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Dire que les dernières semaines ont été compliquées serait un doux euphémisme face à la tornade engendrée par les agissements du juge Stewart à mon encontre. Essayant d’abord de me battre pour récupérer mon droit d’exercer à New York, j’ai finalement laissé tomber pour me pencher pleinement sur mon nouvel objectif : la fondation. Celle-ci n’a rien de nouveau dans mon esprit. Voilà des années que j’ai en tête de la créer en faveur des femmes issues des quartiers défavorisés de la ville dans laquelle j’ai grandi.

Je n’en ai pas ou peu parlé à mon entourage, en particulier Aleksej. Le barbecue chez Alice et Mark a laissé des traces. Le voyage en Europe d’autant plus. Je ne sais pas encore combien de coups nous serons amenés à prendre et combien nous supporterons encore. Tout ce dont je suis certaine, c’est qu’Aleksej et moi sommes solides. La bague que j’ai achetée il y a des semaines de cela en est la preuve, je n’ai pas encore trouvé le moment propice pour en faire bon usage, tout simplement. Etrangement, je la garde constamment sur moi. Est-ce de peur que l’homme tombe dessus par mégarde à l’appartement ou parce que je tiens à conserver cette promesse contre moi encore un peu, je ne saurai le dire. Tout ce dont je suis certaine c’est que cette bague représente beaucoup de choses qui me tiennent déjà à cœur. J’entends encore les paroles douces d’Ebba Svendsen lorsque je lui ai demandé ce qu’elle pensait d’une union civile entre son fils et moi.

– Il vous aime, Solveig, c’est évident. Et une mère ne peut pas aller contre ça.

Ses mots m’ont particulièrement touché et ému car ils résonnent difficilement avec tout ce que j’ai toujours connu. Ma mère ne s’est jamais interdite d’aller à l’encontre de mes sentiments jusqu’à aller faire fuir l’homme que j’aimais il y a de cela dix ans. Ce ne sont pas des choses qu’on oublie aisément, je suppose. La question maintenant est de savoir si je pardonnerai totalement à Virginia Lazzari de m’avoir planté un couteau dans le dos.


Il est tard quand je retrouve Aleksej chez nous, ce soir. Une réunion interminable a eu lieu au bureau, une réunion dont il était évidemment au courant. Je tâche de faire des efforts et de ne pas le laisser dans le flou concernant nos soirées. Je le sais aussi occupé de son côté.

C’est tout en autant mes talons hauts que je salue mon compagnon qui se trouve dans le salon, un verre à la main. Ce genre de détail ne m’atteint plus. Ma lutte contre l’alcool est définitivement terminée, je le sais aujourd’hui.

– Bonsoir, Monsieur Svendsen. Comment s’est passée la journée ?

Ces derniers temps, je sais que tout n’est pas au clair dans l’esprit du danois concernant son travail. Le poste au Bureau du Procureur aurait dû faire de lui l’homme le plus heureux du monde mais il m’a révélé à plusieurs reprises ces derniers mois qu’il s’y ennuyait plus qu’autre chose et que l’ambiance ces salles d’audience lui manquait terriblement.

Je viens l’embrasser au coin des lèvres. Il sent le whisky. Je ne dis rien, cela n’a plus d’importance.

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Quand Solveig rentra de sa réunion ce soir, Aleksej était installé dans le salon. Sachant qu’elle avait une réunion qui la retiendrait probablement une bonne partie de la soirée, il avait déjà mangé, fait la vaisselle et était sorti promener les chiens. Il était à présent plongé dans un énième mots croisés. Il en faisait de plus en plus souvent. Se plonger dans ces petites cases, essayer de deviner l’origine de ces définitions, lui permettait de se vider l’esprit. Ou de le remplir.

Quand il était entouré d’autres personnes, les choses se passaient plutôt normalement. Le Danois avait besoin de faire moins d’effort quand il était en communauté. Il développait peu à peu sa sociabilité. Mais dès qu’il se retrouvait seul, c’était une autre histoire. Les pensées se mettaient à tourner dans son esprit et il ne savait pas quoi en faire. Il ne voulait pas revenir sur leur voyage au Danemark et la manière houleuse dont c’était terminé leur visite. Les quelques jours qu’il avait eu en tête à tête à Paris avec la jeune femme avait vite fait d’effacer ce mauvais souvenir d’un revers de la manche.

Il y avait ensuite eu cette histoire de juge et la radiation du barreau. Il aurait voulu faire plus. Il aurait été prêt à mettre son nom et sa carrière en ligne de mire mais Solveig ne l’avait pas laissé faire. Elle avait décidé que cette partie-là de sa vie faisait définitivement partie du passé et était passé à autre chose avec une facilité déconcertante. Si la jeune femme lui avait déjà parlé de ce projet de fondation il y avait des mois de cela, Aleksej ignorait à quel point elle s’y était investi. S’il était content pour elle et fière des choix qu’elle faisait, cette espèce de brouillard qui flottait autour de ses projets le laissait perplexe.

À tout cela venait s’ajouter cette soirée qu’ils avaient passé chez Alice et Mark. La présentation de Morgana et de la petite Rose. Les regards qui s’étaient posés sur lui quand Solveig avait soudain quitter l’assemblée. Il pouvait encore sentir sa mâchoire se serrer en y repensant. Trop de questions qui se formaient dans son esprit. Trop d’hypothèses qui venaient s’entremêler et le confondre. Le meilleur moyen était encore de ne pas y penser. Les mots-croisés étaient encore ce qu’il y avait de plus efficace. Accompagné d’un verre de whisky et l’effet était redoutable.

“Hey... “

Il sourit et ferma un instant les yeux en sentant les lèvres de la jeune femme venir sur poser sur sa joue. La douceur de la chaleur humaine, son odeur, ses cheveux qui chatouillait son cou au passage.

“Rien de particulièrement notable. Une journée normale, en somme. Ta réunion s’est éternisée ?”

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- “Éternisée” est le terme le plus sympathique que tu peux lui attribuer. J’ai bien cru qu’on allait jamais sortir des bureaux. Ils parlent beaucoup trop pour pas grand-chose. Des hommes, en somme.

Je réalise un peu tard ce que je viens de dire. Le rouge me monte aux joues tandis que j’embrasse de nouveau Aleksej pour me faire pardonner mon insolence certaine.

- Il va sans dire que tu fais office de parfaite exception à tout cela, mon amour.

Il en faut beaucoup pour atteindre l’égo de cet homme-là mais je préfère ne pas prendre de risque. Ce soir, tout ce dont je rêve, c’est de quelque chose de calme, de tranquille. M’endormir dans les bras du danois pendant que nous discutons, voilà ce qui me ravirait.

