Peu de choses sont plus effrayantes aux yeux de Ricardo Diaz que la perspective d’atteindre un pallier comme celui de la quarantaine. Pourtant, c’est vers ce dernier qu’il approche à grands pas. Et si le professeur s’efforce de ne pas y penser, la petite voix dans sa tête lui rappelant la date fatidique s’en charge à sa place. Sournoise, elle s’immisce partout où il va et quoi qu’il soit en train de faire, tant et si bien que la solitude lui est devenue insupportable. Aussi, en ce vendredi après-midi, une pile de copies sous le bras, il fait tout ce qu’il peut pour croiser son ami Alejandro seul à seul tout en donnant l’impression que ce n’était pas du tout manigancé. Parfaitement naturel, finalement. L’occasion finit par se présenter lorsque la sonnerie de la fin de la journée retentit et que leurs deux classes, côtes à côtes cette après-midi, se vident d’élèves qui se bousculent.

« Hey, Alej ! », s’exclame-t-il en slalomant entre les élèves pour s’adresser à son ami sans avoir besoin de hurler. « Apéro à la maison cette aprème ? » Invitation lancée avec un ton se voulant désinvolte. Peut-être qu’il oublie que s’il a le loisir de faire ce qu’il veut, quand il veut, Alejandro, lui, est père de famille et toujours marié aux dernières nouvelles. Le fait est que Ricardo compte un peu sur son ami pour passer du bon temps. Si ses intentions sont vraiment pures, il doit bien avouer qu’il n’a pas la moindre idée de comment il évitera de ruminer jusqu’au lendemain, date fatidique de son quarantenaire tant craint, s’il vient à refuser. « Toute la famille est invitée, évidemment, enfin, si tu veux. Y’a les anciens jouets de Paloma pour Lily s’il faut. » Mais Alejandro sait déjà tout ça, il a déjà passé plus de temps qu’il n’en faut dans le plein pied de Diaz. D’autant qu’ils habitent le même pâté de maisons. Bref, pas d’excuse valable pour décliner sinon une vie qui ne soit pas, à l’instar de la sienne, rythmée autour de l’imprévu. Et puis, vraiment, il a détaillé son offre en toute innocence, pas du tout dans une tentative désespérée d’argumenter en faveur d’une réponse positive d’Alejandro. Loin de lui cette idée… « Y’a tout ce qu’il faut à la maison pour passer un bon début de week-end ! »

Un sourire radieux illumine le visage de Rico qui déploie tous ses efforts pour avoir l’air naturel, ne surtout pas céder à la panique et éviter le drama à tout prix. Ce qu’il ne peut pas contrôler, cela dit, c’est l’expression dans ses yeux qui le trahit, comme d’habitude. La cocotte-minute est prête à exploser et la veine qui palpite sur son front en témoigne, que ça lui plaise ou non.

Quelques rayons de soleil, bon présage pour un week-end qui s’annonce plus reposant que celui de la semaine précédente. Alejandro est d’assez bonne humeur, malgré les sons étranges qui ont émané de la salle d’à côté. Avec le temps, il ne s’en formalise plus, Ricardo est un professeur atypique. Parfois il se demande si ses élèves ne sont pas même un peu déçus de l’avoir après avoir passé une année avec quelqu’un d’aussi solaire.  Enfin, lorsque la sonnerie retentit, le brouhaha s’intensifie et le dit Ricardo finit par apparaître avec une idée visiblement assez précise de ce qu’il compte faire ce week end. Alejandro hoche la tête.

- Aucun problème, et puis c’est ton anniversaire bientôt, c’est l’occasion ou jamais.

Les pieds dans le plat sans doute, mais Alejandro n’est pas réputé pour sa subtilité. S’il doit s’organiser pour faire un gâteau, il faut qu’il prenne le temps de voir tout ceci dans la soirée. Cela dit alors que son cerveau se perd sur les détails de la planification de son week-end, il finit par remarquer que son ami n’a pas l’air dans son assiette.

- Tout va bien ?

Ce n’est clairement pas le cas à en juger par l’expression qu’il affiche, mais Ricardo n’est pas de ceux qui répriment leurs émotions. Alejandro sera bien vite mis au courant de la nature de son problème. Il ne se fait aucun souci là-dessus !

