C'est fatiguée mais heureuse que Madison franchit la porte de son charmant appartement, qu'elle partage depuis peu avec un garçon aussi adorable que perdu. Esteban a débarqué de New-York un peu avant que la grève ne démarre, casté dans son premier film par un concours de circonstances que la blonde n'est pas certaine d'avoir tout à fait compris. Ce qu'elle a bien saisi en revanche, c'est qu'il s'est retrouvé bête, la majeure partie des productions arrêtées et tout le monde le bombardant de discours contradictoires. Evidemment, fraîchement dotée d'une conscience politique, sa colocataire était parmi ses conseillères les plus tonitruantes, à deux doigts de lui faire jurer sur la Bible de ne pas trahir la cause.

Elle pense avoir réussi à lui faire comprendre que franchir le piquet de grève serait signer la fin de sa carrière, puisque cela l'empêcherait de rejoindre SAG-AFTRA, une fois qu'il aura réussi à faire son quota d'heures pour être éligible. Il se pourrait même que son tournage puisse reprendre, puisqu'il est produit par une société indépendante, qui va sûrement signer des accords intérimaires. Mais il n'empêche que le jeune homme découvre une ville et un cœur de métier qui lui sont inconnus, au milieu d'un tournant historique et d'une période de grande incertitude. Aussi, la blonde s'est auto-proclamée sa guide et mentor à travers les rues embouteillées de Los Angeles, métaphoriquement et littéralement. Et même si elle prend son rôle au sérieux, elle s'efforce aussi de faire preuve de légèreté. Esteban a toutefois la chance de ne pas avoir de grosses difficultés financières et de ne pas venir du fin fond de l'Ohio, ce qui simplifie tout de même l'adaptation.

Toujours est-il que Maddie a prévu une petite soirée vin blanc et snacks digne de la plus belle vidéo de girl dinner sur TikTok. L'objectif est simple : écouter de la musique, chiller et discuter, spécifiquement, répondre aux diverses questions qui préoccupent encore son colocataire. Une sorte de Q&A, sauf qu'au lieu de payer 300$ pour échanger trois mots et avoir une photo signée, ils passent un bon moment et apprennent à mieux se connaître. C'est beaucoup plus sympa.

La jeune femme dispose le guacamole, les crudités et diverses biscuits et fromages sur la table basse, un large sourire aux lèvres. Finalement, elle prend un verre bien rempli et s'installe sur le canapé, pieds repliés sous ses fesses. « Alors, dis-moi tout, t'as fait quoi aujourd'hui? Comment va ta famille et tout, tu étais à NY y a pas longtemps non? Ah et les deux filles d'en face ont bien adopté un troisième chat, on a pas rêvé l'autre jour. Anyway, tell me everything! »

Este se sent très mal, il a quitté New York dans l’idée d’être indépendant et de tenter de se construire ailleurs sans l’aide de ses deux parents qui l’ont toujours couvé, mais malgré une chance incroyable qui l’a propulsé à Los Angeles dans un petit rôle sans doute lié à son background ethnique et son joli minois plus qu’à sa grande expérience pour le théâtre, le futur d’Esteban est incertain. Il aimerait être comme Madison, être capable de manger des nachos sans penser à son projet professionnel et à l’argent que ses parents dépensent pour l’aider à vivre ici ou il ne peut même pas travailler, mais Esteban est anxieux. Pour ne rien arranger, sa nouvelle relation avec Tristan est compliquée à bien des égards. Esteban se demande parfois s’il n’aurait pas mieux fait de rester à New York et continuer ses études de droit. Et alors qu’une Mady positive et enjouée lui demande ce qu’il a fait de sa journée, Esteban est bien honteux d’avouer qu’il a passé le temps sur son lit à scroller anxieusement son téléphone, incapable de faire quoi que ce soit tandis que ses pensées se bousculent dans sa tête sans avoir le moindre sens. Il n’y a pas de solution, à part attendre ou retourner pleurer dans les shorts de ses parents.  Esteban se sent ridicule et immature de songer qu’un retour à NY serait encore la meilleure chose à faire vu la situation. Il sourit néanmoins à Madison, le regard perdu dans les limbes et attrapant un nacho gorgé de guac au passage.