C’est après m’être quasiment laissée tomber sur le canapé à ses côtés que je regarde Aleks avant de bailler comme un loir.

- Je pensais qu’ils n’allaient jamais se taire. C’était insupportable. Au départ, nous étions censés discuter du dossier Alberton qui est plus compliqué que prévu mais ils ont dérivé sur les pertes et bénéfices de l’entreprise. Je les ai vu se prendre la tête sur des chiffres pendant une heure trente. Je n’en pouvais plus.

Plus sérieusement, je ne sais même pas pourquoi ils ont souhaité que je reste alors que ces chiffres ne me regardaient pas le moins du monde. Je suis leur consultante en droit, pas leur comptable. Je n’avais pas à entendre les trois quarts de ce qui a été dit dans cette salle ce soir.

- C’est à croire qu’ils voulaient que j’assiste à tout ça. Je ne suis pas certaine de comprendre pourquoi.

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Quand Solveig vint s’installer sur le canapé, Aleksej referma ses mots croisés et les posa sur la table basse du salon. En la voyant bailler, il caressa doucement sa joue. Il sourit alors qu’elle alignait paroles sur paroles. Il aimait l’écouter raconter sa journée. Quand elle parlait beaucoup et rapidement, c’est qu’elle avait généralement passée une bonne journée. Malgré cette réunion, qui selon ses dires avaient été plus une corvée, elle donnait l’impression d’avoir été bien occupée. Il était juste content qu’elle soit enfin rentrée. Pour un homme qui avait vécu avec la solitude pour seule compagnie pendant plus de dix ans, il devenait plutôt dépendant de la jeune femme. De sa présence. Et maintenant que Maroon avait Boule, il était également moins demandeur.

Claire Wellings avait été mutée et même s’il voyait toujours Callie et Jens, ces deux-là étaient relativement occupés par les enfants et leur travail respectif. Charles passait à présent la plupart de son temps à Montauk et Aleksej ne voyait plus les gens de la NY City Bar Association, même s’il n’avait jamais été très proches de ces gens-là. Depuis qu’il avait accepté ce poste au bureau du procureur, il était passé de l’autre côté de la force. Ce n’était pas le genre de choses auxquelles il pensait quand il était avec Solveig. Il avait toujours su s’accommoder de la solitude mais depuis qu’il était en couple, les choses étaient différentes. Peut-être aussi que les silences qui accompagnaient ces moments solitaires laissait son esprit ouvert à un certain nombre de pensées et de cogitations.

“Vous avez quand même réussi à avancer sur le dossier ? La deadline est à la fin de la semaine non ?”

Aleksej avait envisagé de passer le week-end à Montauk. Entre les différents engagements qu’ils avaient les derniers temps, cela faisait plusieurs semaines qu’ils n’y avaient pas été. Si la jeune femme était amenée à travailler ce samedi, il trouverait bien quelque chose pour s’occuper, évidemment. Les longues balades dans Brooklyn avec les chiens n’étaient jamais du temps mal dépensé. Il aimait marcher et il appréciait toujours découvrir de nouveaux coins autour de chez lui.

“J’ai laissé les papillotes de saumon au four. Je ne savais pas si tu aurais mangé ou si tu aurais faim en rentrant.”

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Voilà ce que j’aime tout particulièrement chez Aleksej. Il se souvient des moindres détails de ce que je peux lui raconter concernant mon boulot. Sans doute cela a-t-il avoir avec le fait que nous travaillons dans le même secteur. L’important étant qu’il soit capable de me poser des questions comme celle-ci.

– Exactement ! Cette réunion était d’autant plus importante que nous devions mettre en place une nouvelle stratégie de défense mais… Ils ont dérivé sur leurs chiffres et j’ai gâché près de deux heures de ma journée.

Il est vrai que j’aurai pu me battre un peu plus que ce que j’ai fait mais en les voyant se disputer comme des enfants pour savoir qui avait dépensé plus que nécessaire en bons petits restaurants en décembre dernier, j’ai vite lâché l’affaire. Je suis une battante mais je suis aussi très intelligente. Je sais quand il faut tenir la barre et quand il faut quitter le navire.

Aleksej m’annonce avoir gardé de quoi manger ce soir. Je lui souris tendrement en lui caressant la joue du bout des doigts. Ca aussi, évidemment, il y a pensé. A quoi ne pense-t-il pas, au juste ?

– Merci beaucoup. Je n’ai rien avalé.

Les collaborateurs ont commencé à suggérer qu’on dîne sur place ce soir mais là, c’est moi qui ai mis le holà. Je suis prête à accepter bien des choses mais il me reste tout de même quelques limites.

Je me dirige dans la cuisine et commence par me servir un verre d’eau.

– Malgré son caractère peu notable, tu as envie de m’en dire un peu plus sur ta journée ?

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Aleksej fronça les sourcils en entendant Solveig parler de changement de plan. Pour une affaire qui devait être réglée d’ici la fin de la semaine, refondre la stratégie de défense était une action plutôt délicate. Et un pari risqué. Ce qui se traduisait également par une quantité de travail supplémentaire conséquente et des journées à rallonge au bureau. Aleksej s’étira sur le canapé avant de poser son bras sur le dossier de la banquette pour soutenir sa tête.

“Changer vos plans si près de l’échéance, ce n’est pas un peu risqué ? Qu’est-ce qui n’allait pas avec la stratégie de départ ?”

Solveig lui racontait souvent les dossiers sur lesquels elle travaillait. Il aimait la passion avec laquelle elle se plongeait dans son travail. Parfois il l’enviait. Il était toujours prêt à lui donner un conseil quand elle le demandait ou à la guider vers certaines voies. Il se replongeait parfois dans ses livres de droit, l’aidant à faire des recherches pour tel ou tel dossier. Ce qu’il n’avait pas fait depuis des années. Il avait des internes pour ça quand il travaillait encore au cabinet. Mais dans le cas de Solveig, ça l’amusait beaucoup de passer des soirées à faire des recherches avec elle, à confronter leurs trouvailles et leurs idées.

Le Danois esquissa un léger sourire quand la jeune femme lui avoua n’avoir rien mangé. Il essayait de ne pas faire de remarquer sur son hygiène de vie quand elle était au travail mais il savait parfaitement qu’elle était du genre à sauter un déjeuner pour continuer à potasser un sujet ou pour avancer sur un dossier. Et quand les réunions s’éternisaient, c’était souvent à coup de plats à emporter dont les qualités nutritionnelles étaient douteuses. Au moins, quand elle mangeait à l’appartement, il savait ce qu’elle avait dans le ventre.

