Assis sur une chaise près de Dgee, il écouta attentivement l’enregistrement, la tête baissée, concentré. Il ne releva les yeux que lorsque les notes laissèrent place au silence. « C’est pas exactement ce à quoi je m’attendais mais c’est vraiment cool. » Par « vraiment cool », il entendait « brillant », mais Dgee le connaissait, il savait qu’elle saurait prendre le compliment à sa juste valeur. La jeune femme ne tarda pas à révéler que sa composition n’avait rien à voir avec le court-métrage de son père, et Wes haussa les épaules. « Je m’en doutais un peu. »

Lorsqu'elle lui exposa le pourquoi du comment, Wes fut pris d’un enthousiasme presque enfantin, qui se lut sur son visage. Le projet l’excitait. Mais au fur et à mesure que Dgee déroula son explication, les doutes parasitèrent l’entrain du musicien. Jusqu’au moment où la jeune femme lui assura que oui, bien sûr, elle pouvait toujours tout annuler. Wes apprécia que Dgee lui laisse cette porte de sortie, qu’elle ne l’ait pas complètement piégé : se sentir coincé l’aurait terriblement angoissé. Refuser le tentait, c’était la solution de facilité. Mais Wes se remémora sa dernière discussion avec Elior, celle où il lui avait juré de se reprendre en main, d’enfin faire un effort pour retrouver ce plaisir brut qu’il avait à jouer devant un public. Il se devait d’honorer sa promesse, sans quoi il serait un très mauvais ami. Et puis il en avait assez d’être pris en pitié, il avait une envie folle de prouver aux autres (et à lui-même) qu’il était encore capable de faire des trucs. Des trucs vraiment brillants.

D’un autre côté, c’était facile de dire oui à Dgee, là, tout de suite… Mais comment pouvait-il promettre de ne pas se défiler au dernier moment, à quelques secondes de monter sur scène, comme il en avait l’habitude ces derniers temps ? Une petite voix dans sa tête lui soufflait qu’il valait mieux décliner l’offre, que c’était plus prudent, plus confortable. Qu’il était plus simple d’abandonner maintenant plutôt qu’au dernier moment. À force de cogiter, le dilemme prit une ampleur considérable dans son crâne. Il ferma les yeux une demi-seconde, comme pour se vider l’esprit. « Bien sûr, ça me ferait vraiment plaisir, mais je sais pas si… » Si j’en suis capable. « … Si c’est une bonne idée. »

« Ça fait longtemps que j’ai pas touché à un piano… » L’excuse parfaite, qui, à sa décharge, était on ne peut plus véridique. Mais lorsqu’on a eu un niveau comme celui de Wes, il est impossible de tout perdre. Un peu d’entraînement lui permettrait de retrouver ses vieux réflexes. Il observa un instant ses grandes mains de musicien, puis pivota sur sa chaise, parcourant la pièce du regard. Le studio de Dgee était relativement impressionnant. Il avait d’ailleurs émis un sifflement admiratif quand il y était entré pour la première fois. Le lieu était assez représentatif de la carrière de la jeune femme. Wes se tourna à nouveau vers elle. « Ça me fait un peu flipper, en fait. T’as jamais cessé de t’améliorer et moi ça fait un moment que je stagne. » Avouer ça à Dgee lui coûtait énormément, lui qui avait passé des années à essayer de prouver qu’il était meilleur qu’elle. Mais après tout, ils étaient des adultes désormais, et les adultes se disent la vérité… Non ?

Dgee était maligne, elle avait absolument tout compris. la jeune femme avait raison sur toute la ligne : pour que Wes consente à se bouger, il fallait le pousser dans ses retranchements, sans toutefois le brusquer. L’équilibre était difficile à trouver, pourtant Dgee y était parvenu facilement ー elle tenait peut-être ça de l’époque où ils étaient en couple.