- Pas grand chose… J’ai appelé Tristan, il va venir le week-end prochain voir à quel point notre séparation was worth all the trouble… Il déteste prendre l’avion en plus.  Désolé, je casse l’ambiance, mais j’ai vraiment l’impression que j’ai pas choisi mon moment pour essayer de faire un truc que j’aime. J’ai conscience que je me plains d’aise, mais ça m’angoisse… Je ne comprends rien à ce qui se passe, et j’ai l’impression d’être stupide du coup.

Et Esteban se sent encore plus ridicule de ne pas saisir l’opportunité offerte par Mady de passer un bon moment. Ne rien faire comme cela, ce n’est vraiment pas quelque chose qui participe à sa bonne humeur.

- Peut-être que j’ai besoin d’un chat moi aussi

Un sourire compatissant apparaît sur le visage de Madison, qui ne peut qu'avoir de l'empathie pour son colocataire paumé. Elle a grandi dans cette ville et, qui plus est, sur les plateaux de tournage. S'il lui a fallu du temps pour réellement comprendre l'envers du décor - sa mère a peut-être bien des défauts, mais la protéger du pire pour qu'elle s'épanouisse dans le jeu n'en est pas un - la blonde a tout de même entendu et vu bien des choses, avant même d'entrer au lycée. Où elle n'a jamais été d'ailleurs, mais c'est une façon de parler. Et si elle ne s'est pas réellement intéressée aux complexités de son contrat et à l'importance de son syndicat avant le mouvement de grève, elle en saisissait tous les bienfaits. Et puis, elle apprend vite.

Aussi, quand Esteban manifeste son désarroi, Maddie se redresse, prend une nouvelle gorgée de vin, avant de poser son verre sur la table. Elle se tourne ensuite vers le jeune homme, se permettant de mettre une main sur son bras en signe de réconfort. « Tu n'es pas stupide, personne ne parle vraiment de SAG, de comment fonctionne les tournages, tout ça. Je veux dire, même en ayant grandi dedans, j'ai appris plein de trucs quand la grève a commencé, donc, vraiment, tu n'as pas à t'en faire. »

Elle sourit, essayant de trouver les mots justes pour poursuivre. « Ca te ferait sûrement du bien de voir Tristan et tu pourras l'emmener visiter un peu L.A. Vois-le comme ça, si tu bossais, tu n'aurais pas le temps de vraiment profiter avec lui. Et puis, comme je te disais l'autre jour, tu vas peut-être pouvoir signer un contrat intérimaire, plusieurs studios indépendants ont déjà accepté les conditions des syndicats et repris les tournages, ça sera peut-être ton cas aussi. Bon, c'est pas exactement pareil qu'une reprise totale et ça te permet pas de te projeter sur l'après, mais, une fois que ça sera résolu, tu vas intégrer une industrie bien plus respectueuse de ton temps et de ta personne. C'est pour la bonne cause! »

L'actrice rit un peu, pioche une carotte trempée de houmous et ajoute. « Et puis, si tu veux adopter un chat pour un peu de compagnie en attendant, moi j'ai rien contre! Mais j'ai jamais eu d'animaux, alors il faudra que tu t'en occupes. » Il paraît qu'ils ont brièvement eu un chien quand elle était petite, son père ayant saisi l'opportunité de sa naissance pour adopter une petite boule de poils. Mais ça n'a pas duré, sa mère ayant manqué de faire une crise de nerfs quand la bête a mangé une de ses paires de chaussures hors de prix. Madison a appris des années plus tard que le chien en question était devenu celui de ses cousins. Mais, ce dont on ne souvient pas ne nous manque pas et elle a ensuite passé trop de temps hors de chez elle pour imaginer adopter un nouvel animal. Mais un chat, ça semble raisonnable. Pas trois, par contre.

