La main dans sa chevelure blonde, Lennie hésite un instant. Elle les relâchent, les rattachent, puis les lâchent de nouveau. Elle se mordille la lèvre, un tic qu'elle a depuis sa plus tendre enfance, réfléchis, ajuste sa robe puis se décide à former un chignon, ajustant ses mèches rebelles. C'est un dîner important, un dîner qui peut la propulser très haut dans ce monde qui est devenu le sien. Son entreprise à atteint des sommets depuis qu'elle y est à la tête. Son père ne peut être que fier d'elle, de sa plus grande fille, de sa princesse, son trésor. "Princesse" "Trésor. Elle n'en a que faire de ces surnoms aussi adorables soient-ils. C'est d'un père dont elle avait besoin, pas d'un empire. Mais la voilà à sa place, ajustant sa robe pour paraître parfaite devant ses clients, comprenant soudainement la raison de son absence. Cette entreprise est devenue toute sa vie, mais elle se console, se disant qu'elle n'a pas d'enfants, qu'elle ne sera pas comme ça. Hors de question qu'elle laisse passer sa vie de famille après tout le reste, elle se l'est promis, elle à trop souffert.

Elle se regarde un instant dans le miroir. Le verre reflétant tout ce qu'elle est devenue. Elle se souvient encore de cette gamine apeurée, de cette petite ronde timide, pleurnicharde qu'elle était. De cette enfant, cette ado, recroquevillée dans les couloirs du lycée, espérant que personne ne la remarque. De ces insultes, ces moqueries, de ces atrocités dites à son égard. Qui a dit qu'une école pour riches étaient peuplée d'enfants bien élevés ? Son sourire était forcé à la maison, elle en avait mal aux zygomatiques, mal au cœur de mentir. Elle se sentait seule dans ce manoir, seule, sans un père pour la prendre dans ses bras, bien trop occupé, trop accaparé par son travail. Seule, sans une mère, morte en mettant au monde sa dernière petite sœur. Seule, sans une sœur à qui parler, parce que les deux cadettes avaient besoin de la plus grande. Alors elle ravalait sa peine, jour après jour, se promettant que les choses changeraient. Se promettant de ne plus jamais souffrir, de ne plus jamais mentir, d'être sincèrement heureuse, un jour.

Son portable vibre sur le petit meuble, la sortant de sa torpeur. Elle arque un sourcil, loupe même un battement à la vue du prénom qui s'affiche. Un prénom qu'elle n'avait pas entendu ni lu depuis des années. Depuis qu'elle a quitté Manhattan, se jurant de ne pas revenir dans cet endroit de malheur. Elle hésite, les souvenirs s'accaparant, se figeant, se heurtant dans son esprit aussi douloureux que de se prendre un train en pleine figure. Elle se remémore cette tentative de suicide, cette cicatrice qui orne encore son poignet et qu'elle cache d'un bracelet tant bien que mal. De ces rumeurs qui avaient courues dans toute l'école, de son retour bien remarqué. Elle se rappelle de ce garçon qui lui a tendu la main, le premier, le seul, à s'être montré gentil envers elle. De son coeur qui palpite, de ces amis qu'elle s'était fait grâce à lui, de tout ce bonheur qu'il lui avait apporté sans même s'en rendre compte.

Elle se souvient de ces feux de camps, de ces rires, même de ces cuites mémorables. Elle se souvient des drames adolescents, des disputes aussi, des réconciliations tout aussi rapides que les engueulades. De toutes ces promesses d'enfants qu'ils s'étaient faits. Et puis de ce bal de fin d'année, ou elle s'était apprêtée plus que d'habitude. Ce bal où il lui avait demandé d'être sa cavalière. Ce bal où tout avait semblé parfait, doux, tendre. Où elle a cru, l'espace d'un instant, que ce qu'elle ressentait était réciproque. Elle se souvient de la chute, rude, froide, abrupte. De cette douleur, de ce cœur en miettes. De ces litres de larmes et de cette promesse de ne plus jamais ressentir une telle souffrance. Plus jamais elle ne laisserait qui que ce soit s'approcher si près d'elle, de son cœur, de son âme. Parce qu'il avait tout torpiller, tout réduit en cendres.

La fac n'y avait rien changé, elle le voyait grandir, mûrir, s’épanouir. Tandis ce qu'elle restait encore cette bonne vieille Lennie Hatkins, cette gamine rondouillarde, pleurnicheuse, et terriblement seule. Elle n'évoluait pas, elle ne l'oubliait pas, souffrant jour après jour de le voir aux bras d'une autre qu'elle. Tourner la page semblait impossible, alors elle est partie, loin de tout, loin de tout le monde. Elle a reprit l'entreprise, comme papa l'attendait, et elle a fait la sourde oreille. Fuir semblait plus facile que d'affronter la réalité. Et puis elle a changé à son tour, elle a grandie, mûrie, elle a changé aussi bien physiquement que mentalement. Sa vie semblait tellement bien partie loin de Manhattan....

Alors lorsqu'elle voit ce prénom, cette amie qui l'appelle, cette autre fille du lycée qui partageait son amitié... Elle hésite. Ils s'étaient promis de se revoir, mais elle ne se sent pas prête. Malgré tout, elle décroche, curieuse, songeuse, impatiente. "Je sais que tu ne veux pas revenir..." Lennie soupire, elle sourit même, heureuse d'entendre une voix qui -sans qu'elle ne s'en rende compte- lui a terriblement manqué. Mais la suite se révélera fatal. "Il est mort Lennie. On aimerait que tu sois là pour l'enterrement." Ils étaient six. Les inséparables, les mousquetaires, aussi mytiques que F.R.I.E.N.D.S... Et il n'en restait plus que cinq. Elle s'était promis de ne plus jamais souffrir, mais elle ne s'attendait pas à ça. Elle avait mis des barrières autour de son cœur, empêchant quelconque homme de la faire souffrir de nouveau. Mais lui, lui avait torpiller son âme à coup d'amour fraternel et de blagues vaseuses. Le bout en train du groupe, l'ami le plus fidèle. Il est mort. Parti subitement, tragiquement, un accident stupide.

Elle s'était promis de ne plus remettre les pieds en ville, de ne plus jamais foulé les trottoirs de Manhattan. Mais pour lui, elle n'hésitait pas une seule seconde. Sa valise était déjà prête, elle annulait tous ses rendez vous et sortait du manoir sans même un dernier regard, empêchant les larmes de coulées le long de ses joues. Il sera toujours temps de pleurer le jour de l'enterrement, mais pas maintenant, pas aujourd'hui, pas encore. Elle n'est plus une enfant pleurnicharde, elle n'est plus la petite grosse de la bande, elle n'est plus l'enfant apeurée. Elle revient au bercail, et elle sait qu'elle devra affronter plus grand que la tristesse.