. Les problèmes de santé de Neal tombent donc clairement comme un cheveux sur la soupe. Aussi, il n’ose pas vraiment l’appeler, ce qui un peu pitoyable de sa part, on ne va pas se mentir. Entouré de sa commande et d’un plaid, Neal ne s’attend vraiment pas à une visite de la part de sa meilleure amie. Quand il ouvre la porte, il ne peut pas cacher sa surprise.

- Dani ? Je ne m’attendais pas à te voir, entre !

Il ne sait pas trop comment réagir, mais il lui offre un sourire en la débarrassant des fleurs qui l’encombrent.

- Je ne suis pas sûr de les mériter pour t’abandonner aussi lâchement mais merci beaucoup, ça me touche. Comment ça va ?

L’appartement de Neal n’est pas aussi ordonné qu’à l’ordinaire, sans doute un effet secondaire d’y passer plus de deux heures par jour.

Retrouver Neal, pour Dani, c'est un peu comme se rapprocher d'une partie d'elle-même ; celle qui se confie, celle qui se laisse aller. Celle qui n'a pas besoin d'afficher cet éternel masque de confiance,. répété encore et encore, jusqu'à finir par y croire elle-même. Neal fait partie de ces rares personnes à qui elle avait un jour ouvert les portes de son cœur et de ses pensées, et depuis jamais elle n'a songé à les lui refermer. Les dernières années n'ont fait que les rapprocher davantage, eux que sur le papier, si peu de choses rassemblent. La création de la société de production et les heures passées ensemble au bureau n'y sont pas pour rien ; ils pouvaient, parfois, passer des journées entières rien que tous les deux, réfléchissant au prochain cap à franchir dans leur rêve de succès.

Accepter l'absence de Neal avait été difficile, pour Dani, à intégrer à son quotidien - elle ne compte plus les fois où elle a ouvert sa porte en un geste vif, sans frapper, comme à son habitude, pour finalement trouver la pièce vide, comme abandonnée du jour au lendemain. Le revoir, dans ces conditions, revêt une saveur particulière. Cependant heureuse de le retrouver, elle lui adresse une chaleureuse accolade tandis qu'il l'invite à entrer.

Dani franchit le seuil de la porte, découvrant derrière Neal un appartement dans un ordre tout relatif, qu'elle se garde bien de faire remarquer, soucieuse de préserver l'harmonie et de ne pas trop déranger son hôte. « Je ne suis pas sûr de les mériter pour t’abandonner aussi lâchement mais merci beaucoup, ça me touche. Comment ça va ? »
Elle arque un sourcil, plus amusé que réellement interrogateur. Ils savent l'un comme l'autre que cette pause est nécessaire à Neal, pour ne pas dire salvatrice, après ces derniers mois pour le moins compliqués pour lui. « Oh voyons ! Tu ne m'abandonnes pas du tout. D'ailleurs, je me porte bien mieux sans toi au bureau ! » lance-t-elle sur le ton de la plaisanterie, avec un sourire en coin. Dani n'a jamais été une grande amuseuse publique, mais elle a gardé de sa jeunesse un goût de la boutade prononcé. D'autant plus envers Neal, qui la connait par cœur et sait quand elle plaisante. « Plus sérieusement, ça va. Tout n'est pas toujours facile, mais globalement, ça se passe bien. J'ai pu voir Nova un peu plus ces derniers temps... il faudrait que tu la voies, elle grandit si vite ! » Elle déclare attendrie, faisant suite aux dernières nouvelles qu'elle lui vaut donné concernant sa fille et Marcus, bien sûr. 

« Et toi, comment tu vas ? » L'interroge-t-elle avec douceur, alors qu'ils s'avancent ensemble dans l'appartement. « Tu t'es découvert une passion pour le tricot ? » Plaisante-t-elle, cherchant à atténuer l'effet de surprise et de maladresse suscité par son passage à l'improviste. Difficile pour Dani d'imaginer le quotidien sans le travail qui occupe la majeure partie de son temps.