Aleksej se leva pour venir rejoindre Solveig dans la cuisine pendant qu’elle dînait. Il alluma la bouilloire et se prépara une infusion tout en écoutant la jeune femme. Il caressa doucement son dos avant de venir s’installer en face d’elle.

“Voyons voir… Il a fallu reprendre toutes les circulaires sur le harcèlement au travail, les réimprimer et les relier parce que la taille de la police ne correspondait pas aux normes du protocole… qui devaient être distribuées avant midi. Amanda, des ressources humaines, qui aurait dû gérer ça était en congé maladie, terrassé par la varicelle que son fils a attrapé à la maternelle. Apparemment, elle ne l’avait jamais eu… Et comme nous sommes responsables du social, il semblerait que quelqu’un est jugé bon de nous incomber cette tâche…”

Ce genre de situation n’était pas exceptionnelle. Si au départ Aleksej était stupéfié par les bâtons que l’administration publique se mettait dans les roues elle-même, à présent, il y était habitué. Cela le blasait plus qu’autre chose et peu à peu il avait fini par y être indifférent. Il n’y avait rien qu’il pouvait faire pour changer cette machine bien trop mal huilée.

“Cet après-midi, les serveurs ont planté. Encore. L’intérimaire engagé pour remplacer Abby, la responsable informatique, est un petit jeune très gentil mais pas du tout habitué au système utilisé dans nos locaux. Il a finalement réussi à relancer la machine vers 17h après avoir passé 2h au téléphone avec notre agente. Et il s’avère qu’Abby, qui était absente pour cause de gastro sera en fait enceinte. Et ne sera pas remplacée durablement avant la fin du mois… Une journée normale dans l’administration publique... “

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– Oh mais la stratégie était très bonne. C’est le client qui est très con.

Que dire d’autre ? Alberton a décrété que mes conseils ne lui convenaient pas et que tout était bon à refaire concernant sa future fusion-acquisition. Il se met une balle dans le pied seul mais puisque nous sommes payés à le “conseiller”, je n’ai pas mon mot à dire. Je ne vois cependant pas très bien ce que je vais pouvoir lui offrir de plus qui saurait le contenter.

Je me retiens de rire en entendant le danois m’exposer tous les problèmes douteux auxquels il a dû faire face aujourd’hui. Tout ceci est parfaitement ridicule. Son talent est gâché au sein de ces rouages rouillés et lui comme moi le savons parfaitement. Je rêve de le voir quitter son rôle au sein du bureau du procureur mais je crains que cela ne se produise jamais. C’est un sujet encore houleux, entre nous. Et dire que j’ai été la première à l’encourager dans ses démarches pour changer de poste… Quelle idiote j’ai été !

– Tu mérites mieux, dis-je en passant mes doigts dans sa nuque avant de prendre ce qu’il faut pour dîner.

Bien que je n’aurai probablement pas dû le dire, ça m’a échappé. Je n’en peux plus de le voir se fatiguer à un rôle pour lequel il est sur-qualifié. Aleksej est un avocat incroyable et je pense qu’au fond, ce rôle-ci lui manque énormément.

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Un sourire se dessina au coin des lèvres du Danois en entendant Solveig fulminer à propos de son client. Elle pouvait parfois être très directe. Encore une chose qu’il aimait beaucoup chez elle, même s’il lui avait fallu un certain temps pour s’y habituer. Si la jeune femme avait définitivement perdue son droit d’accès au barreau, elle n’en restait pas moins confidente sur le travail qu’elle faisait. Et ce n’était pas volé. La brunette était une travailleuse acharnée, une maniaque des détails. Tout comme l’avait été Aleksej durant la plus grande partie de sa carrière. La victoire se cachait toujours dans les détails.

Aleksej ferma les yeux un instant en sentant les doigts de Solveig venir caresser doucement sa nuque. Il poussa un soupir quand elle remarqua qu’il perdait son temps. Ce n’était pas tout à fait ce qu’elle avait dit mais c’était ce que cela voulait dire. Aleksej savait parfaitement pourquoi il avait quitté la firme pour laquelle il travaillait et dans laquelle il avait été nommé partenaire. Il en avait eu assez de traiter les problèmes des grandes firmes, il avait eu besoin de retrouver un travail qui avait du sens pour lui.

“Ton saumon est encore assez chaud ?”

Il n’avait pas envie de parler de son travail. C’était déjà assez frustrant d’y passer la journée, ce n’était pas nécessaire d’en parler encore plus longtemps une fois rentré à la maison. De manière générale, il n’avait pas besoin de parler. L’écouter elle lui suffisait. Il prit quelques gorgées de sa tisane avant de se gratter fébrilement la barbe.

“Je crois que Boule a finalement compris le principe de marcher au pas. Je ne me risquerais pas à lui enlever la laisse mais il ne saute plus des trottoirs à tout bout de champ, c’est déjà un beau progrès.”

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– Oui il est très bien, ne t’en fais pas.

Il est évident que j’ai commis une erreur en évoquant son boulot. Aleksej est mal à l’aise. Comment est-ce que je le sais ? Parce qu’il vient de se mettre à parler de nourriture puis du chien comme si tout était normal. Cet homme-là ne passe pas du coq à l’âne en dix secondes de temps. Il y a un problème et j’ai probablement mis le doigt dessus avec mon bref commentaire. Je n’aurai pas dû. Mais je n’ai pas été en mesure de me retenir. Je suis fatiguée de le voir se battre contre des rouages stupides à longueur de journée. J’ai pourtant bien conscience qu’il faut que quelqu’un s’y colle mais, égoïstement, je n’ai pas envie que ce soit mon mec. Voilà, c’est dit.

– Est-ce qu’on va vraiment parler de Boule ?

C’est définitif, je n’ai pas envie de marcher sur des œufs ce soir mais bel et bien de les écraser à grands coups de talons hauts. Cette réunion m’a très clairement tapé sur les nerfs et j’ai besoin de dire ce que j’ai sur le cœur ce soir. Malheureusement, c’est Aleksej qui va en faire les frais. Avec un petit peu de chance et d’amour, l’homme me pardonnera cet écart de conduite.

– Tu comptes rester au Bureau du Proc’ encore longtemps ?

Peut-être que ce n’est pas la meilleure manière d’amener le sujet sur la table mais au moins, mes paroles ont eu le mérite d’être claires. Limpides, même.

– Je sais et je comprends que tu aies souhaité quelque chose de différent dans ta carrière mais...n’est-ce pas un peu trop différent ? Tu es un homme de mouvement.

Ou alors c’est moi qui ai du mal à accepter de voir mon compagnon appuyer sur la pédale de frein tandis que, de mon côté, je ne cesse d’accélérer.

