La journée avait été relativement calme, malgré cette période de rentrée qui affectait aussi les adultes. Changement de saison - même si la météo n'avait pas tout à fait eu le mémo - sorties littéraires, l'immanquable September Issue de Vogue qui, bien que de plus en plus problématique, influence toujours les autres publications. Malgré tout cela, Jess s'était levée à une heure raisonnable et avait passé la majeure partie de la journée au bureau et rentrait chez elle à peine plus tard que le reste des gens en tenue business casual qui s'engouffraient dans le métro.

Un podcast dans les oreilles, la journaliste consulte distraitement ses mails, se demandant ce qu'elle va bien pouvoir manger. Il n'est pas rare que Lenny ai déjà cuisiné quand elle arrive et ils ont établi un système de courses commun pour les indispensables et les produits alimentaires courants. Pour le reste, chacun achète ce qu'il veut et l'autre part du principe que ce n'est pas partagé. Il y aussi un tableau sur le frigo avec des rotations de tâches ménagères et tout un tas de petites choses qui rendent la colocation incroyablement efficace et agréable. Jess a rarement vécu avec quelqu'un d'aussi organisé et soucieux que tout se passe bien et, il faut avouer, ça change la vie. Si elle n'avait rien contre les colocs fantômes qui paient le loyer mais qu'on ne voit jamais, elle apprécie de partager son quotidien avec un ami, quelqu'un avec qui elle aime passer du temps et qui ne semble pas la fuir quand elle sort de la salle de bains. Et si ce n'est pas une grande maniaque, elle ne retournerait pour rien au monde aux colocs sympas mais qui n'ont jamais touché une éponge de leur vie.

Evidemment, ils cherchent encore le bon équilibre et sont dans cette phase des premiers mois, où tout le monde est incroyablement poli et marche un peu sur des œufs. On veut se montrer sous son meilleur jour, on fait des efforts pour s'apprivoiser. D'ailleurs, Jess a été un peu étonnée qu'ils traversent cette période, considérant qu'ils se connaissent déjà bien. Mais, vivre avec quelqu'un change une dynamique et elle sait bien que, pour Lenny en particulier, le changement est toujours un peu compliqué.

Elle ôte ses écouteurs en montant dans l'ascenseur, quelques lettres à la main qu'elle regardera plus tard. Finalement, elle ouvre la porte et fait à peine quelques pas dans le couloir avant d'être salué par son coloc, qui semble relâcher de l'air après un moment de tension. A peine arrivée qu'elle est déjà attaquée par la gentillesse de Lenny. Elle rit légèrement, levant deux mains devant elle. « Hey babes, laisse moi trois secondes pour arriver et je suis à toi ! » Elle pose sac et courrier sur le meuble de l'entrée, ôte ses chaussures, une jambe en l'air et une main contre le mur, puis ajoute. « Mais si tu vas à la cuisine, je veux bien que tu me serves un iced tea ! » La brune finit de se débarrasser de ses affaires, puis rejoint son coloc.

« Ca va Lenny? T'as l'air tendu un peu, tu me fais penser aux jeunes qui viennent passer des entretiens pour les stages. Ils passent devant mon bureau après leur visite du magazine, en sortant, je les vois genre respirer un grand coup ou boire la moitié de leur bouteille d'eau. Tu fais un peu la même tête qu'eux. Si quelque chose te préoccupe, tu sais qu'on peut en parler hein. » Peut-être un peu frontal comme approche, mais ils ont passé l'heure des chichis. Il sait qu'elle est directe et en général, ça fait partie des qualités qu'il apprécie d'ailleurs. Et elle voit bien qu'il stimme et qu'il a l'air moins à l'aise que d'habitude. Et, le connaissant, ce n'est sûrement pas quelque chose de nouveau mais plutôt un truc qui le tracasse depuis des jours et qu'il ne peut plus cacher aussi bien. Sa dose de sucre à la main, Jessica est prête à avoir cette conversation.

Dire que Jessica avait emménagé sans crainte avec son ami serait simplifié la vérité. Elle était ravie bien sûr, de connaître la personne qui allait partager son espace de vie et une forme de son intimité. Rassurée que ce soit quelqu'un de profondément gentil et doux comme Lenny. Déjà bien plus à l'aise qu'avec un quelconque inconnu. Et en plus, elle avait la garantie qu'il n'y aurait pas de vêtement humide dans la salle de bains, ayant pu constater quelques fois la netteté de son appartement précédent. En emménageant, la journaliste avait donc eu des garanties. Mais elle sait aussi que son ami a ses routines, plus que ça même, ses besoins, nécessaires à son équilibre et son bien être. Et que parfois, des détails qui peuvent sembler insignifiants pour d'autres sont la goutte de trop pour lui et il se trouve surstimulé, dépassé par ses émotions. Et si elle a appris avec le temps à reconnaître ces signes et à faire de son mieux pour ne pas lui créer du stress, c'est une autre histoire en vivant avec lui.

Alors, elle remercie son coloc pour la boisson et met les pieds dans le plat. Lenny ne tarde pas à se confier, même s'il y met les formes, se blâmant bien sûr pour la situation. Elle voit sa nervosité grimper, dans ses gestes, dans sa voix et doit se retenir de ne pas lui prendre la main quand il commence à tirer sur ses cheveux. Pour une fois, elle se tait et écoute. C'est un exercice auquel elle est plutôt rôdée dans sa vie professionnelle mais qu'elle a parfois du mal à appliquer au quotidien. Mais pas cette fois. Jess hoche donc la tête, sourit légèrement quand leurs regards se croisent et balaie son changement de sujet brutal d'une phrase. « Ca va merci, mais si tu veux bien, on va revenir deux minutes sur ce dont on était en train de parler. » Elle s'efforce d'adopter une expression chaleureuse et un ton léger, sachant que Lenny va analyser tous ses signaux pour mesurer la tournure de la conversation. Et son but est de le mettre à l'aise, autant que possible.