Neal offre un sourire reconnaissant à Dani. Elle pourrait prendre la chose tout à fait autrement en réalité, le fait qu'elle ne lui reproche rien en dit d'ailleurs assez long sur leur amitié, la solidité de celle-ci dans l'adversité. Neal n'arrive pas à se défaire de sa culpabilité cela dit, particulièrement quand les traits tirés de son amie lui rappellent son incapacité à se relever, la quantité de travail qui ne devrait pas reposer sur une seule et unique personne alors qu'ils ont toujours tout donné à deux, se fichant pas mal de passer la nuit au bureau à éplucher des projets et vider les réserves de café. Et en dépit les beaux discours de son psychiatre sur son besoin de se distancier de l'entreprise, rien ne change cette vérité là. La présence de Dani le lui rappelle trop bien, même si ce n'est pas l'effet recherché par sa meilleure amie qui vient aujourd'hui le voir en tant que telle et non en temps que collègue.

- J'essaye d'y aller tous les matins tu sais ? Même si tu dis que tout va bien, je sais que ça te met dans la merde et j'en suis désolé. Vraiment. Je sais à quel point c'est important pour toi de te réserver du temps pour Nova, et moi... Je fous tout en l'air mine de rien. J'essaye vraiment, mais la simple idée de prendre la voiture et d'y retourner...

Neal ne peut pas s'empêcher de s'excuser. Sans cette angoisse qui lui ronge les os, il serait déjà de retour devant son bureau à travailler comme un acharné. La simple idée lui donne des palpitations désagréables et c'est surtout ça le problème de fond. La dépression est une chose, l'angoisse une toute autre question. Le producteur a l'impression de se noyer. Comme s'il avait ignoré pendant des années un mal-être qui n'avait alors cessé de croître. Alors il prends une inspiration, cherche à changer de sujet dans une fuite bien caractéristique.

- Comment ça se passe ? Avec Nova, Marcus... ?

Nul doute que Marcus a son avis sur la question. La relation des deux est plutôt compliquée, ce qui l'est souvent lorsque une femme s'égare des sentiers battus pour faire carrière au détriment d'une vie de famille rangée où elle pourrait se consacrer à l'éducation des enfants.

- Je me suis surtout découvert une passion pour Uber Eats et Netflix, rien de très passionnant. On a reformé le groupe aussi. J'ai joué avec les mecs le mois dernier. Sinon globalement j'évite d'affronter le monde extérieur.

Elle le sent fragile, Neal, plus encore qu'elle n'aurait jamais pu l'imaginer. Lui habituellement plein de ressources et d'énergie, semble soudain bien démuni. C'est ce qu'elle perçoit dans les mots qu'il prononce, comme autant d'excuses qu'elle aurait préféré qu'il taise. Parce qu'elle sait qu'il a raison, qu'avec lui au bureau tout serait plus simple, sa fille serait peut-être déjà avec elle au quotidien... Et ça, Dani préfère ne pas y penser, privilégiant le soutien qu'elle vient apporter à son ami à une amertume terriblement déplacée. 

« J'essaye vraiment, mais la simple idée de prendre la voiture et d'y retourner...»  finit-il par lâcher, sans parvenir à terminer sa phrase. Dani lui pose une main compatissante sur l'épaule, tentative de réconfort face à son désarroi. « Neal. Arrête de t'inquiéter, ça va aller. On va s'en sortir, » affirme-t-elle avec un sourire. On va s'en sortir. Toi et moi, avec nos problèmes respectifs. En quelques mots, elle résume cette relation fraternelle qui s'est nouée entre eux ; un soutien indéfectible. Dans la même galère, contre vents et marées. 

« Comment ça se passe ? Avec Nova, Marcus... ? »  lance Neal, changeant perceptiblement de sujet. Dani n'est pas dupe, et en d'autres temps, elle aurait peut-être insisté pour en revenir à sa phrase précédente et dérouler le fil de cette pensée. Mais si l'objectif de cette soirée est d'alléger l'esprit de son meilleur ami, elle accepte de se laisser guider par lui dans la conversation.  « C'est toujours... compliqué. Marcus trouve le Queens trop loin de chez lui. Je crois qu'il ne veut pas comprendre, »  elle soupire en levant les yeux au ciel. Neal connait tous les déboires de cette relation parfois difficile et alambiquée, et il est bon de pouvoir en parler sans devoir lui rappeler tous les précédents épisodes. 