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Aleksej baissa les yeux et perdit son regard dans le fond de sa tasse. Voilà le genre de moment où la spontanéité et la franchise de Solveig le laissait coi. Lui qui pensait passer une soirée tranquille. Les mots-croisés étaient bien plus sûrs. Le Danois appuya son visage sur son poing, l’air maussade. Il savait qu’elle avait raison. Mais il avait toujours du mal à encaisser quand elle lui rentrait dans le lard de la sorte. Question d’habitude. Pendant plus de 20 ans, il avait été celui qui rentrait dans le lard des autres, au besoin. Quand Solveig le prenait à partie de la sorte, il retombait 30 ans en arrière. Quand il n’avait que 11 ou 12 ans et que ses sœurs le chahutaient. Il se frotta le visage en soupirant.

“ Je n’en sais rien, Solveig…”

Il est vrai que son travail n’était pas aussi épanouissant qu’il l’avait imaginé en acceptant le poste. Les souvenirs qu’il avait gardés du Bureau du Procureur datait d’une autre époque. Il était également plus jeune, plus exalté. À l’époque, il avait tout a prouvé. À présent, il avait atteint le sommet de la chaîne alimentaire et ce n’était pas aussi attrayant que ce qu’il avait pu se le figurer.

“Il n’est pas question que je retourne faire du droit pour les entreprises. J’ai assez donné dans ce domaine-là. Vingt ans à brasser du vent…”

Avec le recul, Aleksej n’avait finalement pas vraiment l’impression d’avoir réalisé grand-chose dans sa carrière. Dans sa vie non plus. Il s’y employait pourtant. Il voulait faire de cette histoire quelque chose de solide. Il voulait se donner toutes les chances. Quand il pensait à ça, ses considérations sur son boulot passaient bien loin au second plan.

“Je suis désolé mais je ne suis qu’un homme. Et comme tous les hommes, je ne peux pas faire deux choses en même temps… tu le répètes assez souvent.”

Ce n’était pas très fair-play de sa part mais il avait pris la remarque de Solveig de façon un peu trop personnelle. La façon dont elle remettait en question son choix était assez blessante. S’il se plaignait peut-être un peu trop souvent, il assumait parfaitement la responsabilité de son changement de carrière. C’était le système qu’il remettait en question pas la part qu’il y prenait. Mais cette dernière phrase qu’elle prononça résonnait comme un reproche. Comme s’il n’était pas à la hauteur de l’homme qu’il était supposé être.

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– Pardon ? Qu’est-ce que ça veut dire ça, exactement ? Je te mets la pression, c’est ça ?

Cette fois, la mouche n’a pas piqué que le danois, elle vient aussi de me heurter en plein cœur et les choses ne s’arrêteront pas là. À croire qu’en ce moment, je ne sais faire qu’une chose : me disputer avec ceux qui m’entourent. Il est peut-être temps que je retourne voir le psy mais manque de bol pour tout le monde, les créneaux disponibles se font particulièrement rares ces temps-ci. Sans parler de ma motivation quant à aller me confier à un tiers qui est presque inexistante.

– Tout ce que je dis c’est qu’il est évident que tu n’es pas heureux dans ce que tu fais et oui, j’ai l’audace de le relever. Ça fait des semaines que j’aurai dû dire quelque chose mais j’ai pris sur moi parce que je te connais. Écoute, je comprends ton besoin de prendre du recul sur ta carrière et de faire une sorte d’introspection mais cela ne veut pas pour autant dire que je vais te laisser te noyer sous un monceau d’obligations qui ne te conviennent pas.

Je n’aurai jamais dû rentrer directement après cette fichue réunion. Je suis sur les nerfs et c’est Aleks qui est en train d’en faire les frais. Malheureusement pour l’homme, maintenant que les chevaux ont été lâchés, je ne serai plus en mesure de les rattraper.

Tandis que je pose mes couverts sur le plan de travail en comprenant que je ne vais pas manger tout de suite, je pousse un profond soupir qui traduit toute la frustration qui m'habite.

– Le droit des entreprises ne te convenait plus et c’est très courageux de ta part d’avoir freiné des quatre fers mais cela ne signifie pas pour autant que tu ne peux pas rester avocat.

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Aleksej enfonça les paumes de ses mains sur ses yeux qu’il frotta avec lassitude. Comment en étaient-ils arrivés à faire de cette discution un nouveau sujet de dispute ? Il ne voyait déjà pas beaucoup Solveig ces dernières semaines, passer le peu de temps qu’ils avaient à se chicaner était une absurdité. Il avait vraiment l’impression d’assister à son propre procès. Elle remettait en question non seulement son choix de carrière mais aussi le mode de vie qu’il avait choisi de suivre un an auparavant.

Et la véhémence et l’intensité de ses propos soulevaient une autre question dans sa tête. Est-ce que cette soudaine implication dans le travail du Danois avait un quelconque rapport avec sa radiation du barreau ? Il ne pouvait pas nier qu’il y avait pensé. Que Solveig attachait également une certaine importance au fait qu’ils évoluaient tous les deux dans la même sphère. Ce n’était pas une question qu’il poserait à voix haute. Jamais. Parce qu’il n’y avait pas de bonne réponse. Dans un cas comme dans l’autre, personne ne pouvait sortir satisfait d’une telle conversation.

“Ce n’est qu’un job. Il y a des choses plus importantes dans la vie.”

L’amour. La famille. Après l’hospitalisation de Solveig, Aleksej s’était remis en question de manière douloureuse. Mais quand il pensait au jour où il devrait regardé en arrière, il était persuadé qu’il ne se dirait pas qu’il aurait dû passer plus de temps au bureau ou dans une salle d’audience mais avec les gens qu’il aimait. Il savait parfaitement ce qu’on ressentait dans ces cas-là. Il regretterait à jamais tous les week-ends où il avait travaillé plutôt que de les passer avec sa fille. Toutes les soirées où il n’avait pas été là pour mettre son enfant au lit. Tous les moments qu’il n’avait pas passés avec Rebecka lui manqueraient pour toujours.

Le Danois se leva pour aller rincer sa tasse qu’il posa à l’envers sur l’égouttoir. Il observa quelques secondes le fond de l’évier dans lequel s’écoulait l’eau par le siphon. Il n’avait aucune envie de poursuivre cette discussion car il savait qu’elle n’avait pas de dénouement romantique ou passionné.

“Je vais aller me coucher. La journée a été longue quoi qu’il en soit.”

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– Certes.

