"Jette-y un coup d'œil au moins." Il répondit à sa sœur par un grognement agacé, marque de fabrique des hommes Kowalski, ce qui arracha à l'ainée un soupir. Sasha scrollait sans but sur son portable, frangine dans le hautparleur, lisant par miettes et sans trop comprendre les technicalités du dernier contrat d'écurie qu'on venait de leur faire parvenir. Un pavé de légal, représentation, confidentialité que le pilote peinait à digérer. "C'est pas trop tôt de toute manière ?" Dit-il en refermant le document, reposant le portable sur son oreille. Son regard tomba sur la canne qui l'accompagnait partout ces derniers temps. Un support dont il avait bien besoin pour atténuer les douleurs musculaires qui descendaient du fessier jusqu'au mollet. Une vieille blessure maintenant, mais un an et demi plus tard, Sasha en tirait toujours une à deux grimaces par jour, ce qui le faisait franchement douter de pouvoir tenir le temps d'une course complète. "Tu vois le médecin cette semaine, non ? Tu lui demanderas ce qu'il en pense." Sasha resta silencieux. Il avait pleinement confiance dans l'honnêteté du docteur Rojas, qui avait jusqu'ici été plus que direct quant à ses temps de rémissions et qui n'envisageait pas de le laisser compétiter dans les semaines à venir. Tant mieux, s'entendit penser Kowalski. A l'autre bout du fil, sa soeur continuait sa lecture du contrat — il pouvait entendre les pages se tourner devant elle. "Tu devrais être content de recevoir des offres, Sash'. De quoi t'as peur ? Ca ne te ressemble pas."

La conversation lui laissa un gout amer. La perspective de reprendre la course dans les prochains mois ne lui avait pas traversé l'esprit, et la pensée noua sa gorge. Lorsqu'il fermait les yeux, Sasha revoyait le virage, les autres concurrents lancés à pleine allure, et lui, suivant la cadence, légèrement en retrait, les yeux sur la route mais distrait, là, pas là, tendu, inquiet. Il voyait encore la carlingue de la voiture s'arracher à quelques centimètres de ses yeux, les flammes, le noir l'engloutir... Kowalski referma ses doigts, parcouru la longueur du salon jusqu'au couloir. Il savait exactement de quoi il avait besoin. Ou plutôt de qui. Attrapant son manteau, il appela en direction des chambres "Maja !" La petite fille ne se fit pas attendre, interrogeant son père du regard. "Soirée pyjama chez Charlie, ça te dit ?"

Le trajet chez Jupiter est rapide, une vingtaine de minutes que Sasha passe à méditer sur l'email reçu ce matin. L'offre est juteuse, tentante, mais il a tant de choses à régler avant, à commencer par la canne qu'il promène dans le rue, jusqu'à l'épicerie où il achète une bouteille de vodka bon marché, jusqu'à l'appartement (ascenseur en panne) dans lequel il monte péniblement les marches jusqu'à l'étage indiqué. Trois coups de poings sur la porte et Kowalski qui s'engage déjà : "Mec, tu ne vas pas croire ce qui est arrivé dans ma boite mail ce matin." Jeta t-il avec un débit de mot impressionnant alors que la porte s'ouvrait à la volée. Deux grands yeux bleus lui répondirent. Sasha s'interrompit. Jeta un coup d'œil sur le numéro de la porte. C'était bien la bonne adresse, celle que Jupiter lui avait donné il y a quelques semaines au cas où il aurait envie de passer. Aujourd'hui était le moment. "Err..." Il commenta en plissant les yeux. "Est ce que Jupiter est là ?" Il avait un drôle de sentiment en scannant le visage de la jeune femme, mais pas de révélations particulières quant à son identité. Faut dire qu'il n'avait été très fort pour se souvenir des visages.