Neal finit par répondre à sa question, sans s'arrêter sur des détails néanmoins. Égale à elle-même et toujours professionnelle, Dani ne peut s'empêcher de l'interroger.  « Tu as vu des choses biens sur Netflix ? Tu nous as dégoté la nouvelle Ava DuVernay ? »  Peut-être ne devrait-elle pas lui parler du travail, se dit-elle ensuite ; mais chassez le naturel, il revient au galop. Elle revient alors au reste de sa remarque.  « Super pour le groupe ! On a des chances de vous entendre en live bientôt alors ? » lâche-t-elle en riant. Ce ne serait pas chose inédite, mais Dani a toujours aimé voir Neal en concert. Il semble toujours s'allumer d'une étincelle singulière, qu'elle n'a que rarement vu chez lui.

« Et sinon, tu sais que j'ai moi aussi une passion pour les repas à emporter ? Tu as prévu quoi pour ce soir ? » le questionne-t-elle, invitation à demi-mots à rester papoter un peu plus longtemps, sans vraiment oser s'imposer.

Dani essaye de le rassurer et même s’il peine à croire que tout va finir par s’arranger rapidement, il se doit de faire comme si au moins. C’est ce que veut Neal, du fond du cœur en tout cas. Le bourreau de travail n’est pas fait pour profiter de son appartement et éplucher le catalogue Netflix comme s’il avait six heures à perdre. Ce mode de vie ne lui ressemble pas, Neal à besoin d’être stimulé, par des projets, par des découvertes... Sans son travail, il se demande bien ce qu’il peut avoir de spécial Neal l’introverti qui quitte les soirées à vingt deux heures, parce qu’il ne peut plus supporter la musique forte, Neal le type qui ne sait visiblement pas garder une femme sans tout faire foirer.

En dehors de son argent et de sa vision, qu’est-ce qu’il peut bien offrir au monde Neal Murray s’il cesse simplement d’exploiter ce qu’il sait faire ? Réformer un boys band ridicule, livrer des pizzas ? Neal finirait par tomber dans ses travers de leader peut importe les carrières dans lesquelles il se jetterait à corps perdu. Il finirait manager de la pizzeria à essayer de créer un concept inédit qui révolutionnerait la vie des étudiants et des déprimés qui empilent les cartons de pizza comme lui aujourd’hui.

Neal est incapable d’arrêter la machine. C’est pour cette raison même qu’il ne se repose pas. Neal est un architecte, plus intéressé par l’idée de révolutionner et améliorer que par les projecteurs. Projecteurs qu’il laisse volontiers à de bien meilleurs représentants que lui, comme Dani, qui est selon lui le visage de la société. D’une certaine manière, les choses sont ce qu’elles devraient être, même s’il ne se lave pas aussi facilement de sa culpabilité.

- Marcus ne peut pas vraiment exiger que tu organises ta vie en fonction de la sienne, vous n’allez pas non plus vivre en colocation parce que c’est plus pratique ?

Sans doute Neal est-il un peu abrupt. Son pragmatisme n’est pas toujours de très bon goût. Marcus et Dani c’est compliqué, trop compliqué. Il y aura toujours cette part d'ambiguïté qui explique le comportement de Marcus. Neal n’est personne pour juger, après tout lui aussi est allé dîner avec Meghan.

- J’essaye plutôt de toucher le fond en réalité, enfin de l’explorer en l'occurrence. Et Netflix malgré ses bonnes intentions continue de financer des projets dont le cast est entièrement blanc et sans grande diversité malgré quelques coups d’éclat ici et là. Dans mon ennui mortel j’ai donc regardé une dystopie russe avec des robots et une actrice principale habillée de façon ultra suspecte pendant seize épisodes, en essayant tant bien que mal de pas penser à tout ce qui était à revoir parce que ça encore, ça me rappelle le boulot.