Impossible pour moi de répondre autre chose à ça. Je sais bien qu’il y a des choses plus importantes que le travail dans la vie mais il n’empêche qu’au vu de la carrière d’Aleks, rien ne me fera croire qu’il s’épanouit dans ce qu’il fait au jour le jour. Et oui, cela me bouffe de l’intérieur. Je ne veux pas le voir pourrir au sein d’un environnement nocif pour lui. Même s’il ne semble pas vouloir l’entendre, Aleks est un homme qui a besoin que ça bouge, qui doit se rendre utile. L’idée même d’entrer au sein du Bureau du Procureur semblait une idée particulièrement judicieuse mais la vérité en a été toute autre.

Quand il me dit tout à coup qu’il va aller se coucher parce que la journée a été longue, je ferme les yeux et lui tourne le dos. On s’est toujours promis de ne pas aller se coucher en étant fâchés, voilà pourquoi il ne cherche même pas à se battre. Pourtant, je sais qu’au fond de lui, Aleksej en meurt d’envie. Il n’est pas homme à se laisser marcher dessus. Bien sûr, il a un très bon fond et l’entendre élever la voix reste relativement rare mais cela ne signifie pas pour autant que ça n’arrive jamais. Il y a eu bon nombre de disputes entre nous mais rien de nocif pour notre relation.  

– Bonne nuit.

Je reprends mes couverts et attaque la nourriture dont je n’ai plus envie. Il faut que je mange malgré tout, c’est important si je veux rester en forme. Oui, je me mets à parler comme mon médecin mais je sais que ce dernier a raison alors, là-dessus, j’évite de chipoter autant que possible.

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Aleksej acquiesça quand la jeune femme lui souhaita bonne nuit. Ce n’était pas tout à fait comme cela qu’il avait imaginé la fin de sa journée. À vrai dire, depuis qu’il avait quitté le travail sur les coups de 18h, il attendait qu’elle rentre avec impatience. La vie était pleine de surprise et pas toujours celles que l’on attendait. Le Danois se dirigea vers la salle de bain dans laquelle il se changea et se brossa longuement les dents, l’esprit et le cœur lourds. Il se coucha finalement sur le dos et fixa le plafond. Il n’avait pas vraiment sommeil. Mais il n’avait pas pu se résoudre à s’engager plus loin dans la discussion.

Tant que Solveig parlait tout allait bien. Il n’avait qu’à l’écouter. Il avait conscience que ce n’était pas tout à fait un échange mais jusqu’à présent cela avait marché. Depuis la soirée chez Alice et Marc, il se sentait distant. Il ne voulait pas reparler de cette soirée pour ne pas faire de peine à la jeune femme. Toutes les excuses étaient bonnes pour se tenir le plus éloigné de ce sujet-là. Mais cette petite sauterie n’avait pas seulement ébranlé les sentiments de Solveig. Alors qu’il ne s’y attendait pas, Aleksej s’était repris le tour de manivelle en pleine face.

Peut-être qu’il idéalisait l’image qu’il avait du couple en général. Mais quand Solveig avait soudainement faussé compagnie à toute la bande suivie d’Alice, puis finalement prise à part par William, Aleksej s’était senti mis à l’écart de sa propre vie. Ou peut-être qu’il fantasmait cette idée de l’homme et de la femme qui se confiait tout et qui ne formait qu’un. Il savait qu’Alice était la confidente de Solveig et qu’elle lui disait des choses qu’elle ne lui disait pas à lui. Il savait aussi que certains regards échangés entre elle et William lui seraient à jamais incompréhensibles et cela le blessait profondément.

Peut-être que le départ de Claire lui avait ouvert un peu les yeux. Il se confiait à elle sans peur du jugement. Il avait confiance en la jeune commissaire. Parce qu’elle le connaissait depuis longtemps. Parce qu’ils avaient partagé des moments importants de leur vie. À présent, elle avait été mutée et il réalisait qu’elle était la dernière personne dans sa vie à l’avoir côtoyé avant, pendant et après. Il soupira en laissant ses bras tomber le long de son corps. Ce plafond n’avait vraiment rien de réconfortant.

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Non. En fait, je refuse qu’il s’en sorte aussi facilement. Pas cette fois. Je prends une grande inspiration et me dirige tout droit vers notre chambre à coucher où je retrouve le Danois allongé sur notre lit, les yeux rivés au plafond. Il n’a strictement rien d’intéressant ce plafond de toute façon.

– Donc tu n’as aucun problème pour te prendre la tête avec tes sœurs autour de la table dans une langue que je ne comprends qu’à moitié mais, par contre, quand il est question d’évoquer les vrais sujets en anglais avec moi, il n’y a plus personne, c’est ça ?

Je sais qu’il faut que j’arrête, que je passe à autre chose mais je n’y arrive pas. J’ai besoin qu’on aille au bout de cette conversation une bonne fois pour toutes. Aleks a la fâcheuse habitude de fuir quand une soudaine tension s’invite entre nous et je ne le supporte plus. Pourquoi n’a-t-il eu aucun souci à voir rouge quand nous étions au Danemark alors qu’ici, à New York, il fait toujours tout pour éviter le conflit ? Ça me dépasse et je n’ai jamais eu la moindre explication. Alors oui, peut-être que je suis en train de nous causer des problèmes pour rien mais je veux comprendre.

– Ce n’est PAS qu’un job et tu le sais ! Tu es Aleksej Svendsen !

Et ce n’est pas qu’un nom. C’est une stature de renom dans les tribunaux de cette ville. Son nom en a fait trembler plus d’un et je le sais car j’ai été l’une de ces personnes. Il m’a tellement fichu les jetons que j’ai fait en sorte de me débarrasser de lui lors d’un procès, c’est dire !

– Que tu veuilles bosser au sein du bureau du Proc’, bien. Mais t’entendre parler de tâches qui reviennent aux secrétaires et aux stagiaires, c’est non. Tu as rejoint les grattes-papiers pour les faire plier, pas le contraire.

Quand on est avocat ou flic, se battre contre un procureur retors c’est la base. N’importe qui dans le milieu le sait. Aleks ne finira pas comme ceux qu’on a combattu pendant des années.

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S’il pensait que la journée allait se terminer sans accroche, il semblait bien qu’il avait tort. Solveig avait fait irruption dans leur chambre à coucher l’interpellant avec véhémence. Aleksej frotta son visage et se redressa dans le lit pour faire face à la jeune femme. Il savait pertinemment qu’elle n’allait pas lâcher le morceau. Sa mâchoire se serra quand elle évoqua l’incartade qu’il avait eu au Danemark. Il avait réagi de manière disproportionnée lors du repas de famille, il en était conscient. Mais ça avait été plus fort que lui. Frederikke lui avait lancé la première pique et il savait très bien où elle avait essayé d’en venir.