Mady a beau tenter de le rassurer, Esteban a eu mal à voir les choses de façon positive. Les pensées se bousculent dans sa tête,, sans la moindre cohésion et il a bien du mal à faire le tri dans toutes les émotions qui les accompagne. En résumé il se sent dispersé et étouffé par la situation qui ne fait que mettre en exergue toutes ses insécurités. Il ne souhaite pas ruiner le moment cela dit et malgré sa moue qui en dit long sur ses inquiétudes, il tente tant bien que mal de coller à l’état d’esprit de sa colocataire, qu’il a bien entendu peur d’agacer avec ses angoisses de fils à papa par dessus le marché.

- Tu as raison, c’est juste compliqué de relativiser pour l’instant

Esteban s’y résoudra avec le temps et un petit voyage à New York pour voir ses parents par exemple. Il a besoin de s’assurer que personne ne lui en veut d’avoir abandonné ses études prestigieuses pour une carrière bancale.

- Vu les allez-retours que je fais entre New York et ici, si on prend un animal il faudra qu’on s’en occupe à deux malheureusement !

Peut-être qu’ils devraient commencer avec un poisson rouge, même si Esteban les trouve déprimants à érer dans un bocal et tourner en rond.

Madison hoche la tête, compréhensive. Elle en a vu d'autres, des jeunes gens plein d'entrain et de talent, s'écraser contre la côté Pacifique, si vite qu'on a à peine le temps de retenir leur nom. Des étoiles filantes sur Hollywood Boulevard, au milieu des noms gravés dans la pierre et l'histoire - aussi superficielle soit-elle - de cette ville mirobolante. Toutefois, Esteban a un avantage sur toutes les filles du Midwest que la jeune actrice a pu battre en auditions ces dernières années. Il vient de New-York, l'autre mastodonte de ce pays, la rivale de la cité des anges, une ville qui elle aussi absorbe et recrache une tonne de rêves tous les ans. Alors, s'il s'empreint d'une certaine détermination et arrive à passer cette période difficile, elle pense qu'il peut y arriver. C'est d'ailleurs ce qu'elle tente de lui communiquer. « Tu vas voir, les négociations de la WGA sont en train de se terminer, favorablement et après ça sera notre tour. Et quand ça sera fini, ça repartira comme jamais, tu vas avoir plein d'opportunités. »

Il y a le petit détail qu'elle ne l'a pas vu jouer encore, mais elle suppose que s'il a été débauché jusqu'ici, il ne doit pas être trop mauvais. Et il est tellement beau et photogénique qu'il n'a même pas besoin de tant de talent que ça. C'est triste à dire mais c'est vrai, il lui suffit d'être décent et avec une gueule pareille, ça suffira à se démarquer des autres jolis garçons qui ne savent pas suivre des consignes ou regardent systématiquement droit dans la caméra. Mais en vivant avec lui, elle a pu observer que c'est un garçon sensible, émotif. Ca peut l'aider dans sa carrière, s'il arrive à canaliser ça en quelque chose de, si ce n'est productif, émouvant.

Elle se perd dans ses pensées et son verre de vin, quand la voix d'Esteban la ramène à la réalité. Elle rit un peu et réplique. « Mmh, c'est peut être pas le bon moment pour nous d'avoir un animal alors, on se contentera de cat-sitter pour les voisines ! » Saisissant le moment, elle ajoute, l'air innocent. « Tu repars à New-York quand? Je sais pas comment tu fais, ça doit être épuisant ces allers-retours ! Tu penses que tu vas t'installer ici définitivement, après la grève et tout ça? » Car s'il est sérieux dans sa poursuite du cinéma, ça risque d'être compliquée s'il est constamment dans les airs.