Léger sourire, Neal accepte volontier de partager ses découvertes en matière de plats à emporter. Son appart est plus confortable que le bureau de toute évidence.

- J’ai découvert un thaï pas mal, je peux commander et sûrement t’avoir une super réduction avec tout ce que j’ai commandé chez eux dernièrement...

La bienveillance qui a toujours été la leur, l'un à l'égard de l'autre, résonne encore aujourd'hui dans les mots qu'ils échangent. Cette amitié a toujours été l'un des grands bonheurs de Dani : dans le travail comme dans la vie quotidienne, Neal et elle ont toujours su distinguer ce qui les caractérisait en tant que personnes de leur relation professionnelle ; et c'est peut-être pour ça qu'il est aujourd'hui si facile pour elle de comprendre  - il ne s'agit même pas de pardonner - la pause nécessaire à son partenaire. Bien sûr, ils ont connu des moments de tension. Pourtant, l'un comme l'autre ont toujours su qu'il ne s'agissaient que de tempêtes passagères sur une embarcation bien tranquille, et qu'une nuit de sommeil et un sevrage de café suffiraient à apaiser les choses. Alors, quand Neal prend la parole au sujet de Marcus, Dani est on ne peut plus attentive. Il a toujours été de bon conseil, malgré sa propre vie amoureuse parfois complexe. 

« Marcus ne peut pas vraiment exiger que tu organises ta vie en fonction de la sienne, vous n’allez pas non plus vivre en colocation parce que c’est plus pratique  ? » Elle lâche un rire nerveux à cette idée, et au souvenir des années entassés dans un ridicule appartement à côté de l'Université de Columbia. La franchise de son ami est salvatrice, tant il pose des mots sur ce qu'elle ressent, sans oser encore l'affirmer. Dani, jusqu'alors passée à côté d'une vie familiale qu'elle a tout fait pour fuir, peine encore à y trouver la légitimité nécessaire. Elle hausse les épaules. « Hors de question ! » répond-elle en plissant le visage en une grimace hasardeuse, qui ne vient qu'accentuer sa perplexité face à cette situation. « En plus, je lui ai préparé une superbe chambre. Tu devrais passer voir, un jour. » lance-t-elle, invitant son ami à quitter son antre pour un trajet jusque son nouvel appartement. Ce dont ils ne parlent pas, c'est sa vie sentimentale, à lui. Ces derniers temps, Dani avait été complètement dépassée, prise entre la société et les échanges avec son ex-conjoint (elle n'a jamais aimé ce mot, mais c'est bien ce qu'ils sont) ; elle est donc loin d'être au fait des dernières péripéties de son ami, et se risque à l'interroger. Entre eux, pas de manières.« Et toi, du nouveau de ce côté là ? » Après tout, ils ne se sont pas vus depuis des semaines, sinon des mois - peut-être s'est-il tout de même risqué à quitter son cocon en de rares occasions. 

A l'entendre parler des séries découvertes sur Netflix, Dani ne peut réprimer un soupir. Elle a pris l'habitude de pester contre ces entreprises qui se prétendent chercher l'inclusivité tout en se contentant de quelques maigres efforts, loin d'être satisfaisants. C'est ce qu'ils cherchaient à contrecarrer avec Inclusive Prod, et elle n'est pas surprise que Neal ait eu la même sensation face à ces programmes. « Tu m'en diras tant, » elle conclut, sourire en coin, mi-amusée, mi-blasée.

La perspective du dîner est quant à elle, bien plus réjouissante, d'autant que Neal semble approuver sa proposition, en proposant de commander thaï. Elle lui adresse un regard conquis, visiblement tentée par la proposition. « Ca me va ! Je n'avais rien l'intention de faire ce soir, de toute façon, autant en profiter. » Dit-elle pleine d'enthousiasme, ommettant volontairement la pile de scripts qu'elle comptait éplucher une fois de retour chez elle ; passer un moment avec Neal, ce moment, est bien plus important.