Mais Aleksej n’avait plus 15 ans et ni même 20. Il n’était plus question de se laisser humilier par sa soeur aînée qui devait probablement trouver un certain plaisir à le rabaisser de la sorte. Particulièrement devant la femme qu’il venait présenter comme sa compagne. Et parce qu’il avait digéré et mijoté sa colère pendant plus de 30 ans, sa réaction avait été plutôt violente. Pour ce qui s’agissait de Mia, il savait que sa réaction avait été injuste. Elle tentait seulement de prendre son parti. Mais même après toutes ces années, il n’avait pas digéré retrouver ses secrets les plus mortifiants dans les pages d’un livre publié à la face du monde.

“Avoir des conflits avec sa fratrie est quelque chose de normal. Et tu as raison, je n’ai absolument pas envie de me disputer avec toi.”

Ni être en colère ou lever le ton. Il voulait juste retrouver la douceur de ses baisers, la tendresse de ses bras. Et il était parfaitement honnête en disant qu’il ne s’agissait que d’un job. Et que son boulot ne faisait clairement plus parti du top de ses priorités. Il rapprocha ses jambes de son torse et croisa ses bras sur ses genoux. Il voyait bien que le sujet lui tenait à coeur. Trop pour être honnête.

“Je ne trouvais plus rien d’épanouissant dans mon ancien job. Et c’est vrai que j’ai accepté la poste au Bureau du Procureur en pensant que ça pourrait faire une différence. Mais peut-être… peut-être juste que tout ça ne m’intéresse plus.”

Aleksej avait passé les 20 dernières années la tête dans le guidon. Il aimait son job mais ce n’était pas par amour du métier qu’il avait fait preuve d’autant de persévérance et qu’il y avait investi chaque minute de chaque heure de chaque journée. Le Danois s’était enfoncé dans son boulot pour le plus avoir à faire face à la réalité de sa vie. Au chagrin, à la colère. Parce qu’il n’était pas capable de faire son deuil. Si la peine était toujours présente parfois, son histoire avec Solveig était bel et bien une nouvelle page à tourner. Pas seulement un nouveau chapitre. Un livre complètement différent.

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– Est-ce que tu as au moins conscience que ce qu’il s’est passé chez ton amie n’est pas anodin, Solveig ?
– Je ne vois pas le rapport avec-
– Ne te fiche pas de moi. Tu le vois parfaitement.




“Peut-être juste que tout ça ne m’intéresse plus.”
Je ne suis pas certaine de vouloir comprendre le sens de ses paroles. Elles me font trop peur. Qu’on le comprenne ou non m’importe peu, le fait est qu’Aleksej représente à mes yeux un homme de loi comme il en existe peu sur cette planète. C’est son caractère impénétrable et si sûr de lui qui m’a, entre autres, fait tomber amoureuse de lui. Je n’ai jamais imaginé cet homme devenir autre chose. Cela ne m’a jamais ne serait-ce qu'effleuré l’esprit. A mes yeux, Aleksej Svendsen est un homme de Loi capable de tout pour défendre la veuve et l’orphelin et ce, même s’il était spécialisé dans le droit des entreprises.

C’est avec lenteur et une certaine appréhension que je viens m’asseoir au bord du lit sans jamais quitter le danois du regard. Je sais qu’au fond de lui, il rêve qu’on mette un terme à cette conversation dans la seconde mais il doit bien se rendre compte que cela ne peut pas se produire. J’ai besoin de comprendre ce qu’il est en train d’essayer de me dire.

– Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?

Mon ton est plus calme, plus doux, plus...raisonné. C’est comme si, d’un seul coup, j’avais pris une vague de maturité en pleine tête m’obligeant à tirer les chevaux en arrière pour ne pas créer le carambolage du siècle.

– Aleks ?

J’imagine qu’on peut dire que je viens de redescendre d’un bon 140 de tension à 78 d’un seul coup.

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Aleksej observa Solveig faire le tour de leur lit sans le quitter du regard. Il baissa un instant les yeux et se mordit la lèvre. Ils auraient pu simplement bavarder et aller se coucher tranquillement. Il l’aurait prise dans ses bras et aurait passé son visage dans les cheveux de la brune en inspirant son odeur profondément. Après ça, il aurait pu s’endormir plus sereinement. C’était tout ce qui lui importait au final. Et elle le savait, même si elle essayait de prendre des détours. Elle le savait et c’était ça le problème. Ça l’avait toujours été. D’abord pour lui, au point d’en faire des crises de panique.

Il avait mis un certain temps à accepter ce qu’il ressentait. À accepter qu’à l’instant où il était tombé amoureux d’elle, le reste avait perdu toute importance. À accepter aussi que ça le rendait plus vulnérable qu’il ne l’avait jamais été. À la merci du moindre choc. Et qu’il n’avait plus les pleins pouvoirs dans sa vie. Et si c’était un changement monumental dans une vie de quasi-ermite qu’il avait mené durant plus de 15 ans, chaque jour qu’il passait avec elle le confortait dans la même idée. C’était Elle.

“Est-ce que ça te suffit ? Est-ce que je te suffis ?”

Ce n’était pas la réponse à la question de Solveig. Mais étant donné que c’est là qu’il aurait fini par arriver, autant prendre le chemin le plus court. Solveig avait l’air vraiment préoccupé par la carrière d’Aleksej. Pourtant, étant donné les évènements de ces dernières semaines, il y avait bien d’autres sujets qui occupaient l’esprit du Danois et qu’il jugeait plus importants. Le fait que la jeune femme bloque sur le No Man’s land professionnel que traversait Aleksej le laissait perplexe et un peu anxieux pour être tout à fait honnête.

“Ce que William a dit… que tu devais être malheureuse dans ta vie… est-ce que… c’est le cas ?”

La soirée chez Alice avait dégénéré. Sur le coup, Aleksej avait agi en faisant ce qu’il jugeait être juste. Son côté rationnel avait pris le dessus. Protéger Solveig, prendre son parti. Mais les propos qui avaient été proférés s’étaient imprimés dans son esprit pour venir l’assaillir des jours après. Il savait que l’annonce de la naissance de Rose avait ébranlé la jeune femme et que cette soirée serait une épreuve. Et c’était ce qu’il avait gardé à l’esprit lorsqu’il était là-bas. Et si les échanges entre Solveig et William ne lui étaient pas directement adressés, il était impossible qu’il ne se sente pas concerné. Il s’agissait de sa vie à lui aussi.

