We Only Want to Dance

Il brûlait le pavé pour amoindrir son retard mais c’était peine perdue. L’heure dûe était dépassée depuis trop longtemps déjà, et peu importait le nombre de minutes qu’il gagnerait désormais. Pourtant, il courait, comme pour soulager sa conscience et se convaincre qu’il avait fait tout son possible pour être à l’heure. La vérité était tout autre : il avait oublié leur rendez-vous, et Erin allait l’écharper pour sa bêtise. Et le pire dans tout cela, c’est qu’il ne pouvait pas lui donner la véritable raison de son retard : il s’était une nouvelle fois laissé prendre au jeu, au casino, et les minutes avaient défilé tandis qu’il dépensait stupidement ce qu’il lui restait de sa maigre fortune. Et tout ceci, sa sœur ne devait jamais le savoir. C’était déjà bien trop honteux qu’il lui ait admis son échec professionnel, alors s’il devait en plus lui narrer son addiction pour les jeux d’argent…

Il déboula dans le bar où ils s’étaient donné rendez-vous comme un dingue, essouflé, sa chemise trempée de sueur. D’un regard circulaire, il parcourut la salle à la recherche d’Erin, espérant qu’elle n’avait pas quitté le lieu depuis le temps qu’elle devait l’attendre. Il fut soulagé lorsqu’il aperçut sa silhouette de dos un peu plus loin, mais ce sentiment fut de courte durée. Elle était attablée avec une autre femme, de prime abord inconnue. Cela, c’était sans importante. Cependant sa cadette s’exprimait à grands gestes, et même s’il était encore trop loin, il devinait sans peine qu’elle devait parler beaucoup trop fort. L’ex-trader fronça immédiatement les sourcils. L’attitude d’Erin ne trompait point un expert comme lui : sa soeur était ivre. En lui se livrèrent bataille l’aspect surprotecteur du grand frère - qui souhaitait qu’Erin reste éternellement une enfant sage et ingénue, loin de vices et des problèmes que peuvent avoir les adultes, et le New-Yorkais débauché - qui, lui, était bien plus à même de comprendre qu’on puisse s’émecher de temps à autres dans un bar avec de parfaits inconnus, et que c'était là l’essence même d’une existence dans la cité qui ne dormait jamais. Et tout au fond de lui soufflait une troisième voix : il était coupable de la conduite de sa soeur, qui avait dû se morfondre en l’attendant ici, sans nouvelles de lui. Mais il ne la connaissait point ainsi, et il s’en retrouvait choqué. Le coeur battant la chamade, tant parce qu’il venait de courir que parce qu’il était affolé de voir Erin ainsi, il s’approcha à pas rapides de la table où se tenait sa soeur, et posa une main protectrice sur son épaule pour signaler sa présence, comme pour la protéger d’un danger qu’elle ignorait.

— Erin ! Il l’interpella, et lorsqu’elle se retourna vers lui il voulut s’expliquer de son retard, et l’interroger sur la situation. Mais elle ne l’écoutait même pas, bien trop heureuse de lui présenter sa nouvelle amie.
— KENNETH !!!! tu sais quoi … je suis contente que tu sois en retard, t'as vu je me suis fait une copine grâce à toi Sa soeur sauta au cou de l’intéressée, posa sa tête sur l’épaule de la femme et les yeux de Kenneth se firent ronds de stupeur. Ainsi était-ce là le visage de sa soeur émêchée : une femme - un peu trop - tactile. Bien loin d’être au bout de ses surprises, son regard se tourna vers la “copine”, qui lui demandait déjà d’une voix enjouée de la ramener chez elle…
A cet instant Kenneth crut défaillir. Il devint blême dans un premier temps, puis une colère bouillonnante surgit soudain en lui. Dahlia ! Cette fichue Dahlia ! Toujours là pour lui rendre l’existence exécrable ! Non contente de l’avoir floué à plusieurs reprises, elle s’attaquait maintenant à Erin, à sa si précieuse petite sœur ! Il fulminait, il tremblait de rage. Lui aussi aurait volontiers sauté au cou de la femme, mais plutôt pour l’étrangler !

— C'était une super soirée, merci Erin. Je vais rentrer en métro finalement. A la prochaine ! La sorcière, elle, semblait garder son calme. Elle s’extirpait déjà, souhaitant filer plus vite que la lumière lorsqu’elle reconnut Kenneth. Lui ne savait que faire, balançant entre plusieurs choix. Devait-il l’étriper ici-même, devant Erin ? Ou bien la laisser filer, et demander un compte rendu à sa soeur plus tard, puisqu’elle semblait si bien s’entendre avec celle qu’il exécrait pourtant ? Ses idées s’embrouillaient, et Dahlia tanguait déjà entre les tables, s’éloignant d’eux. Il pouvait encore partir à sa poursuite, s’élancer derrière elle pour l’empêcher de s’échapper. A l’allure qu’elle avait, il pourrait l’attraper sans problème. Mais à quoi bon ? Quels griefs avait-il contre elle ? Erin semblait s’être amusée, et il ne savait rien de leur soirée. N’était-ce qu’un heureux - ou plutôt malheureux - hasard ? Aussi immobile qu’égaré, il reporta son regard sur sa soeur qui souriait niaisement avec toute la béatitude de l’ivresse. Dans cet état là, ce n’était pas prudent de la laisser seule. Il lui fallait plutôt s’occuper d’elle, la ramener au bercail.

Kenneth prit sa décision. Il relâcha la tension qui serrait ses poings, et soupira. Lorsqu’il s’assit auprès d’Erin, la silhouette de Dahlia disparaissait dans l’encadrement de l’entrée du bar. D’une voix aussi douce qu’il le put, dans laquelle subsistait néanmoins une trace de courroux qu’il n’avait su effacer, il invita Erin à regagner son domicile.
— Viens, petite soeur, je te ramène.