Elle aime ces moments où de détente. Calme. Paix. Dans la chaleur de l'eau de son bain, Amy laisse toutes les tensions quitter son corps. Quelques bougies pour l'éclairer plutôt que la lumière agressive de la lampe au plafond, une délicate odeur de vanille lui chatouille les narines alors qu'elle frôle la mousse du bain du bout des doigts. Des morceaux d'Ólafur Arnalds en fond sonore qui s'échappent de son téléphone portable posé sur un petit meuble. Un moment à elle et rien qu'à elle. Jupiter n'est pas encore rentré et Amy se met à l'imaginer en compagnie d'un bel homme, après une rencontre hasardeuse. Elle n'espère que cela pour son jumeau, qu'il parvienne à s'ouvrir de nouveau et à se laisser aller à de nouvelles rencontres, à des moments délicieux. Elle voudrait qu'il sorte des abysses dans lesquelles il est plongé depuis sa rupture avec l'autre connard, puisqu'elle ne pense qu'en ces termes à celui qui a brisé le cœur de son frère, elle ne pense pas à son prénom, ne lui fait pas cet honneur. Elle soupire Amy, chasse l'image du connard, se concentre sur l'image de son frère qu'elle imagine en train de sourire, rire à une blague pourquoi pas. Ou peut-être va-t-il bientôt rentrer et les espoirs d'Amy pour son jumeau s'envoleront. Elle s'étire et s'enfonce complètement dans l'eau du bain, retenant sa respiration quelques instants. Elle aime faire ça, se retrouver sous l'eau, ne plus entendre que les sons d'une manière étouffée. C'est comme se couper agréablement du monde. Elle reste un long moment dans le bain encore. Elle n'en sort que lorsqu'elle a l'impression d'être parfaitement détendue. Elle ne sèche ses cheveux qu'à la serviette, préférant les laisser sécher naturellement, enfile un pyjama vert pâle puis sa robe de chambre grise. Elle file ensuite jusqu'à la cuisine pour se préparer à dîner. Elle découpe quelques légumes qu'elle met à cuire dans un robot cuisinier qui va pouvoir lui faire une bonne soupe. Elle en prépare assez pour deux au cas où Jupiter arriverait. C'est ensuite des croque-monsieur au pain complet qu'elle prépare, ainsi qu'une salade avec des pousses d'épinards, réfléchissant à ce qu'elle va regarder ce soir : quelque chose sur Netflix, comme d'habitude. Pendant que la soupe cuit, elle regarde d'ailleurs le catalogue de l'application pour pouvoir choisir soit une série soit un film. C'est finalement une comédie romantique qui attire son attention et devant laquelle elle s'installe avec son plateau repas tout prêt, la part de Jupiter ayant été mise de côté. Elle commence à peine à toucher à sa soupe qu'on frappe à la porte. Froncement de sourcils alors qu'elle dépose le plateau sur la table basse et qu'elle met le film qui a à peine commencé en pause.

Jupiter aurait-il oublié ses clés ?

Elle observe le petit meuble sur lequel ils déposent leurs clés respectives et ne voit pas celles de son jumeau. Ce n'est donc pas lui. Curieuse, elle ouvre donc la porte pour se trouver nez à nez avec... Kowalski ? Elle le reconnaît tout de suite. Parce qu'elle ne l'a jamais oublié, celui qui est si proche de son frère, celui duquel elle s'était approché il y a bien longtemps de cela à l'hôpital quand il était venu voir des enfants malades. Elle n'a pas oublié qu'ils ont beaucoup parlé ce jour-là. Elle n'a pas oublié les questions qu'elle lui a posées, la façon dont il était totalement fou de son métier alors que cela la dépassait complètement. Et lui, est-ce qu'il se souvient ? Elle l'observe en arquant un sourcil alors qu'il semble chercher ses mots : visiblement, il ne s'attendait pas à la trouver là. Si Jupiter a donné l'adresse, il n'a pas précisé qu'il vivait avec sa jumelle ? Apparemment pas. Sans même la saluer, il lui demande si Jupiter est là. Elle le toise. « Bonsoir. » dit-elle en insistant bien sur le mot. Elle croise les bras. « Et non, il n'est pas encore rentré. » Et elle percute alors : vu la façon dont il la regarde, il ne doit pas se souvenir d'elle. « En fait tu ne te rappelles pas qui je suis, hein ? » qu'elle lui demande avant de soupirer et de s'écarter. Elle, elle se souvient. « Tu peux entrer. » Parce qu'elle ne va pas le laisser sur le pas de la porte en fait. Elle n'est pas comme ça Amy.