Le compliment de la jeune femme le toucha. Dgee faisait preuve d’une sincérité dans sa forme la plus pure. Wes la connaissait, elle ne faisait pas dans la charité. Si elle le trouvait médiocre, ou si jouer avec lui ne la tentait pas, elle n’aurait pas essayé de le rassurer. Mieux, elle ne lui aurait rien proposé du tout. Tout simplement. C’est cette pensée, cette évidence, qui mit fin à l’hésitation du musicien. « Ok, c’est d’accord. Je vais le faire avec toi. » Aussitôt eût-il accepté qu’il ressenti un léger vertige. Il s’agita malgré lui, nerveux. Il dut prendre sur lui pour faire bonne figure et conserver sa nonchalance.

Plus jeune, Wes avait dépensé tellement d’énergie à démontrer au monde qu’il était au moins aussi bon que Dgee… Et maintenant, quinze ans après, elle lui offrait une chance de lui prouver (de se prouver ?) qu’il était toujours au niveau. Ça titillait cet esprit de compétition qu’il avait remisé au placard durant des années. Il était obligé de dire oui. « Fais-moi promettre trois fois, sinon je vais me dégonfler. » Il avait failli lui proposer un pacte de sang, mais c’était quand même un peu too much, et puis Wes ne tenait pas à entretenir le cliché des métalleux-satanistes. « Genre là, tout de suite, avant que je change d’avis. » S’amuser. C’était de ça qu’il s’agissait. Il n’était pas question de performance. Bon d’accord, égaler Dgee allait être chaud bouillant… Mais il ne fallait pas que son angoisse prenne toute la place. D’ailleurs la jeune femme s’empressa de le lui faire comprendre, elle ne lui demandait pas d’être excellent, juste de partager ce moment avec elle. Il lui sourit. « Tu sais quoi ? J’ai mieux. Il faut que tu me donnes un gage si je ne le fais pas. Un truc hardcore. Comme ça, je ne pourrai vraiment pas me débiner. » Wesley comptait bien prendre son cerveau à son propre piège.

Wes joignit les mains et fit craquer ses doigts d’ex-pianiste. Au boulot mon grand. « C’est possible de choisir à la fois l’option piano ET l’option café ? » Pour la première fois depuis longtemps, le musicien était (un peu) content de lui. Il avait fait la démarche d'accepter, avait fouillé au fin fond de lui-même pour trouver la motivation. Ça pouvait paraître insignifiant, après tout un  « oui »  n’était fait que de trois pauvres lettres. Mais pour lui qui ne prenait jamais de décisions à moins qu’on l’y force, c’était titanesque. Bien sûr, le plus difficile restait à venir, il ferait moins le malin lorsqu’il s’agirait de monter sur scène. Mais Dgee serait là pour veiller au grain. Une chose était sûre, elle ne le laisserait pas gâcher cette opportunité.

À l’annonce du fameux gage, Wes faillit s’étouffer. Il s’exclama : « Alors ça, dans tes rêves ! Tu veux me tuer, ou quoi ? » Il faut dire qu’il l’avait cherché. Au moins, Dgee avait tapé dans le mile. C’était parfait : définitivement, il ne pouvait plus reculer. « Mais c’est d’accord, j’accepte. »

Elle lui proposa d’aller s'entraîner et Wes acquiesça sans rechigner. Il désigna la partition. « Je peux ? » Avec l’approbation de Dgee, il attrapa la liasse de feuilles et grimpa docilement les quelques marches. L’appartement d’Ann n’avait rien à envier à celui de Dgee, pourtant Wes fut impressionné par le dédale de pièces. Trouver la « salle de musique » du premier coup lui sembla être un miracle - ou un signe. Presque timide, il s’assit au piano, avec l’impression de ne pas y être à sa place. La dernière fois qu’il avait joué de cet instrument (si l’on excluait synthétiseurs et autres claviers) remontait à la Juilliard. C’était peut-être stupide, mais le quart-de-queue, imposant, majestueux, l’intimidait presque. Allez pépère, à nous deux. Wes fit courir ses doigts sur les touches, retrouvant des sonorités qu’il aimait, bien qu’éloignées de son registre de prédilection. Très vite, il retrouva ses vieux réflexes, comme si son corps se souvenait mieux que lui, et que son oreille n’avait rien perdu de la finesse de sa perception.