Non, Ricardo ne va visiblement pas très bien et qu’Alejandro se soit rappelé de la date de son anniversaire – ce qui n’est pas si étonnant, ils se connaissent depuis environ toujours – n’est pas pour le rassurer. Ça ne rend la chose que trop réelle et monsieur dramaqueen n’est pas le moins du monde prêt à passer à la décennie supérieure. Quarante ans, sérieusement… Pourquoi pas cinquante, tant qu’on y est ? Et la retraite, aussi ? L’idée même le fait frissonner de dégoût. « I’m okay. », articule-t-il dans une volonté d’avoir l’air le plus normal possible. Un rire nerveux le secoue et il se rend à l’évidence : son visage est un livre ouvert et son ami n’est ni convaincu ni impressionné par son mensonge éhonté. « I’m not, actually. Je vieillis. Tu me vois, moi, quarante ans ? »

S’il y a bien une chose certaine, c’est qu’un tel cinéma pour un anniversaire n’arrangera pas son problème. « J’ai besoin d’aide pour passer le cap sans y penser. » Il se passerait volontiers de chants et de gâteau, juste une après-midi sans prise de tête où il réussirait à penser à autre chose qu’à l’horloge biologique qui tourne, à son célibat qui perdure malgré tout et à ses regrets de ne pas avoir commencé à se tartiner le visage de crème hydratante plus tôt. « Quarante ans, je rêve. », il marmonne histoire d’en rajouter une couche. Rien n’est trop dramatique pour Rico.

C’est donc cela le problème ? L’anniversaire ? Alejandro esquisse un sourire amusé malgré lui. Il n’a sûrement pas arrangé les choses en lui proposant de fêter ça, mais le mexicain est à mille lieues de s’imaginer que cela puisse être un problème pour qui ce soit. En réalité, Ricardo et lui sont bien différents, tant du point de vue de la personnalité que de leur situation respectives. C’est aussi et sans doute la raison pour laquelle vieillir n’a probablement pas le même sens pour l’un et pour l’autre. S’ils ont le même âge, Ricardo a vu sa vie sentimentale voler en éclat avec sans doute, tous les projets qu’il avait pu faire par la même occasion avec son ex mari. Alejandro de son côté a deux enfants, une maison et une direction vers laquelle se projeter. A quarante ans, avoir la sensation de repartir de zéro est sans doute plus difficile à vivre que tout.

- Tu vas t’en remettre, et puis t’es pas tout seul dans cette histoire, en juin je te suis !

Alejandro lui offre un tape amicale sur l’épaule, il essaye de dédramatiser la situation, même si c’est sans doute un poil ambitieux avec la plus grande drama queen que l’univers ait jamais porté face à lui.

- Avec des margaritas ça va passer tout seul et puis tu le fais pas tes quarante ans. J’ai plus de cheveux blancs que toi mon vieux.. Pardon pour la blague, c’était plus fort que moi !

L’idée même de vieillir provoque un haut-le-cœur dramatique à Rico. Et le professeur voit bien que son pote se moque de lui, discrètement, mais il le fait. Il a remarqué son petit sourire en coin et son regard amusé. Il a le bon goût de se taire, cela dit, et Ricardo ne peut que trop l’en remercier. Quarante ans, ça limite les possibilités. Il aimerait trouver une bonne personne, quelqu’un de bien. Fonder une famille, peut-être. Car babysitter sa filleule et son petit neveu, c’est cool, mais ça n’a rien à voir. Rien du tout. Dan est parti quelques années plus tôt et toute perspective d’adoption a disparu avec lui, et maintenant, il a quarante ans. Quarante ans, ça paraissait si loin, mais non, c’est juste là, à sa portée. Ew. S’il pouvait ne pas s’en rappeler, ça l’arrangerait beaucoup. « On va en former une de paire de vieux croûtons, moi je te le dis. », il marmonne sur le ton de la boutade, histoire d’essayer de dédramatiser – ou de faire croire qu’il n’en fait pas des caisses, ce qui ne lui ressemblerait pas. « Et puis, c’est vrai, que mes cheveux sont encore pas mal épargnés. Pas l’ombre d’une calvitie à l’horizon. Manquerait plus que ça. » Il hausse les épaules, puis se rapproche d’Alej pour ajouter, plus doucement : « On peut pas en dire autant de mon ex, je l’ai croisé au supermarché l’autre jour, il a autant de cheveux gris que Georges Clooney. En moins sexy, ça va de soi. » Et il gratifie son ami d’un clin d’œil complice. La majorité des élèves ont disparu de la circulation et ceux qui restent sont trop loin pour avoir pu l’entendre. Et quand bien même, avec Rico, plus rien n’étonne personne. Pas même les lycéens.