Pour sa défense, Sasha n'avait jamais eu la mémoire des visages. Ni celle des noms. Ou des endroits. Ou des chiffres. Bref, sa mémoire en général n'était plus ce qu'elle avait été. On le lui avait annoncé médicalement quelques années auparavant, après qu'un accident de F1 l'ait projeté contre les pneus amoncelés en bord de route comme des barrières précaires. Rien de très grave ni de bien dangereux, mais un joli coup à la tête qui lui avait fait oublié une heure durant le jour de la semaine ou le nom du dernier président. Cas courant chez les pilotes lui avait annoncé le médecin de garde en refermant son sac (il n'avait pas la mémoire des "grandes" choses mais les petits détails ridicules ça oui). Rien à faire, si ce n'était des exercices mentaux auxquels il ne s'était jamais exercé, au grand dam de sa sœur et agente qui volait aux deux jours son téléphone portable pour y rajouter maints rappels d'interviews et de signatures de contrat. Aussi lorsque la porte s'ouvre et que Sasha se retrouve comme un con à jouer à qui suis-je, il ne se formalise pas de l'animosité qui se dégage de la petite femme qui lui fait face. Une autre chose pour laquelle Sasha n'est pas spécialement doué était de détecter l'inconfort et la colère. La femme a croisé ses bras sur son torse et le toise d'un air réprobateur, et il faut quelques secondes à Kowalski pour se rendre compte qu'elle n'est pas ravie d'avoir été oubliée. "Oh, pardon est ce qu'on se connait ?" Dit-il en enfonçant le clou, alors que son interlocutrice s'écarte pour le laisser rentrer. Il la regarde sans comprendre et il faut qu'elle l'invite pour qu'il s'élance finalement dans l'appartement en s'excusant à nouveau, ajoutant dans sa barbe : "C'est médical."

Bien que Sasha puisse passer ses journées en compagnie de Jupiter, il réalise assez rapidement qu'il n'a jamais eu l'occasion de visiter la piaule qu'il occupait temporairement, pendant que son coeur se réparait lentement. Non pas que Jupiter avait honte de vivre au dépend de sa soeur jumelle (il avait conclu que ce devait être elle, car il était bien au fait de cette information), ou qu'il n'avait pas envie que Sasha s'immisce dans sa nouvelle vie de célibataire, mais l'occasion ne s'était jamais vraiment présentée. Une odeur de soupe (la bonne qualité, celle qui sent les légumes et pas la maison de ta tante Josiane) parfume le salon et d'un coup d'œil distrait, Sasha voit qu'un festin venait à peine de débuter. "Pardon si je dérange. Je peux attendre Jupiter ici ?" Il n'ose pas dire ton frère au cas où il ferait la deuxième erreur de la soirée. "Je l'aurai bien appelé avant, mais c'est un peu urgent et... confidentiel." Ajoute Sasha d'un ton dramatique, en roulant des yeux pour bien marquer la blague.

Au même moment, son cerveau tâche de faire le plus de rapprochement possible, des lieux, milieux, dans lesquels il aurait pu rencontrer une telle jeune femme. Le pyjama et la robe de chambre ne l'inspire pas spécialement alors qu'il passe en revue courses, journalistes, agents... "Pardon mais je te remets vraiment pas." Renchérit Sasha en venant s'accouder à la table du salon. Il avait la nonchalance de ces hommes pour qui ce genre de choses n'importe pas vraiment. "On s'est rencontré sur un circuit ?" Non. Non ce n'était pas ça. "T'es une amie de mon ex ?" Hmm. Pas certain. "Nos filles vont à la même école ?" Elle paraissait trop jeune pour avoir des enfants et Jupiter lui aurait dit s'il était tonton. "Je sèche." S'excuse Sasha une fois de plus.

C'est médical qu'il dit. Son accident ? Elle est au courant Amy. Bien sûr qu'elle sait. Peut-être des séquelles qui font qu'il ne la reconnaît pas mais de toutes les façons, même s'il n'y avait pas eu l'accident, Amy ne lui en voudrait pas. Après tout, ils ne se sont vus et ont véritablement échangé que cette fois-là quand elle était à l'hôpital et cela remonte à plus de dix ans. Il n'y a donc vraiment pas de mal. Ce n'est pas le fait qu'il ne la reconnaisse pas qui a gêné Amy mais plutôt la façon dont il n'a même pas dit bonjour. Parce qu'elle estime que c'est un minimum. Elle le laisse malgré tout pénétrer à l'intérieur de l'appartement. Puisqu'il vient voir Jupiter, il peut bien l'attendre à l'intérieur, elle ne va le laisser dehors. « Tu peux l'attendre ici oui. » accepte-t-elle en se réinstallant dans le canapé, prête à reprendre son film et son dîner. Elle lance un regard en biais à Sasha quand ce dernier explique que ce qu'il doit dire à Jupiter est confidentiel. « Je n'allais pas demander. » affirme-t-elle en haussant les épaules. Cela ne la regarde pas, ce qu'ils ont à se dire. Ce n'est pas son problème. Elle n'est pas sûre qu'il soit sérieux mais Amy a du mal à bien appréhender les blagues, les tons ironiques alors dans le doute... Elle reprend son bol de soupe et y glisse sa cuillère mais à peine a-t-elle pris un peu de sa soupe que Sasha reprend la parole en affirmant ne pas réussir à se souvenir d'elle. Il s'en excuse au passage. Amy reste silencieuse, sourit légèrement, amusée en fait de la situation. C'est qu'elle trouve ça adorable en fait, la façon qu'il a d'essayer de se souvenir. Le sourire de la couturière s'élargit même alors qu'elle secoue la tête de droite à gauche à chaque proposition de l'ancien pilote.