Il était en train d’étudier la partition lorsque Dgee le rejoignit. Il s’interrompit et se tourna vers elle. Wes étira ses mains, s’empara de la tasse et remercia la jeune femme. « Ouais, je prends rien avec. T’as de la mémoire. » Il avait l’impression d’être reçu comme un prince, ça l'embarrassait autant que ça le valorisait. Il sourit à la jeune femme, gentiment, avant de lui tendre la partition et de désigner du bout de l’index quelques notes sur le papier. « Te vexe pas, hein, mais tu vois, à ce moment-là, j’aurais plus vu un truc comme ça. » Il pivota à nouveau pour enchaîner quelques accords. Son idée avait beau être bonne, il ne put s’empêcher de songer au culot monstrueux qu’il avait, à réclamer déjà des modifications dans le travail de Dgee.

Et puis elle lui parla d’actu et Wes opta pour une sincérité absolue, sans tenter d’enjoliver les choses. « J’ai pas d’actu non plus. Mais j’en suis pas exactement au même point que la dernière fois qu’on s’est vus. Je dirais pas que j’ai retrouvé l’inspiration, disons seulement que l’envie revient doucement. Je sais que c’est pas très impressionnant dit comme ça, mais j’ai vraiment cru que c’était fini pour moi, alors… » Il ne finit pas sa phrase, préférant hausser les épaules et afficher un sourire serein... Même si « Wesley » et « serein » demeuraient deux mots difficiles à associer. Assez parlé de lui toutefois ; il était curieux de savoir où en était Dgee, avec toutes les péripéties que The Rip avait traversées, pour la plupart pas très réjouissantes. « Comment tu te sens par rapport à cette période de creux pour le groupe ? T’as hâte de retourner sur les routes ? Ça ne t’effraie pas ? » Wes savait que son ex n’était pas une craintive, c’était même plutôt l’inverse. Mais après toutes ses mésaventures, il y avait de quoi être angoissé. Il choisit cependant d’éluder l’accident de Karl, dont il avait entendu parler dans les médias. L’ambiance était plutôt légère, donc il ne désirait pas évoquer ce qui avait dû être un véritable trauma pour la musicienne.

Wes s’empara du crayon pour griffonner sur la partition de son écriture ronde et appliquée. Sa concentration était touchante, lui qui faisait mine de se ficher du monde entier faisait soudain très attention à écrire correctement. « J’espère que t’es prête à défendre ton point de vue parce que j’ai plein de suggestions. » Il ne releva la tête que lorsque Dgee lui parla d’une « belle visibilité ». Hein, quoi, de la visibilité ? Alors ça, Wes n’y avait pas pensé. Oups. Maintenant, ça le faisait flipper. Parce qu’en effet, quand on jouait aux côtés de Dgee, on se retrouvait forcément sous le feu des projecteurs. Encore plus lorsque l’on était un de ses ex, et que la rupture avait été largement médiatisée. Wes n’était pas un marketeux : aveuglé par son trac, il ne voyait pas le coup de pub incroyable qui se profilait. Pour la première fois depuis longtemps, il ne serait plus « le bassiste nippo-américain de Spleen Code  » (allez savoir pourquoi la presse se sentait toujours obligée de préciser ses origines), mais serait considéré en tant que lui-même. Voilà un coup de pouce bienvenu pour un artiste ayant sombré dans l’anonymat. En attendant, Wes était loin d’être calculateur : la seule chose qu’il se demandait, c’est comment il allait gérer la pression, lui qui la semaine dernière avait dû abandonner un set parce que le stress le rendait malade.

