La fraicheur New-Yorkaise est agréable, et il a besoin de se changer les idées. Trop de choses dans la tête ; l’angoisse du mariage qui approche à grands pas, la boutique qui traverse une passe compliquée, et tout le reste. Il a besoin de se vider l’esprit, Gaspard, et c’est donc assez naturellement qu’il se dirige sans y penser vers les Jardins Botaniques. Personne n’a vu venir son projet de reconversion professionnelle parce qu’il a toujours été assez discret sur son amour pour la nature. Tout le monde l’a toujours imaginé façonné pour le job qu’il a choisi ; sa carrière, toute tracée devant lui, ne pouvait laisser supposer qu’il changerait de voix. Quand on lui a proposé d’intégrer le Bureau du Procureur, tout le monde s’est imaginé, autour de lui, qu’il avait déjà parachevé un de ses objectifs professionnels sans se douter une seule seconde que cette promotion allait le précipiter vers la dépression et les changements radicaux opérés quelques mois plus tard.

Le fait que son couple ait réussi à essuyer cette crise sans battre de l’aile au delà de quelques disputes et explications bien senties relève presque du miracle.  Il s’estime heureux, d’une certaine manière, même s’il a parfois des relents de nostalgie. Il se balade dans les allées des jardins botaniques depuis plus d’une heure, se perdant dans sa contemplation, cherchant l’inspiration. La plupart des fleurs exposées ici demanderaient un entretien bien trop complexe pour qu’il puisse les exposer dans sa propre boutique, mais les paysages exotiques et les assemblages des plantes et des arbres lui donnent de l’inspiration - c’est déjà pas mal.

Il observe de belles fleurs mauves qui se complaisent dans un environnement humide et chaud quand quelqu’un l’interpelle - il reconnait immédiatement le visage familier d’une de ses clientes habituelles.

- J’en doute, ou alors il faudrait que je sois assuré de les vendre dans la journée... Sinon, l’environnement me semble un peu trop frais dans les rues de New-York...

Il lui offre un sourire et reporte son attention sur les fleurs.

- Mais je pourrais sans doute en trouver de semblables plus adaptées à la vie en vase, ici. C’est la couleur ou la forme qui vous intéresse ?

Il aime bien s’inspirer, ici. Parfois, il apporte avec lui un grand carnet blanc sur lequel il esquisse des croquis, des idées. Il n’a pas la prétention de penser qu’il fait de grandes choses, ou que ses créations sont particulièrement meilleures qu’ailleurs, mais il prend toujours garde à s’approvisionner de fleurs de qualité - de saison, également - et à en faire de jolies choses, durables si possibles. Le jardin botanique représente une source d’inspiration de qualité pour ses compositions, et c’est très logiquement qu’il aime s’y perdre pour oublier un peu les tracas du quotidien. Le mariage qui approche, la grossesse de Kate, sa mère qui le tyrannise, par exemple.

- Ne vous en faîtes pas, ça ne me dérange pas. J’aime mon travail.

Et puis, c’est nettement moins stressant que ce qu’il faisait avant et qui, pour le coup, justifiait qu’il travaille au moins douze heures par jour - ce qui est beaucoup sur une journée de 24 heures. Le bureau du procureur ne lui manque pas, en tout cas pas pour ça.

- Merci beaucoup, je suis ravi de l’entendre. J’essaye de faire toujours attention à faire de jolies choses mais parfois, les goûts et les couleurs...

Il rit un peu et penche légèrement la tête.

- Vous venez souvent ici ? J’adore cet endroit.

Les fleurs, un drôle de choix après le bureau du procureur sans doute, mais Gaspard ne regrette pas sa décision. Alors qu’il se perd dans une conversation sur son travail, il réalise à quel point ce changement radical de carrière lui a apporté une tranquillité d’esprit. Navigant entre les plantes du jardin botanique, il peut en apprécier le calme et la sérénité. Pourquoi les fleurs ? Lui-même ne saurait le dire, mais une chose est sure, c’est sa sensibilité qui s’exprime à travers l’art de la composition. Peut-être qu’il a toujours voulu faire quelque chose de ses mains. Lorsqu’il s’occupe avec les tiges et les épines, il peut vraiment s’offrir le luxe de se vider la tête et c’est probablement ce qui lui change de son ancienne carrière. Son niveau de vie a changé c’est vrai, il faut s’habituer à revoir certaines choses à la baisse, mais il se sent heureux, n’est-ce pas le plus important ? Alors qu’il pose son regard sur quelques Chrysanthèmes d’un jaune éclatant, la voix d’Erin le ramène à la réalité.

- Vous n’avez pas besoin d’être une experte pour apprécier la beauté des fleurs. Prenez ces chrysanthèmes par exemple : Je pourrais vous dire que la plante est souvent un symbole de dévotion amoureuse et de longévité, mais que si elles sont de couleur jaune, c’est un message un peu plus triste qui exprimé, mais avouez que ce n’est pas très passionnant. Pire ça pourrait avoir l’air d’une mauvaise technique de drague.

Gaspard rit de bon coeur, si la jeune femme fait mine de s’intéresser, parler de fleurs pendant des heures risque de l’ennuyer rapidement. S’il souhaite la revoir passer la porte sa boutique mieux vaut encore ne pas lui vomir tout le langage des fleurs pendant sa visite.

- Oui et pour m’aérer l’esprit aussi. Je me marie bientôt, c’est l’effervescence à la maison alors je suis un peu nerveux...

