Elle t'a regardé droit dans les yeux et elle t'a dit :

« C'est chez moi ici ! C'est moi qui paye TOUT ! Tant que tu vivras sous MON TOIT TU FERAS COMME JE TE DIS ! MOI, JE ... »

Tu l'as regardé droit dans les yeux et tu les as écarquillés au point de t'en faire crever les poches sous les paupières. Pas comme elle et son visage constamment cerné, abîmé par le manque de temps, la rudesse d'une vie mal orientée, les journées froides et les rares occasions de se faire passer pour quelqu'un qui ne morfle pas quotidiennement face à ses choix de vie. Tu les as aussi, d'habitude, ces creux violets qui défigurent la face ; branche frêle d'un beau lignage, morceau pourri d'un grand héritage… 'y a de l'Histoire dans vos gènes, tu le sais, tu le sens, c'est juste qu'elle s'est pas écrite grâce à elle. Alors vos traits encaissés veulent tout et rien dire à la fois.

Chez elle, ça signifie qu'elle est fatiguée depuis longtemps ; mal organisée, elle bricole avec le peu de temps qu'elle a pour se faire accroire qu'elle maîtrise la situation. Mais elle voit pas à quel point elle paye pour vous offrir ce qui se fait de plus misérable : elle a le nez trop dedans et l'ego trop blessé pour reconnaître qu'elle sent plus vraiment l'odeur du linge sale qui s'empile ni celle des remontées d'égout dans la douche. Son palais s'est certainement fait au goût des légumes trop ou pas assez décongelés et elle entend plus non plus le bordel du bar en-dessous tant elle s'est décérébrée toute la journée à repasser les petites chemises des autres.

Chez toi, ça veut dire que, la nuit, faute de pouvoir dormir, les petits rouages de tes petites méninges qui réalisent très vite à quel point tout va de travers se sont depuis longtemps décidés sur le bon sens de la marche à suivre. Ça veut dire que par-derrière tes petits yeux qui noircissent constamment de rancœur et de haine, 'y a tout le poil sale du chien bâtard qui s'hérisse. Ton insensibilité à toi signifie qu'à tes yeux aboyer ne suffit plus et que vivre enchaîné à cette niche est insatisfaisant.

« Si ça te plaît pas, tu te casses ! Tu te casses ! Si tu veux jouer AUX CONS, oh oh oh, on va jouer AUX CONS ! Tu vas PAS GAGNER À CE JEU-LÀ ! MOI, JE... »

Elle, elle… a continué de parler après ça, mais tu te rappelles pas. T'as aucun intérêt à encombrer ta mémoire du “moi, je” des autres. Trop stupides. Des perspectives sans intérêt. Qu'est-ce que t'en as à faire ? Tu deales déjà avec ton propre “moi” constamment en colère et ton “je” convaincu de valoir mieux ; tu deales avec ta propre vérité et c'est la seule qui peut exister : c'est même pas ta mère, cette pauvre folle — en vrai, si, mais pour toi il est inadmissible qu'elle puisse l'être, alors quoi, t'es comme parti du principe qu'elle saurait jamais mériter ce titre-là, pas même grâce aux photos de ta mise au monde.

Personne ne mérite une mère pareille. C'est certainement pas la pire, parce qu'elle fait de son mieux avec ce qu'elle a, parce qu'elle jongle avec son travail misérable, avec les repas préparés, avec ses études salvatrices, avec l'entretien de l'appartement qui s'écroule, avec les papiers impossibles puis avec ce rôle de mère qui lui est tombé dessus trop tôt… mais toi, même si t'as compris depuis le début la galère que c'est d'être dans ses baskets trouées et rapiécées, t'as rien à foutre là. Tu vaux mieux que tout ça. Tu veux mieux que tout ça. Tu réclames qu'on te donne mieux que tout ça.

Faudrait qu'on te donne le meilleur. Après tout, t'es la meilleure chose qui lui soit tombée dessus, alors tu mérites le meilleur.
CQFD.
Pas besoin d'avoir fait math sup' pour capter.



Au Pelham Bay Park, 'y a l'American Boy. Ça fait un an que tu le connais, deux ans que t'as pris l'habitude de traîner sur la baie le soir, trois ans que tu devrais être rentré en Europe et quatre ans que tu t'es installé dans le coin. Tu sais que la plupart de ses habitants ont pas choisi le Bronx pour y faire leur vie, mais toi, t'y as rapidement trouvé ton compte. Tu dirais pas que t'y as des amis, au mieux de vagues connaissances, au pire, la suffisance de te suffire à toi-même : t'as besoin de rien ni personne depuis longtemps. Ta vie, on dirait que tu la fais à l'arrache. T'as rempli ton sac d'impulsivité, tu te le trimbales où que t'ailles et tu t'en démerdes.

Surtout quand on te questionne.
Surtout quand on te dit que c'est pas la vie de quelqu'un de ton âge.
Surtout quand on te juge et te condamne dans le même temps.
Surtout quand on te compare aux grands paumés en souffrance.
Surtout quand on te dit qu'on va t'aider.

T'as rien à voir avec ces gens-là, toi. T'as les choses bien en main ; tout ça, tu l'as choisi — tu te trompes en le croyant ; tu t'es convaincu que c'est ce que tu veux, tu te complais à le penser. Les associations d'entraide et de soutien, c'est juste pour faire passer le temps, que tu dis. T'y refiles les affaires qui t'encombrent les poches, 'y cherches du boulot, profites du Wi-Fi, des prises, de la bouffe, d'un lit entre deux shifts bidons, du confort… et du malheur des autres pour te sentir toujours plus Grand, plus sûr, plus qu'eux.

Tu profites.
C'est ce que tu dis à tous ces vieux qui veulent se déculpabiliser de la tristesse de la société : je profite, avec ton accent dur dans la gorge et ton arrogance claquant sur les pointes des dents.

T'es pas paumé, non.
T'es pas en galère.
C'est non — c'est souvent non à tout : t'es désintéressé, la tête pleine de ton “moi, je” qui a triplé de volume depuis que tu vadrouilles.

Depuis que tu t'es arraché à tes racines, tu profites de n'avoir aucune contrainte, d'être libre, d'exister ici et maintenant et de pouvoir disparaître demain sitôt que les murs seront plein de tes fresques. Sitôt que le quotidien semble se refermer sur toi, sitôt que l'habitude menace, sitôt que les liens se nouent… Tu disparais.

C'est vrai tout le temps.
Sauf avec Folie.
Sauf derrière l'écran.
Sauf sur les murs où tu laisses la trace de ton passage, revendiques la force de ton existence, graphes ton besoin de graver sur la peau de la ville le grotesque de son aveuglement.

Des fois, tu te demandes si elle a perdu les sens, elle aussi. Si elle est comme cette mère pas méritante ; s'il faut la laisser derrière, elle et tout ce qu'elle crache quotidiennement, pour t'élever plus haut, plus loin, mieux tout seul que mal accompagné. Comme ça, tu dois de réponse à personne.
Tu t'as toi.
Tu jouis de t'avoir toi, pour toi seul, et les jours où tu te sens généreux, tu partages ta présence à quelques rares élus.

Comme l'American Boy et sa plaque commémorative qui te saute toujours aux yeux.

Elle, elle clame… :


… Et il te faut que ça pour te gonfler l'orgueil au point qu'il pourrait exploser ; il te faut que ça pour te sentir compris, entendu et satisfait de te savoir avoir toujours raison.