« Rien de tout ça. » dit-elle alors que lui s'excuse une nouvelle fois de ne pas y arriver. « En même temps ça fait très longtemps alors ça ne m'étonne pas. Et puis, tu vois tellement de monde... » C'est un fait. Ils ont des existences bien différentes. Elle prend un peu de soupe et repose son bol avant de poursuivre. « Make a wish ? » dit-elle finalement, plantant son regard dans celui de l'homme, cherchant à réveiller sa mémoire. Dans le cas où cela ne fonctionnerait pas, elle décide de continuer sur sa lancée : « Tu es venu dans le service pédiatrique où j'étais, c'était un petit peu avant que je passe chez les adultes. Tu as réalisé le rêve d'un gosse qui voulait te rencontrer et on s'est parlés. Ce jour-là je t'ai même dit que je ne comprenais pas comment on pouvait faire un métier comme le tiens, se mettre en danger volontairement alors que moi je me battais pour survivre... » Elle marque un silence, grimace légèrement. « C'était déplacé et assez méchant en fait, désolée. » s'excuse-t-elle à son tour. « Mais je t'ai jamais oublié et puis après ça je t'ai revu de loin au mariage de Jupiter mais je suis pas venue te parler ce jour-là. Me demande pas pourquoi. » Parce qu'elle n'en sait absolument rien en réalité. « T'as faim ? Y'a assez à manger pour trois. » qu'elle propose soudainement en haussant les sourcils avec un sourire. Généreuse avec ça. Sasha est un ami très proche de Jupiter alors c'est la moindre des choses. Et puis, c'est aussi une façon de se racheter des vilaines choses qu'elle a pu lui dire car même si c'était il y a longtemps et qu'il ne s'en souvient visiblement pas, elle, elle s'en souvient.

Elle accepte sa demande, semble lascive, toujours un peu agacée par cette présence venue déranger son diner. Sasha se demande s'ils s'étaient quittés en bon terme ; après tout, elle n'avait pas précisé la nature de leur rencontre. Il se force à y réfléchir davantage, triture la matière grise pour un indice en détaillant le visage de son interlocutrice. Elle est jeune, avec une certaine fragilité dans le fond du regard, un peu étrange cela dit, de grands yeux couleurs océans qui le fixe d'un air amusé. Elle doit le trouver drôle, lui, complètement perdu au milieu de cet appartement, à ne pas savoir comment se tenir et où replacer ses souvenirs.

