(tw) avaleur de sabres, blessures internes
Shinsuke détestait les hôpitaux. La simple vue de ces murs blancs le déprimait. Ça puait la mort à des kilomètres à la ronde; partout où son regard se posait, il voyait des cadavres vivants se traîner les pieds dans les corridors immondes ou encore se dessécher dans des lits au parfum de désinfectant. Toute sa vie, il avait été chanceux : rarement était-il tombé malade ou plutôt rarement avait-il ressenti le besoin de se présenter aux urgences. En général, il serrait les dents, avalait des cachets et attendait que la douleur passe. Et elle passait toujours. Sauf ce jour maudit où il avala une dizaine d’épées à la fois. En théorie, il savait comment faire pour ne pas se blesser, il connaissait les techniques par cœur grâce à son mentor, lui-même ancien avaleur de sabres. Bien sûr, la manœuvre en elle-même était dangereuse. Il gagnait sa vie avec son art et risquait de la perdre à tout moment. Mais le danger attirait et attisait les foules. Et c’était ce que souhaitait Shinsuke.
Au final, il paya chèrement le prix de son audace : l’une de ses épées transperça son œsophage et effleura ses organes vitaux. Sur le coup, il resta immobile pendant que son public adoré l’applaudissait à tout rompre, des étoiles dans les yeux. Car personne ne comprit tout de suite ce qui se passait. Puis, une douleur aiguë éclata dans tout son corps et il sut que la Faucheuse venait de cueillir sa misérable vie entre ses mains froides et qu’elle hésitait à la redéposer ou à la garder avec elle pour l’éternité. Il s’effondra sur le sol, sa bouche et son menton maculés de sang. Autour de lui, la panique grondait. Soudain, une silhouette apparut parmi les autres et écarta la mer de gens d’un geste du bras, telle Moïse écartant les eaux de la Mer Rouge. L’obscurité l’envahit la seconde d’après. Il se réveilla à l’hôpital, son corps faible maintenu en vie avec de la nourriture liquide, sa gorge en feu. Et sa sauveuse à son chevet. Becca.
Il y eut bien d’autres visites à l’hôpital après ce jour-là pour Shinsuke. Il suivait son nouveau régime alimentaire à la lettre, bien qu’à contrecœur. Mais à la moindre douleur, les membres de sa troupe le pressaient de consulter son médecin et ça se finissait neuf fois sur dix par un séjour à l’hôpital, histoire de suivre son cas de près. Juste au cas où. Les blessures internes cicatrisaient lentement. Si lentement. « Trop lentement, » marmonna le quadragénaire, couché sur son lit. Son médecin, qui venait de passer dans sa chambre, le lui avait répété pour la énième fois aujourd’hui. Shinsuke devait s’armer de patience… plutôt que de s’armer d’épées en tout genre, avait conclu le toubib, tout fier de son jeu de mots. Son patient n’avait même pas esquissé ne serait-ce qu’un sourire. Il devait rester à l’hôpital pour la nuit et pourrait retourner chez lui dès le lendemain matin. En attendant, il était prisonnier de ces quatre murs blancs et déprimants. Encore une fois.
Une voix familière le tira de ses pensées noires. L’homme baissa les yeux sur la soupe chaude, posée devant lui. On était loin de la soupe en boîte du supermarché. « Becca, quel plaisir de te voir et d’entendre ta voix de sirène, » rétorqua-t-il à sa petite pique. Ainsi pouvait se résumer leur amitié : elle qui prenait soin de lui à sa manière et lui qui feignait d’en être agacé. À vrai dire, il lui était secrètement reconnaissant de son geste héroïque, il ne fallait pas croire le contraire. Seulement, il n’appréciait pas qu’elle essaie de lui faire abandonner sa passion, celle qui lui donnait une raison de vivre. Même s’il se doutait que ça partait d’une bonne intention. Il enleva l’élastique noir qu’il portait toujours au poignet avant de s’en servir avec dextérité pour attacher ses longs cheveux en une simple queue de cheval. Ce serait une tragédie nationale s’il les salissait en mangeant. Pendant qu’elle ouvrait les rideaux, il attrapa la cuillère à côté du bol fumant et remua doucement la soupe. Il tenta une première gorgée, qu’il avala doucement. Il grimaça, sa gorge lui faisait encore un mal de chien. « Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire? L’acier a un goût si délicieux, tu devrais essayer un de ces jours. » Sa voix était tranquille, presque amusée. Rire d’une situation sérieuse : un bon mécanisme de défense. « Ça goûte les ustensiles, si tu veux tout savoir. Un peu comme cette cuillère. » Il agita celle dont il se servait pour manger sa soupe. « Alors, tu t'ennuyais aujourd'hui et tu as décidé de me rendre une petite visite, ou bien...? »