Voilà qui a le mérite d’être clair, pas de colocation avec Marcus donc. Neal affiche un sourire amusé cela dit, Dani est bien vindicative lorsqu’il s’agit de Brown ! Le sujet n’est pas toujours évident à aborder même avec les années qui passent c’est certain, mais Neal sait à quel point leur relation a pu être intense et comme il est compliqué pour eux de tourner complètement la page. Outre son commentaire qui aurait pu paraître brut de décoffrage, le producteur apprécie Marcus Brown. C’est un homme bien et pour qui il a beaucoup de respect même si ses sentiments ne sont pas forcément partagés. Ce qu’il sait (et qu’il taira car il n’aime que trop peu se mêler du drame des autres) c’est qu’il a toujours pensé qu’ils se complétaient bien même si leur relation présente des challenges qu’ils ne sont pas encore prêts à surmonter. Qui sait peut-être un jour ? Neal n’est pas le mieux placé pour jouer les cupidons, au moins une chose de sûre. Sa vie sentimentale est un désastre.

- Je passerai, mais il faut que tu m’invites, j’ai pas envie de me casser le nez parce que tu as décidé de passer la nuit dans ton bureau!

Le ton est celui de la taquinerie, mais elle voit très probablement de quoi Neal veut parler. Malgré leurs beaux appartements, Neal et Dani passent plus de temps dans les locaux d’inclusive productions que chez eux. C’est un peu triste, mais une réalité avec laquelle ils composent depuis qu’ils ont lancé le projet.

- Moi ? toujours en instance de divorce, toujours sous anti-dépresseurs, rien de bien nouveau. Ah et j’ai invité Meghan à dîner. On s’est dit que c’était peut-être le moment d’arrêter de s’éviter. Je te rassure tout de suite, rien de romantique, on a surtout parlé de nos psys respectifs, des effets secondaires de nos médocs et bitché sur ma femme.

Décidément, Dani & Neal se donnent le mot pour revoir leurs ex autour d’un dîner. Vu comment s’est achevé la relation de Neal et Meghan, il y aurait de quoi s’inquiéter cela dit. S’ignorer encore quelques mois aurait sans doute été plus prudent par conséquent, pour l’un comme pour l’autre. Les informations circulent vite dans la bande, et même si les inviter séparément reste pénible, le dépressif et la borderline ont tout l’air d’un mauvais cocktail.

Pianotant sur son ordinateur il ouvre la page internet du restaurant et ajoute son plat dans le panier.

- Va y prends ce qui te fait plaisir.

Neal plaisante, la taquine en faisant référence aux nombreux repas pris sur les bureaux et aux rendez-vous que l'on fixe sur l'heure du déjeuner, à tous ces moments où l'un comme l'autre ont préféré se consacrer à leur entreprise plutôt qu'à leur bien-être. Aujourd'hui, une chose est certaine : ils sont rattrapés par ce rythme effréné qu'ils se sont imposés, toujours plus rapide, battant les tambours comme leurs cœurs essoufflés battraient la chamade. Chacun a sa manière s'est épuisé, et à un peu plus de trente ans, aspire à autre chose, bercé par la perspective d'un lendemain plus doux. Mais des années de course ne s'oublient par si vite, et Dani lui adresse un sourire complice. « Je ferais de mon mieux pour être là. Promis ! » réplique-t-elle à son regard soupçonneux. Elle commence à sentir que cette soirée - cette pause qu'elle ose enfin s'accorder - est aussi bénéfique pour elle que pour lui, ce qui est loin d'être désagréable.

« Ah et j’ai invité Meghan à dîner. On s’est dit que c’était peut-être le moment d’arrêter de s’éviter.  » Alors, Dani se rembrunit et fronce les sourcils. Difficile, pour quiconque connait un peu la relation entre Meghan et Neal, d'approuver ne serait-ce qu'un dîner aux chandelles. Bien sûr, il fallait que ça arrive. Un jour. Mais si tôt, maintenant ? Entre Meghan et Dani, les choses n'avaient jamais été simples non plus ; et si elle a toujours tenté de conseiller Neal au mieux, elle ne peut s'empêcher de penser que ces deux-là sont un mélange terriblement attirant certes, mais tout aussi dangereux. « Ah bon ? Je n'aurais pas pensé que vous vous seriez revus si vite.  » Elle laisse planer un silence, cherchant ses mots pour ne pas le froisser. « Comment elle va ? » le questionne-t-elle simplement, désireuse de ne pas exprimer trop ouvertement son ressenti.