Dgee parla de laisser tomber la musique et ça lui fit comme un électrochoc. Wesley réalisa que malgré tout, malgré ses angoisses à l’idée de remonter sur scène, malgré cette impression persistante qu’il n’arriverait jamais à produire quelque chose d’intéressant, il n’avait jamais envisagé de lâcher son domaine de prédilection. C’était paradoxal, parce que depuis des mois, il ne faisait plus grand-chose d’autre qu’enchaîner quatre accords sur sa basse. Mais au fond de lui, il y avait cette certitude qu’il n’abandonnerait pas. Parce qu’il n’était doué nulle part ailleurs, déjà, et puis parce que sans la musique, il savait qu’il finirait par péter un câble pour de bon. Cette certitude lui réchauffa le cœur. « Merci ». Il sourit à Dgee, un sourire reconnaissant, parce qu’elle venait de lui rappeler ce que voulait dire le mot « passion ». « Je lâcherai pas, je te le promets. Je ne peux pas lâcher, c’est impossible. »

Dgee lui faisait suffisamment confiance pour lui parler de l’accident de Karl et Wes se sentit flatté. Il chassa néanmoins ce sentiment, parce que l’air triste de Dgee le fit aussitôt culpabiliser. Mais comme à son habitude, la musicienne ne se laissait pas abattre, elle faisait tout pour rester optimiste. Plein de bon sens, Wes acquiesça : « Je suppose qu’il est entre de bonnes mains et que tu peux faire confiance aux spécialistes. Ça va rentrer dans l'ordre. » Et puis Dgee commit une bourde, lui révélant par la même occasion son couple avec Karl. Wes accueillit la nouvelle avec beaucoup de surprise. Il ne sut pas tout de suite quoi répliquer. Non pas que ça le dérangeait, sa rupture avec Dgee était pour lui de l’histoire ancienne. Il ne gardait pour tout ça qu’une grande tendresse, même si ça s’était terminé dans les cris et les larmes. Son histoire avec Dgee était ponctuée d’erreurs de jeunesse ー quand il y repensait, ça le faisait doucement sourire. Non, ce qui étonnait Wes, c’est qu’il n’aurait jamais imaginé Dgee et Karl ensemble. Et pourtant, maintenant qu’il y songeait, c’était on ne peut plus logique. Les deux musiciens se ressemblaient tellement. « Je connais pas bien Karl, mais tant que vous prenez soin l’un de l’autre, je suis content pour toi. » Des paroles pleines de sagesse qui n’auraient pas été les mêmes si Dgee avait décidé de sortir avec Tony, qu’il ne pouvait pas blairer. « Et avant que tu t’inquiètes de ça, je serai muet comme une carpe, tu me connais, je me fous un peu des ragots. »

Tout en écoutant les confessions de Dgee, il fit tourner son crayon entre ses doigts, machinalement. L’annonce l’avait momentanément déconcentré. Il y avait de quoi : la musicienne venait de lâcher un scoop qui aurait pu se revendre à prix d’or à la presse people. Wes n’était pas mal à l’aise, contrairement à ce qu’imaginait Dgee. Il était ravi qu’elle trouve son équilibre, elle que la vie n’avait pas épargnée, qu’elle puisse enfin s'appuyer sur les bonnes personnes (il espérait que Karl fasse partie des « bonnes personnes », mais à juger par les yeux brillants de la jeune femme, Wes n’avait pas trop de doutes). « Le fameux friends to lovers trope, hum ? » Ça lui paraissait incroyable que Dgee et Karl aient pu être amis pendant autant de temps en niant l’évidence. Il sourit. Voilà qui n’arrivait que dans les films… Pas vrai Wes ? « Je suis sûr que les fans ont capté avant vous, ça doit se compter en millions de fanfictions. Ou peut-être pas, peut-être qu’ils seront comme moi : hyper surpris. » Ce fut le seul commentaire qu’il s’autorisa, parce que Dgee lui en avait déjà beaucoup dit et que le reste n’appartenait qu’à elle. Ils demeurèrent pensifs un instant. Wes finit par frapper dans ses mains pour les réveiller tous les deux. « Bon, ton courrier du coeur c’est bien sympa, mais on a du taff je te rappelle ! »

