L'inconvénient des à priori, c'est que la plupart ont la dent dure et l'appétit vorace. Madame Duprès, du haut de ses soixante-seize ans bien tapés, était bien à-même de nourrir ce genre de petits principes ancrés sous sa mise en plis toute fraîche. Son tailleur guindé lui cintrant parfaitement sa taille de jeune fille, comme elle aimait le souligner à qui voulait bien l'entendre, elle s'en va, d'un pas leste en talons carrés, vers sa boutique de fleurs préférée. Elle est invitée chez les Remington ce soir et comme chacun sait, tout est question d'impression et d'apparence lors de ce genre de dîner.
Alors autant épater la galerie avec un splendide bouquet !

Le carillon tintinnabule gaiement quand elle entre, pimpante, souriante, mais surtout grandiloquente. Ses yeux couverts d'une paire de lunettes de soleil dernier cri, elle s'empresse de fureter dans les étales colorés par dizaine, faisant mine de chercher alors qu'elle sait déjà très bien ce dont elle a envie. Elle finit cependant par s'apercevoir qu'à part elle, et un grand gaillard en train de ranger des cartons près de la caisse, il n'y a pas âme qui vive parmi les azalées et autres jonquilles. Elle s’apprête à partir, renfrognée, quand la montagne vient à son encontre. Il a l'air mal à l'aise et beaucoup plus grand qu'elle ne l'aurait cru. Ses longs cheveux roux tirés en arrière et sa barbe de bûcheron lui donne une allure faussement professionnelle au goût de Madame Duprès. Elle arbore un ton pincé flottant subitement dans l'air, claquant de mépris.

« Oui, jeune homme ? Excusez-moi, je pensais tomber sur une employée qualifiée, pas un livreur de marchandises !
- … Bonjour, euh, n-non, je... je suis, enfin, je pourrais vous donner des conseils... 
- Hein ? Parlez plus fort voyons !
- Je pourrais... vous conseiller, enfin, si vous voulez... 
- Eh bien ! Les gens de votre secteur s'y connaissent en fleurs maintenant ? Allons mon garçon, c'est gentil, mais je ne crois pas que- 
- Isidore ? Il y a un soucis ? »

La grande figure se rembrunit, les lèvres mordues de honte et la mine basse. Ce n'est pourtant pas sa faute, mais c'est plus fort que lui. Deux mois à peine qu'il a rejoint l'équipe et certains clients oublient encore qu'il est fleuriste. Avec certes peu d’expérience par rapport à ses collègues, et d'une réserve maladive qu'il s'évertue pourtant de combattre. L'une de ses camarades vient par chance de venir à son secours, alors que la timidité était en train de le consumer devant l'impressionnante et tout aussi désagréable grand-mère. Heureusement que les autres savent y faire pour se dépatouiller de ce genre de situation gênante.

Lui, il se demande encore ce qu'il fait là.
Par réflexe, Izzy tente de se dissimuler derrière un rayon de pots fantaisies. Un trou de souris conviendrait mieux pour se cacher, mais il n'est pas certain d'y rentrer.

Sa collègue s'occupe aisément de Madame Duprès, rebondissant comme un chat agile et assurant la vente d'un des bouquets les plus chers de la boutique. Isidore l'envie un peu. Il n'est pas certain que le malentendu soit dissipé, mais tant pis, il finit par avoir l'habitude et c'est bien plus simple de s'effacer dans un coin le temps que ça se tasse. Toutefois, et c'est bien à son honneur, rester sur une défaite n'est pas envisageable. Ce doit être son côté persévérant qui parle, ou son honneur de rital. Peut-être les deux.

Aussi, quand une autre personne finit par passer la porte, tel un suricate un peu trop enthousiaste alerté par le carillon, le garçon lève le nez et dépasse ses propres à-priori. Les siens n'ont pas la dent dure mais ils ont tendance à le dévorer tout cru. Tout le monde ne veut pas te juger ou te crucifier sur la place publique ! Allez ! Bouge-toi et dévoile ton plus beau sourire !

« B-Bonjour ! Bienvenue !! Je peux vous aider ?... »