La cuillère fait un petit bruit de céramique contre le bol alors qu'elle l'excuse finalement pour sa mémoire défaillante. "Erf, malheureusement oui, je serre pas mal de mains à la semaine..." Ce n'est pas une excuse, mais Sasha se détend un peu alors que la jeune femme lui donne l'occasion de se faire pardonner. Son regard se plante dans le sien, le clouant sur place. "Make a wish..." Répète Sasha en tentant de réveiller des souvenirs. Il avait répondu à l'appel de l'organisation plus d'une fois, trois au total, et tâcha de se rappeler ces instances, les visages qu'il avait fréquenté ce jour-là. Elle ne lui laisse pas le temps de tergiverser longtemps et continue sur sa lancée, lassée certainement de le voir patiner dans le vide. Et tout lui revient d'un seul coup. L'hôpital, l'association, les gosses excités de sa venue, un Sasha arrogant et... "Amy !" Il gueule trop subitement, manque de s'étouffer avec l'air qui lui rentre dans la gorge. Il se sent con, surtout. Très con. "J'suis con !" Qu'il assène d'ailleurs, en se grattant le dessus du crâne. "Oh Amy je suis désolé !" Et c'est vrai, désolé, c'est la seule chose qu'il peut être. Le pire, c'est qu'il se souvient particulièrement bien de cette journée, maintenant qu'il y pense. C'était l'été et il faisait particulièrement chaud à New-York à cette période. Sasha avait reçu l'invitation de visiter un enfant malade le réclamant à l'hôpital, et n'avait pas hésité une seule seconde à accepter, mais maintenant qu'il se trouvait à la porte du bâtiment, il s'était senti pris d'une profonde lassitude. Il ressortait toujours de ces évènements la tête vide, le cœur en miette devant le malheur qui avait frappé les familles de ces gamins. Ce jour-là n'avait pas été différent, et pourtant, rencontrer Amy avait été le summum de son après-midi. Sasha n'avait jamais pensé entendre de but en blanc une affreuse vérité, celle des dangers de son métier face à la dureté de sa situation. Il en avait été abasourdi, incapable d'aligner plus de trois mots cohérents. "Oui je me suis senti bien con d'ailleurs. Généralement les gens ont plus d'admiration dans la voix que de ressentiment. Tu m'a bien surpris ce jour-là." Rit-il en venant s'assoir près d'elle sur le canapé. "T'inquiètes pas pour ça, déplacé et méchant c'était tout ce que j'étais à l'époque de toute manière. Tu m'a bien remis en place !" Elle faisait partie de ce peu de gens qui l'avait traité normalement durant cette période, en lui rappelant que la vie n'était pas faite que de plaisir et de réussite. Il la fixe longuement avec un grand sourire à cette pensée, ne réagit que très tardivement à son invitation à diner. "Euh oui, pourquoi pas." Ca n'avait pas l'air de la déranger, et Sasha devait l'avouer : il était affamé.

Quand ça lui revient subitement, Amy a envie de rire en voyant sa tête. Parce qu'il a l'air de vraiment se sentir très con d'avoir oublié sa tête alors qu'elle, elle ne s'en formalise pas. Ce jour-là, elle n'était qu'un visage parmi tant d'autres alors comment aurait-il pu se souvenir d'elle aussi facilement ? Si elle se souvient si bien de lui c'est parce qu'elle ne voyait pas grande monde en dehors de sa famille et des autres enfants malades à l'hôpital alors forcément, la venue de Sasha ce jour-là avait été un véritable raz de marée. Une pause. Une bouffée d'air. Même si elle avait été assez dure avec lui et pas particulièrement agréable, cela avait eu au moins le mérite alors de lui changer les idées et pas seulement à elle. Amy se souvient des yeux brillants des gosses, surtout de celui qui avait fait le vœu de rencontrer Sasha parce qu'il était en phase terminale... Cela avait été un joli cadeau pour cet enfant qui finalement n'avait pas passé la semaine après la venue de Sasha. Comme bien d'autres avant lui et d'autres après lui malheureusement. Sasha avait un rayon de soleil pour tout le service de pédiatrie et Amy s'en veut, aujourd'hui, avec les années ayant passé, d'avoir été si infecte avec lui même si Sasha ne semble pas s'en formaliser lui. Elle ne se souvient pas qu'il ait été déplacé et méchant mais peut-être était-ce vraiment ce qu'il était à l'époque et qu'il a simplement fait en sorte alors de le cacher aux gosses. Elle ne peut s'empêcher d'afficher une moue gênée et d'excuses à la fois quand Sasha répète qu'elle l'a bien remis à sa place ce jour-là. « Désolée encore. » marmonne-t-elle comme pour essayer de remettre les compteurs à zéro. La dernière chose qu'elle veuille c'est qu'un ami de son frère la déteste pour quelque chose qui remonte à si longtemps. Ce n'est peut-être pas par simple gentillesse qu'elle lui propose à manger, c'est peut-être aussi pour se faire pardonner et quand il accepte, elle en est contente Amy. Alors elle se redresse sans attendre. « Je vais te préparer un plateau, je reviens tout de suite. »