« Déjà, j'apprécie beaucoup les efforts que tu fais pour t'habituer à vivre avec moi, je sais que mon mode de vie est imprévisible et ça peut être agaçant ou déconcertant. Et je ne doute pas qu'on va y arriver. Mais, on va y arriver ensemble, ce n'est pas à toi de faire tout le travail. » La brune ajuste sa posture dans le canapé et pose son verre sur la table, consacrant toute son attention à ce qu'elle essaie de communiquer. « Trouver le bon équilibre et un rythme de vie quand on vit avec quelqu'un, c'est un effort collectif. Il y a certainement des choses que je peux faire, sans que ça soit contraignant pour moi. Par exemple, je ne peux en effet pas te promettre un espace récuré de fond en comble en permanence, avec chaque chose parfaitement à sa place, je n'ai pas le temps et l'énergie mentale pour ça. Par contre, je peux te dire quand je suis à quoi, 20 minutes de l'appartement? Bon, si je rentre tard ou quoi, ça n'est pas forcément nécessaire ou possible, mais disons un jour comme aujourd'hui, ça ne m'aurait rien coûté de t'envoyer un sms en chemin. » Elle fait une pause dans son laïus, essayant d'en venir au fait. « Ce que je veux dire c'est que je peux faire des choses pour te simplifier la vie, mais je ne vais pas forcément y penser de moi-même, donc, n'hésite pas à me le dire. »

La journaliste voit bien que son ami est un peu décontenancé par la tournure de la conversation, qui ne doit pas suivre le script qu'il s'était imaginé. Mais il adapte rapidement sa posture, à l'écoute. Au début, Jessica trouvait son ami un peu impoli, à toujours regarder ailleurs et à ne jamais avoir l'air de prête attention à ce qu'elle disait. Certes, elle parle beaucoup, mais un minimum d'attention lui semblait être la moindre des choses. Evidemment, elle a vite compris et s'est rendu compte que Lenny faisait sans doute partie des gens qui l'écoutent le plus et le mieux et, pauvre garçon, qui retiennent le flot d'informations qu'elle aime raconter.

Il écoute donc et absorbe avec attention, semblant réceptif à sa proposition de le prévenir quand elle rentre, quoique visiblement gêné. Elle hausse les épaules et sourit, essayant de minimiser ses inquiétudes « Tu sais, les sms sont gratuits maintenant, ça ne me coûte littéralement rien de t'envoyer un petit message pour dire que je suis en route. C'est pas un système parfait, mais rien ne l'est, donc si ça peut aider, considère que c'est fait! » Mais Lenny continue sur la même voie, insistant sur le fait que c'est à lui de faire des efforts, de s'adapter. Jess fronce un peu des sourcils, n'aimant pas voir son ami être aussi dur envers lui-même. « Hey, non, stop. Je sais que tu es toujours en train de d'adapter et que tu as l'habitude, parce qu'on vit dans une société capitaliste injuste qui valorise la capacité à produire au delà de l'humanité des gens et qui refuse d'évoluer, mais ça ne veut pas dire que tu dois tout porter seul. On est en colocation, ensemble, on doit travailler tous les deux pour que notre environnement soit le meilleur possible. »

Elle sourit, adoptant un ton un peu plus léger « Et puis si tu n'étais pas mon coloc, je devrais quand même m'adapter, on a chacun nos rythmes, nos habitudes et ça demande un peu d'ajustement pour les faire marcher avec celles de quelqu'un d'autre. Je préfère largement vivre avec toi qu'avec un type qui laisse traîner ses chaussettes partout ou quelqu'un qui utilise toute l'eau chaude et ne fait jamais la vaisselle! » Sachant que Lenny apprécie l'approche directe, la brune répond enfin à sa question, non sans y accorder un temps de réflexion. « Honnêtement, je ne vois rien de particulier que tu ne fais pas déjà qui pourrait aider à l'acclimatation. A part peut-être, continuer à avoir ce genre de conversations et être franc et clair dans nos besoins. Donc si jamais quelque chose venait à te déranger ou si tu as d'autres idées de choses simples à mettre en place pour que ça se passe mieux, n'hésite pas à me le dire. Peut-être qu'on pourrait faire des petits points hebdomadaires, genre réunion de la coloc? On pourrait parler de toutes ces choses là, des courses, des travaux, de l'immeuble, tout ça. Comme ça, on peut profiter des repas ou d'autres moments pour discuter ou chiller. »

Jessica n'avait pas instauré ce genre de système depuis ses premières colocs après Oberlin, où c'était nécessaire, soit parce que 7 personnes vivaient dans un 4 pièces, soit parce qu'elle s'était retrouvée avec des gamins incapables de trouver le chemin de la buanderie. Mais, ça lui semble être judicieux et correspondre au tempérament de Lenny et lui donner le cadre nécessaire pour rester vigilante. Elle a plus tendance à considérer son lieu de vie comme un lieu de lâcher prise et il lui est arrivé de le négliger par le passé. Mais c'est sans doute pour le mieux d'y injecter un peu de structure et qui de mieux que Lenny pour ça.