Après qu'il lui tende l'ordinateur, Dani sélectionne un pad thaï, immédiatement ajouté au panier.«  Et voilà ! » conclut-elle, sourire satisfait sur le visage. Dans son esprit, les questions concernant l'entrevue avec Meghan se bousculent toujours, bien qu'elle fasse au mieux pour rester stoïque. Finalement, elle lâche : « Vous avez mangé où ?  » comme une suite logique à la conversation en cours.

Neal secoue la tête amusé à la remarque de Dani, il est vrai qu’avec ses heures de folie il y a plus de chances de la croiser au travail qu’à la maison. C’est un peu triste, mais de ce côté là Neal n’aurait pas grand chose à dire vu qu’il faisait et ferait exactement la même chose si la situation ne l’en empêchait pas. Outre les congés forcés dont il profite en ce moment, passer plus de temps au bureau qu’à la maison est une habitude qu’il est difficile de perdre et il connaît ça très bien. C’est d’autant plus vrai quand on ne peut pas vraiment se le permettre, ce qui est le cas de Dani malgré tout. Les deux se comprennent donc plutôt bien de ce côté là, plus que ceux qui avaient pour habitude de les attendre à la maison.

- Qui mon ex femme ou Meghan ?

Il plaisante, puisqu’il vaut mieux en rire après tout. Il y a d’ailleurs fort à parier que Dani n’a pas très envie de plaisanter sur le sujet. L’ex femme de Neal profite allègrement de l’absence de son ex mari pour tenter un petit coup d’état en semant la zizanie entre les producteurs et ce n’est sûrement pas du goût de la productrice, qui en plus de se retrouver avec une charge de travail double doit composer avec la mauvaise ambiance et les serpents.

- Apparemment elle va très bien, elle suit une thérapie et je ne l’ai jamais vue aussi lucide sur ses problèmes.

À la question du restaurant, Neal se sent embarrassé. Il aurait aimé répondre qu’ils ont testé un resto de Tacos sans prétention autour duquel ils ont discuté de choses et d’autres, mais avec son erreur de réservation dans un restaurant plutôt romantique, il a un peu honte de sa connerie. Quitte à passer pour un boulet, autant y aller jusqu’au bout cela dit.

- Alors, tu vas te moquer mais je l’ai invité sur un rooftop dans un restaurant un peu plus posh et romantique que ce que j’avais imaginé. J’ai écouté les review trip advisor et pas regardé les photos. Quand on est arrivé c’était trop tard pour proposer un McDo.

Lorsque Neal évoque son ex-femme, Dani ne peut s'empêcher de sourire, d'un air un peu désabusé sans doute. Il faut dire que la présence de cette dernière s'est faite ressentir au bureau ces dernières semaines, où elle n'a pas manqué de s'immiscer dans les affaires de la société. Entre les fausses rumeurs et les véritables problèmes, il n'est pas toujours évident de jongler - encore moins lorsque l'on est seule à diriger le navire. Il lui explique ensuite la situation avec Meghan, et ses propos ont tout de rassurant. S'ils arrivent à nouer une relation plus saine, alors tant mieux ; Neal a besoin d'épaules sur lesquelles s'appuyer. Mais elle ne peut s'empêcher de craindre que ses épaules, à lui, ne soient pas en mesure de supporter ce poids. Pourtant, elle a envie de lui faire confiance, et il semble véritablement serein quand à ce nouveau tournant dans la relation qu'il entretient avec Meghan.