Et là-dessus, elle s'éclipse jusqu'à la cuisine où elle entreprend de faire réchauffer brièvement le croque-monsieur, elle sert un peu de salade dans une assiette et un petit bol de soupe. Le croque-monsieur réchauffé, elle le glisse avec précaution dans l'assiette où il rejoint la salade. Le bol et l'assiette sont posés sur un plateau repas, ainsi qu'un morceau de pain frais et elle revient jusqu'au salon où elle vient poser le plateau sur la table basse devant Sasha. « Ce n'est pas du quatre étoiles mais c'est bon. » dit-elle avec un sourire avant de reprendre place à côté de lui. Elle récupère son propre bol de soupe et en boit une gorgée tout en observant Sasha. La situation est un peu étrange mais pour autant, Amy n'a pas l'impression de partager son repas avec un parfait inconnu. « Du coup... » Elle boit une autre gorgée de soupe et ose. « T'es toujours pilote ou tu entraînes des futurs toi ? » qu'elle demande, curieuse, n'ayant pas eu l'occasion de lire pour l'accident et mettant ainsi donc les pieds dans le plat de manière très brutale sans le savoir.

Sasha ne savait que penser de sa célébrité, encore moins quand elle implicait de rendre visite à des gosses en phase terminale et de remplir les voeux de l'association Make A Wish. Il avait mis longtemps à se rendre compte de l'effet qu'il pouvait avoir sur certaines personnes, du modèle qu'il pouvait être pour un gamin ne venant de nulle part voulant faire son trou sur les circuits mondiaux. Il n'avait pas l'impression d'être particulièrement inspirant, pourtant, pas qu'il ne souhaitait pas l'être au fond non plus, mais il ne comprenait pas en quoi il pouvait réellement se rendre utile. Drive Safe avait été un pas vers l'utilité, et il espérait que l'association inspirait d'autres à se mobiliser pour la cause. Mais en dehors des grandes inspirations qu'il pouvait avoir pour son association, Sasha n'était pas certains de pouvoir aider les gens qui le lui demandaient. Il comptait sur les doigts de trois mains les gosses qui l'avaient supplié de conseils, de mentorship, de tracer pour eux une voix qu'il ne savait même pas comment il avait tracé pour lui-même. Sasha n'avait pas vraiment la grosse tête, la célébrité l'étonnait plus qu'autre chose, comme si il découvrait à chaque fois l'intérêt que l'on pouvait porter à sa carrière, à lui-même. La critique, il la rencontrait surtout dans les médias, les analyses vidéos de ses courses où le moindre écart technique était commenté, décortiqué, exposé pour ses failles et son manque de talent. Alors les mots d'Amy, lors de leur rencontre dans cet hôpital morne, il ne l'avait pas vécu comme un drame, un manquement à son public ; il s'était simplement étonné qu'on ne lui ai jamais posé cette question auparavant. On ne l'avait jamais questionné sur le principe de son sport, sur les raisons de sa célébrité. Rafraichissant, aurait dit Sasha à l'époque, de faire valider par une autre que lui-même qu'il ne méritait pas autant sa célébrité que l'on voulait le croire.

Elle s'éloigna dans la cuisine, revint avec un bol de soupe, une assiette, qu'elle pose sur la table basse, face à lui. "Ca a l'air délicieux." Dit il en pensant qu'il n'avait rien mangé de toute la journée. Les appels de sponsor lui avait bouffé tout son temps, du réveil jusqu'à la réception du fameux contrat qui lui avait valu de conduire avec excitation jusqu'à chez Jupiter. Il allait porter une cuillère à sa bouche quand Amy lui posa sa question. "Bon dieu Amy, j'ai l'âge d'entrainer personne, tu m'as pris pour un papy ou quoi ?" Il rit, un peu jaune, parce que vraiment, il espère qu'elle ne peut pas voir les cheveux blancs qui commencent à lui percer le crâne. "Non, je suis toujours pilote. Enfin, pas en ce moment. J'ai eu un accident il y a un an et demi et je suis toujours en rémission. Tiens..." Il souleva sa manche, là où la cicatrice qui courait le long de son bras gauche était encore saillante. "Le bras, le dos, la jambe, tout s'est fait malmené. Mais ça va mieux, lentement. C'est la première semaine que je marche sans canne, j'en vois le bout lentement et j'espère pouvoir retourner dans les circuits la saison prochaine." Un bel espoir, en sachant qu'il fallait encore vaincre la peur viscérale que la perspective d'une course provoquait chez Kowalski. L'accident avait laissé ses traces que les anti-douleurs et les séances de kiné ne changeraient pas. Il mijota sur cette pensée un moment, perdu dans ses pensées avant que l'odeur de la soupe ne réveille son estomac gargouillant. "Et toi alors ? Qu'est ce qu'il s'est passé depuis l'hôpital ? Es-tu toujours... enfin... malade ?"