⁂

Terrifié. Terrifié était le mot approprié pour qualifier l’état de Wes. La dernière fois qu’il avait joué devant un public, ça s’était plutôt mal passé. Ça ne s’était même pas passé du tout, puisqu’il s’était barré comme un voleur avant d’avoir mis un pied sur la scène. Il prit son visage entre ses mains, frotta ses yeux. Dans quoi s’était-il embarqué ? Pourquoi avait-il accepté ? Au nom de « l’amour de la musique » ? Quel idiot. Maintenant il avait l’air malin, à tourner en rond dans les backstages comme un lion en cage. Il était à deux doigts de céder, à deux doigts d’accepter de faire l’éloge de The Rip devant le monde entier. Heureusement, l’ego de Wes était bien trop sensible pour se résigner à une telle humiliation. Il préférait encore subir ce stress dévorant qu’il infligeait lui-même à son corps.

L'amphithéâtre de la Juilliard lui paraissait gigantesque. Il l’avait fréquenté étant étudiant, pourtant il lui semblait plus grand que dans ses souvenirs. Il inspira. Il ne pouvait s’empêcher de triturer le bouton de sa veste, ouvrant et fermant les pans continuellement. Soucieux de faire un effort, le musicien avait troqué ses t-shirts informes contre un costume. Il avait même poussé le vice jusqu’à ajouter une cravate, fait rarissime, événement qui n’avait pas eu lieu depuis des décennies. Pas même pour les 40 ans de mariage de ses parents, où il s’était pointé en jogging 一 ce qui avait provoqué un incident diplomatique intra-familial.

Tandis qu’il s’agitait, il croisa le regard de Dgee. Il se calma aussi sec, prenant sur lui, singeant une assurance qu’il ne possédait manifestement pas. Il lui adressa même un sourire en coin, un sourire qui s’efforçait de dire « tout va bien, je suis super serein, ça gaze de mon côté ». Bizarrement, son stress diminua. Ça venait peut-être du fait de simuler l'aplomb (fake it until you make it), ou alors c’était tout simplement la présence de Dgee, qui semblait avoir pleinement confiance en eux. Il la héla. « T’es prête ? » La brouhaha des gens qui s’installaient dans l’amphi s’intensifia. Wes aurait apprécié une figure familière et amicale dans le public, quelqu’un qui puisse lui envoyer des bonnes ondes, ou à défaut un sourire encourageant. Hélas personne n’avait pu se libérer. Les seules têtes connues dans la salle étaient donc les visages fripés de ses anciens profs vieillissants. G-é-n-i-a-l. Toujours aussi austères ces vieux schnocks, ça leur ferait mal de lâcher un sourire ? Heureusement que Dgee n’était pas loin, même s’il était trop têtu pour lui avouer que la situation le paniquait. Ces derniers temps, l’amitié avait pris le pas sur leur rivalité, mais on n’oublie pas quinze ans de compétition en quelques mois. Wes conservait son petit orgueil. Il commenta, sur un ton qui se voulait détaché : « Y’a du monde. » il baissa les yeux sur ses mains. Lorsqu’il se montrait intéressé, Wes n’avait plus rien d’un flemmard. En l'occurrence, il avait bossé des jours durant pour que ses doigts retrouvent leur agilité d'antan sur les touches d’un piano. Comme pour se rassurer, il ajouta : « J’ai bossé comme un bourrin, te connaissant je suppose que toi aussi, donc ça va bien se passer. » Il suffisait qu’il mette de côté tout le reste et qu’il se concentre sur ce qu’il savait faire de mieux.