« Tant mieux ! Je suis contente pour toi que ça se soit bien passé, Neal. » Lui répond Dani, avec un sourire plein de douceur. Il lui explique ensuite où ils ont dîné ; cette fois, elle éclate d'un rire franc qu'elle ne peut réprimer. Elle n'a aucun mal à imaginer l'expression sur le visage de Neal en découvrant l'endroit. « Ouuuh, très chic ! C'était bien, au moins ? Ca ressemble vachement à dîner romantique, ton histoire. » Lance-t-elle pour le taquiner.

Rapidement, la sonnette de l'appartement retentit : sûrement le livreur déjà sur le pas de la porte. Dani bondit pour réceptionner la commande. « Madame... Murray ? » il jette un coup d'oeil au bon de livraison. Dani n'essaie même pas de le corriger, bien trop habituée à ce qu'on lui attribue les noms des hommes qui l'entourent - comme si, par défaut, elle était leur épouse. « Voici pour vous. » Elle se saisit du sachet, et le remercie.

Elle fait un peu de place sur la table encombrée, et y pose les plats avec enthousiasme. « Passons à table, voulez-vous, Monsieur Murray ? Puisqu'il semblerait que je suis votre femme, désormais. » Dani lui adresse un regard distrait - ce genre de confusion est devenu comme un jeu, entre les associés. Il arrive bien souvent que leurs interlocuteurs pensent que les deux amis forment un couple - et passé l'agacement des premiers temps, ils ont préféré en faire ce jeu, comme un rituel qui dure depuis près de quatre ans désormais.

Neal offre à Dani un sourire affectueux. Il y a peu de gens qui vont chercher plus loin avec Neal Murray. Il n'est pas très expansif, assez discret somme toute, loin du joyeux luron, ou du séducteur du dimanche qui s'attire facilement l'amitié ou l'attention des autres. Alors il est reconnaissant c'est vrai, d'avoir une amie qui sait voir autre chose qu'un bourreau de travail enfermé chez lui à empiler des cartons de pizza. Leur amitié perdure, à travers les années, même si leurs caractères sont opposés sur beaucoup de points. C'est aussi ce qui fait que ça fonctionne si bien entre eux, même s'il peut surtout se vanter d'être bien entouré. Ce qu'ils sont en train de vivre, cela aurait pu briser des tas amitiés ordinaires et pourtant la leur semble résister à la relation de travail, une réussite notable dans un milieu ou les amitié et partenariats se défont à la vitesse de l'éclair.

Oubliant les gros dossiers sur les bureaux cependant, ils parlent ainsi de Marcus, de Meghan. Des sujets qui d'ordinaires sont réservés aux soirées confidence encadrées d'une bouteille de vin. L'alcool ne se mélangeant pas si bien avec les médicaments, ils ont du trouver autre chose, et l'honnêteté a du bon.

- Te fous pas de moi, c'était vraiment embarrassant. Elle ne s'en est pas formalisée cela dit, elle a bien changé.

Ou alors elle est tout simplement passée à autre chose et se trouve plus encline à reconstruire leur amitié. Meghan a toujours été très manichéenne dans sa façon de voir les relations humaines cela dit, cet entre-deux reste donc un peu étrange.

- On en a plaisanté et ça s'est arrêté là.

Pour le meilleur d'ailleurs. Si une chose ressort de ce dîner, c'est que l'un comme l'autre n'ont vraiment pas besoin que les choses deviennent compliquées. Et pour la première fois depuis longtemps, ils sont sur la même longueur d'onde sur ce point en particulier, ce qui est plutôt positif quand on songe à la manière dont les choses se sont terminées entre eux.

La conversation est interrompue par le livreur que Dani s'empresse d'aller accueillir. Avec toutes ses heures de boulot dans la vie, la faim doit facilement lui tirailler l'estomac. Neal en profite pour dresser la table et affiche un sourire amusé quand Dani lui raconte que le livreur les a marié sans leur consentement.

- Même ma femme a gardé son nom de jeune de fille, c'est un peu old fashioned. Ma mère serait ravie cela dit.

La famille Murray a tendance à considérer Dani comme la seule femme digne de respect dans l'entourage de leur fils. Il faut dire que chez les Murray on apprécie l'ambition, le travail, et on se méfie des croqueuses de diamants.