Gaspard ignore pourquoi il raconte tout cela a une cliente rencontrée ici par hasard, mais il faut croire que toute l’agitation qui règne autour de ce mariage lui monte à la tête lui aussi. Gaspard est heureux et cela s’exprime à travers une spontanéité qui le surprend lui-meme.

Gaspard offre à Erin un sourire bienveillant. Lui aussi, il trouve que le langage des fleurs est intéressant, mais il pensait jusqu’à présent que c’était surtout une spécificité de son caractère particulier. Il se souvient du jour où il a pris la décision de quitter l’avocature pour devenir fleuriste, une décision bien mal accueillie par les membres de sa famille. Même par Kate, d’ailleurs. Il ne peut pas vraiment la blâmer, elle a eu peur que ce soit un coup de tête, une impulsion. Quelque chose qu’il n’arriverait jamais à faire. Pourtant, lui il avait bien réfléchi la chose. Il s’était documenté, renseigné, pour se lancer dans un domaine connu, familier. Et aujourd’hui, ça paie.

- Je peux vous recommander un ouvrage sur le sujet si ça vous intéresse vraiment.

Il acquiesce. Ca le fait toujours rire, quand les hommes passent le pas de sa boutique pour acheter des fleurs sans en connaître la signification. Parfois, ils achètent les fleurs qui signifient qu’ils sont infidèles pour leurs femmes. Mais il ne prend pas la peine de les reprendre - il a l’impression qu’il est le seul que ça intéresse, au fond.

- Merci beaucoup. Effectivement, c’est assez mouvementé, d’autant qu’on a été contraints de décaler la date et qu’il faut régler les derniers ajustements. Mais ma future femme s’occupe de tout ça d’une main de maître, c’est réconfortant. Vous êtes mariée ?

Erin semble réellement s’intéresser à son métier, ce qui surprend Gaspard, tant l’intérêt que lui portent les autres depuis ce changement de profession semble s’être effrité en comparaison.  Le fleuriste ne s’en plaint pas, mais il faudrait qu’il se voile la face pour ne pas remarquer que les choses ont changé depuis qu’il n’occupe plus une place de choix au sein du bureau du procureur. Aujourd’hui ce ne sont plus ses histoires d’affaires criminelles insolites qui animent les conversations. On ne peut pas dire non plus que Kate apporte le moindre intérêt à sa carrière de fleuriste, pire encore il a parfois l’impression que derrière les sourires, elle lui reproche d’une certaine manière. Le réaliser n’est pas évident, Gaspard est conscient de ces choses, immanquablement, mais c’est une décision qu’il a pris pour lui-même et égoïstement, c’est aussi et irrévocablement, une décision qu’il ne regrettera pas.

- Plus ou moins, mais si vous connaissiez Kate, vous verriez... C’est plutôt l’inverse qui se produit ! Elle aime décider.

Gaspard rit de bon cœur, Kate aime avoir le contrôle sur les choses, surtout sur ces questions de gestion. Gaspard de son côté, tente de se rendre utile comme il peut. En soi, la répartition des tâches est plutôt équilibrée, et pour être tout à fait honnête, les choses lui conviennent ainsi. A la réponse de la jeune femme, le sourire de Gaspard s’efface quelque peu.

- Oh je suis désolé de l’apprendre. J’espère que les choses s’arrangeront pour vous...

Gaspard se sent soudain ridicule d’avoir abordé ce sujet délicat avec sa cliente. Gêné, le fleuriste ne sait plus comment relancer la conversation sans paraître insensible ou indiscret. Écourter la conversation serait probablement une meilleure option d’ailleurs, mais il ne veut pas non plus donner l’impression à sa cliente, qu’il se fiche de ses sentiments, ce qui serait totalement faux, bien entendu. Néanmoins, il doit bien admettre qu’il lui est difficile de trouver quelque chose de profond à ajouter à cela. Quant à la questionner sur son mariage, il serait bien trop mal à l’aise...

- Et aussi que ces jardins vous permettent de vous aérer l’esprit  en tout cas. Je ne veux pas vous embêter plus longtemps dans votre balade. N’hésitez pas à passer voir les nouvelles compositions si le cœur vous en dit, ou pour passer commande si vous êtes inspirée !

Il espère, à l’inverse, que le mariage est fait pour lui. C’est drôle de l’entendre dire ça, car il ne s’est jamais vraiment posé la question. Un peu comme lorsqu’il a décidé de faire du droit pour sa carrière. Et pourtant, voilà où il est aujourd’hui. L’espace d’un instant, il se demande s’il pourrait être confronté à ce problème lui aussi, réaliser que finalement, il n’est pas fait pour le mariage. Ca lui semble complètement invraisemblable. Kate est la femme de sa vie, il ne peut s’imaginer sans elle. Mais une fois encore, il lui semble que personne ne se marie en se disant qu’il finira par se séparer. S’il connaissait mieux sa cliente, il lui demanderait ce qu’il s’est passé - mais il ne veut pas être intrusif. Il lui offre un sourire et acquiesce.

- N’hésitez pas, j’essayerai de composer quelque chose qui me rappelle ce jardin botanique. Merci pour vos voeux, en tout cas.

Il sourit de plus belle et sort son téléphone pour reprendre des photographies des plantes qui l’entourent - une fois rentré à la boutique, il les imprimera pour s’en inspirer.

- A bientôt j’espère.