La plaisanterie de Dgee sur son look provoqua un sourire en coin sur le visage de Wes. Lui-même se surprenait, accoutré comme il l’était. En allant se laver les mains, il avait failli ne pas se reconnaître dans le miroir au-dessus du lavabo. Au diable la fausse modestie : pour être parfaitement honnête, il se trouvait plutôt pas mal. « Moque-toi tant que tu veux, j’ai la méga classe. » Il retourna le compliment à la jeune femme mais, effrayé que ça soit déplacé, il ne put s’empêcher de surenchérir avec une raillerie teintée d’auto-dépréciation ー sa marque de fabrique. « Toi aussi d’ailleurs. Même si je suis un peu déçu que le costume t’aille mieux qu’à moi. » La musicienne continua à lui parler mais, sous l'effet du stress, il avait de plus en plus de mal à se focaliser sur ses paroles et n’en comprit qu’un mot sur deux.

On les présenta, Dgee d’abord, lui ensuite. Ça lui fit un drôle d’effet. Tout au long de sa carrière, il n’avait jamais évolué autrement qu’en groupe, on ne citait pas son nom, mais celui du tout auquel il appartenait. Puis il leur fallut s’avancer et il s'exécuta, mécaniquement. L’amphi était étrangement calme. Wes s’était habitué à un public tout sauf sage et concentré. Or là, le silence était quasi religieux. Étonnamment, il s’en trouva rassuré. C’était bien plus simple de faire abstraction d’une audience qui n’émettait pas un bruit. Il s’installa au piano, infiniment concentré pour paraître classe et ne pas commettre de maladresse, à savoir se prendre les pieds dans le tabouret. Par réflexe, il parcourut la salle des yeux. Il n’y avait pas tant de monde que ça, si l’on omettait le fait que la notoriété de Dgee multipliait le nombre de spectateurs par mille. Le brun ignorait si la performance était filmée, il avait volontairement choisi de pas demander. Mais il savait qu’au moins une vidéo pirate, cadrée verticalement et d’une qualité à faire pleurer les ingénieurs du son, finirait forcément par atterrir sur les réseaux sociaux. Ça n’était toutefois pas le moment de s’en inquiéter, Wes préféra se concentrer sur l’impression rassurante que la foule n’était pas aussi impressionnante que prévu.

Le musicien croisa le regard d’un de ses anciens professeurs, qu’il reconnut immédiatement car il l’avait détesté de toute son âme pendant son cursus. Loin de le décourager, ça raviva en lui cet esprit de compétition qu’il avait muselé au fil des années. Il ressentit soudain la nécessité absolue de prouver à ce monsieur qu’il était bon, toujours aussi bon qu’à l'époque, voire même meilleur. Revenir à la Juilliard lui faisait un bien qu’il n’aurait pas soupçonné. Ce petit pèlerinage le mettait face à une évidence : il n’aurait pas obtenu son diplôme s’il ne possédait pas le talent pour. Soudain envahi par la certitude qu’il était doué ー sentiment d’assurance grisant qu’il n’avait plus éprouvé depuis des années ー il jeta un regard complice à Dgee, pour lui signifier qu’il était prêt. À son encouragement, il répondit un laconique : « Yep, compte sur moi. »

Il avait oublié à quel point c’était simple, à quel point jouer lui semblait logique et agréable. Partager la scène avec Dgee, dont il connaissait toutes les petites manies musicales, était d’une facilité déconcertante. Il avait tellement répété que ses doigts glissaient sur les touches presque d’eux-mêmes, sans jamais qu’il oublie sa partenaire et leur harmonie. Si on le connaissait uniquement en tant que bassiste, Wesley avait aujourd’hui l'occasion de montrer au monde (dans un premier temps, aux élèves de la Juilliard) un fragment supplémentaire de ses compétences. Bien sûr, une grande partie du mérite revenait à la compositrice, lui n’ayant apporté que des changements mineurs à l'œuvre initiale. Du moins jusqu’à cette portion laissée vierge sur la partition, que Dgee avait dédiée à l’improvisation et dont ils se rapprochaient de note en note.