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Je ne peux pas le nier, dans mon esprit, j’ai toujours perçu Aleksej comme une force de la nature. Du moins, d’un point de vue professionnel. Personnellement parlant, je sais aujourd’hui que les choses sont un peu plus compliquées que cela mais pour ce qui est du rapport à son emploi, le Danois s’est toujours montré d'une détermination sans faille et sans limite. Lorsqu’il a décidé de quitter son poste au sein du cabinet dans lequel il travaillait depuis des années, je l’ai soutenu car je trouvais intéressant qu’il cherche à se donner de nouveaux challenges (et ce, même si ces derniers étaient au sein du Bureau du procureur de New York). Ce n’est que lorsque j’ai constaté un certain ennui de la part d’Aleks (notamment lors des repas d’affaires) que je me suis demandée si sa décision n’avait finalement pas été une erreur. Cependant, je n’en ai rien dit car j’estimais qu’il n’était pas de mon rôle de mettre un tel dossier sur la table. Je sais combien je peux être susceptible lorsqu’il est question de ma carrière, je ne voulais donc pas prendre le risque de froisser mon compagnon à ce sujet.
Mais ce soir, tout semble différent. Je ne peux pas échapper à une explication en bonne et due forme. Le cas était suffisamment compliqué comme cela, j’aurai cependant apprécié ne pas avoir à entendre le prénom de mon ex en prime. Je n’oublie pas ce qui a été dit l’autre jour ni ce qui a été fait. Je n’ai pas ré-adressé la parole à Alice depuis non plus.

– Est-ce qu’on pourrait arrêter de partir du principe que ma vie entière tourne autour de cet individu ? Et depuis quand est-ce que tu donnes plus de crédit à ce qu’il dit qu’à ce que je dis, au juste ? Non, Aleksej. Non, je ne suis pas malheureuse, non. Et...est-ce que tu sous-entends que je pourrais te quitter parce que tu n’as plus la même niaque professionnelle ? Parce que si c’est le cas, ça veut dire que tu ne me connais pas.

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Aleksej serra un peu plus ses jambes contre lui et posa son menton sur ses genoux. Comment ne pas se poser de questions après la réaction que Solveig avait eu chez Alice et Mark. Parce que justement, il pensait la connaître il interprétait ses coups de sangs comme une sonnette d’alarme. Solveig était une jeune femme réfléchie et intelligente. Elle était capable de gérer des situations aussi difficiles que stressantes. Elle le prouvait au quotidien avec son travail. Mais quand ses nerfs lâchaient, c'était généralement un signe qu’une corde sensible avait été touchée.

“Je ne sous-entends rien du tout…”

Son esprit n’était pas allé jusque-là. Jusqu’à présent en tout cas. Il n’imaginait pas sa vie sans elle. Ce qui ne l’empêchait pas de s’inquiéter et de douter. Et elle n’avait pas répondu à sa question. Il lui avait fallu du courage pour la poser une première fois, mais il avait bien trop peur de sa réponse pour réitérer l’expérience. Ils se retrouvaient une nouvelle fois à une intersection dans leur relation. Il n’était pas naïf au point de penser que les récents évènements passeraient comme une lettre à la poste.

“Ces dernières semaines… entre ton boulot et la fondation, tu travailles toujours plus… tu ne me dis pas grand-chose… et je sais que tu ne parles plus à Alice… ça m’inquiète…”

La dernière fois que Solveig avait tenté de réprimer ses émotions, c'était après la mort de son père et toutes les découvertes qu’elle avait faites sur son passé. Si tout allait bien en apparence, la jeune femme s’était laissé sombrer dans l’alcool et Aleksej n’avait rien vu. Du moins pas avant que le mal soit fait. William lui avait également douloureusement rappelé qu’il n’avait pas été à la hauteur quand Solveig avait appris pour son cancer. Il frotta sa barbe avec fébrilité. Il ne voulait pas se disputer. Mais il avait ce nœud au creux de l’estomac qui lui rappelait qu’il ne pouvait pas simplement fermer les yeux. Parce qu’elle était ce qu’il avait de plus important et de plus précieux.

“Tout ce que je veux, c’est que tu sois heureuse…”

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Lorsque des problèmes m’assaillent de tous les côtés, ce que je sais faire de mieux c’est de me plonger à corps perdu dans le travail. Malheureusement – ou non – le juge Stewart est arrivé pile à ce moment-là pour se décider à réduire ma carrière d’avocate à néant. Je ne sais, d’ailleurs, toujours pas pourquoi mais je le découvrirai. Fort heureusement pour moi, la firme pour laquelle je travaille continue de me faire confiance. J’ai parfaitement conscience que cela a rapport avec les excellents chiffres qu’ils couvrent depuis mon arrivée au sein de leur entreprise. Si je venais à baisser la cadence, je perdrai tout et cela, je ne peux pas me le permettre.

– Je t’accorde que les choses sont un peu compliquées ces temps-ci, en particulier avec ce qu’il s’est passé chez Alice mais je ne suis pas malheureuse pour autant, Aleks. Tu sais combien ma carrière est importante à mes yeux.

Je n’avais plus qu'elle, à un moment de ma vie, voilà ce que je ne dis pas à voix haute. C’est la seule chose qui m’a fait tenir bon dans les pires moments de ma vie. Sans mon boulot, je me serai effondrée.

– Ce que j’essaie de dire c’est que je croyais que la tienne était très importante pour toi aussi. Il semblerait que je me sois trompée et là-dessus, je suis désolée.

Ce n’est pas la peine de mentir ou de faire semblant. Je pensais sincèrement qu’Aleksej serait toujours le même homme passionné au sujet de son travail. Je ne pouvais pas deviner que les choses changeraient là-dessus. J’imagine que je dois simplement apprendre à le voir différemment. Cela ne va pas altérer mes sentiments pour autant.

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Aleksej s’agenouilla sur le lit et se rapprocha de la jeune femme. Il passa doucement une mèche de ses cheveux derrière son oreille et caressa son lobe du bout des doigts. Il sentait bien qu’ils n’effleuraient que la surface des choses. Mais il n’avait pas envie de se jeter dans l’arène. Si le tournant que prenait la conversation convenait à la jeune femme, ma foi, il n’allait pas s’en plaindre. Tout ce qu’il souhaitait, c'était que les choses reprennent leur cours normal.

“Je sais que ton boulot est important pour toi, Solveig.”

Il avait toujours aimé la dévotion dont elle pouvait faire preuve. Et il savait que perdre définitivement son statut d’avocate était un sacré coup à encaisser. La jeune femme essayait probablement de se prouver des choses. Il espérait simplement que ce n’était pas une excuse pour s’abstraire d’autres réalités. Étant donné la manière dont elle avait réagi à la simple énonciation du prénom de William, il n’allait pas remettre ce sujet-là sur la table. Ce qui ne l’empêchait pas de se poser énormément de questions quant à sa réaction lors de la présentation de la petite Rose. Il savait que la jeune femme n’avait jamais été très à l’aise en présence d’enfants, mais son comportement chez Alice et Mark avait été un peu brutal.

Il savait le genre de bagage qu’elle traînait derrière elle. Il connaissait son passif avec l’Irlandais. Mais la vivacité de la réaction de Solveig avait éveillée un certain nombre d’incertitudes. Était-ce le fait que William refasse sa vie ? Était-ce le fait qu’il devienne père ? Il se sentait également coupable, car il éprouvait beaucoup de joie pour le policier qui accueillait un nouvel enfant.

“J’ai toujours été très impliqué dans ma carrière… mais probablement pas pour les bonnes raisons… c’est… c’était la seule chose pour laquelle je pouvais encore me lever le matin sans avoir à ressentir quoi que ce soit… et j’ai tenu comme ça pendant près de quinze ans… et puis je t’ai rencontré.”

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N’est-ce pas particulièrement effrayant de réaliser qu’on est le centre de la vie de quelqu’un d’autre ? Qu’on devient subitement le pourquoi qui incite quelqu’un d’autre à se lever le matin et à respirer ?
Le modèle d’éducation reçu par mes pairs ne m’a pas exactement donné la possibilité d’envisager ce genre de comportement à l’égard des autres. J’ai aimé à la folie, j’aime encore à la folie d’ailleurs, mais cela ne m’a jamais paru essentiel quant à faire passer quelqu’un d’autre au devant de tout le reste. C’est ce que William a souvent eu le luxe de me reprocher lorsque nous étions ensemble. J’ai toujours fermé les yeux sur le sujet, pensant que l’Irlandais en faisait des caisses. Cependant, ce soir, en écoutant un peu plus attentivement Aleksej, je me demande si ce n’est pas moi qui ai eu tort sur toute la ligne et ce, depuis des années. Ai-je un problème avec les relations de façon générale ? Ai-je peur de quelque chose que je ne réalise pas moi-même ? Bedelia avait-elle...raison ?

Dix ans plus tôt.

– Vous refusez de vous lier à quelqu’un sous prétexte de risquer d’y perdre un morceau de vous-même, Solveig.
– C’est très beau, venant d’une psy.
– Je ne cherche pas à rendre mes propos attrayants. Cependant, s’ils peuvent vous faire l’effet d’un électrochoc, j’y vois une certaine once de succès.
– Il faudra aller le chercher ailleurs, dans ce cas. Je n’ai pas de problème avec l’affection.



Peut-être que William a raison. Au fond, c’est peut-être bel et bien moi le problème. C’est tout en me rapprochant du Danois que je viens poser une main sur son genou.

– Je… J’ai conscience que mon comportement de l’autre jour, chez Mark et Alice, n’était pas correct. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris.

Mensonge.

– Bon, si. Si, je sais ce qu’il m’a pris.

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Aleksej passa ses doigts dans la main que Solveig venait de poser sur son genou et caressa doucement sa paume du bout du pouce. Il n’était jamais sûr de ce à quoi s’attendre quand il s’aventurait dans les eaux tumultueuses qu’étaient les émotions de la jeune femme. Il y avait cette pointe d’imprévisibilité chez elle qui le tenait toujours en garde. Mais l’expérience avait déjà montré à maintes reprises que lorsqu’il osait prendre ce risque et suivre son instinct, ils en sortaient généralement grandis et plus proches l’un de l’autre. Ça n’en restait pas moins effrayant. Parce qu’il n’avait aucune certitude de l’issue de ce genre de conversation.

“Je ne cherche pas à te montrer du doigt ou à te faire la morale.”

Il n’avait aucune intention de la juger. Aleksej cherchait plutôt à comprendre. Et il était prêt à lui laisser le temps qu’il faudrait pour qu’elle accepte son dévouement à son égard et également le fait qu’il était prêt à tout entendre, et à tout faire pour elle. Et si elle n’était pas encore disposée à lui accordé une confiance aveugle, soit, il attendrait. Après tout, il gardait encore pour lui un certain nombre de fragments de son passé. Mais pas parce qu’il n’avait pas confiance en elle, simplement parce qu’il en avait honte.

“Je ne te pousserais pas à en parler si tu n’en as pas envie. Je veux simplement être sûr que tu es au clair avec toi-même.”

C’était l’une de ces plus grandes craintes. Qu’elle se voile la face. Il avait déjà été témoin de ce que ce genre de comportement pouvait avoir comme conséquences sur la jeune femme. Il n’était pas question qu’il la laisse s’y risquer une nouvelle fois. Parce qu’elle le poussait à être un homme meilleur, à se remettre en question aussi parfois. Et tout simplement parce qu’il était amoureux d’elle. Et pour toutes ces raisons, il était de son devoir de la protéger, parfois contre elle-même.

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– Les événements de la fin d’année ont changé beaucoup de choses en moi, tu le sais déjà. Et...voir William avoir un autre enfant… Je crois que ça me rend tout simplement jalouse. J’ai parfaitement conscience que ce n’est pas juste parce qu’il ne sait même pas la vérité mais… Je ne sais pas. Je ne parviens pas à enterrer cette rancune que je lui porte injustement.

Oui, parce que c’est injuste. En vouloir à William pour quelque chose dont il n’est même pas responsable, c’est moche. Pire encore, ça ne me ressemble pas. Je ne suis pas un ange, loin de là, mais j’ai appris à gérer mes déceptions sans aller chercher à blâmer les autres pour ces dernières. Du moins, je croyais avoir appris à les gérer.

– Même si je déteste l’admettre, je crois que… Je n’accepte pas de le voir réussir sa vie de famille alors qu’on m’a retiré le droit d’en fonder une.

Je sais. Les enfants ne font pas la famille mais qu’on le veuille ou non, c’est tout de même très ancré dans l’inconscient général et le mien n’y échappe pas. Je sais aussi qu’Aleksej m’a déjà dit à de multiples reprises qu’il ne voulait plus d’enfants mais j’ai toujours eu un doute à ce sujet. Attention, je ne dis pas qu’Aleksej ment à ce sujet, je dis juste qu’un doute subsiste dans mon esprit. L’homme a perdu sa fille, pourquoi n’aurait-il pas le droit d’avoir un autre enfant ? Ce dernier ne remplacerait pas sa fille mais je suis persuadée qu’il rendrait Aleksej particulièrement heureux. Si son travail ne le fait plus, cela signifie-t-il que ce rôle me revient de droit dorénavant ? Cela m’effraie. Beaucoup.