Il est à peine 7h du matin quand Abby jappe pour le prévenir de tourner. D’une caresse sur le haut du crâne, Isaie la fait taire alors qu’ils reprennent ensemble le footing. Abby a peur des poubelles, les grosses métalliques qui parfois, leur barre le passage. Isaie a tenté de lui faire comprendre qu’elle n’était plus en danger. Mais la thérapie canine a beau avoir servi pour la détendre, sa peur des poubelles et surtout du bruit sourd quand elles s’entrechoquent, Abby n’a pas réussi à passer au dessus.
Il fait un peu frais, il a du mettre un sweat à capuche pour éviter d’attraper la crève. Ça lui change de Los Angeles et de son soleil levant dans les rues à peine endormies. Ici, la brume est épaisse et Isaie sait parfaitement que dans quelques semaines, la neige rendra sa course matinale quelque peu complexe. Mais jusqu’à là, il peut continuer. Après, il ira à la salle de sport même si le sentiment de liberté ne sera pas le même.


Liberté (8ans, Kigali - Rwanda). Il sent que ce mot à une importance fondamentale dans la bouche de sa mère. Elle prend son temps pour articuler, décolle chaque syllabe en français pour que l’enfant comprenne bien ce que le mot signifie. Colette le regarde avec un large sourire. Elle aime passer du temps à lui apprendre de nouveaux mots en français.  Pourtant, ce mot, il a une signification particulière pour elle. Libre de choisir, de vivre, d’aimer, de décider pour elle. Colette a peut-être grandi au Rwanda, ça ne l’a pas empêché de rêver et de devenir la femme qu’elle voulait. Ça a été compliqué mais sa naissance dans une famille aisée de Kigali lui a donné l’accès aux études supérieurs. Ça lui a permis de voyager au-delà ce qu’elle avait imaginé. La liberté pour Colette, c'était celle de partir de chez elle.
Isaie articule le mot lentement, lettre par lettre pour mieux s'en rappeler la sonorité. Liberté. Le petit garçon doit comprendre ce mot pour se rappeler plus tard que lui aura aussi, pourra décider de l'utiliser. Mais surtout que jamais il ne devra choisir pour les autres ou la leur imposer. La liberté est personnelle, tout comme la définition qu’on en fait. 


Abby lui passe devant et manque de le faire tomber. Isaie ne s’énerve pas, souffle un peu et reprend son chemin. La doberman a encore beaucoup à apprendre et cette nouvelle ville ne va pas l’aider dans sa réappropriation de son espace vital. Avec Maggie, son ex-femme, ils l’ont adopté cinq ans auparavant. Ça semble long pour une éducation canine mais Abby n’a pas vécu la plus jolie des vies avant ça. Issue d’un trafic de chien de combats, la petite chienne avait à peine 8mois quand elle a été mis en face d’un mastiff. Isaie s’en souviendra toujours, de l’image d’elle, au sol, la gorge prise dans les mâchoires puissantes du chien de combat. Il leur fallait des preuves, ils avaient un indic qui filmait et photographiait les visages des responsables. Ça n’était pas l’affaire d’Isaie, lui était à la crim’ et les combats de chiens n’était pas dans ses prérogatives.  On lui a demandé de l’aide, il n’a pas su refuser. Et il a vu Abby. L’idée de laisser la petite chienne être euthanasié après le trafic démantelé et de ne pas tenter de soigner sa blessure, ça lui était impensable. Elle souffrait mais il y avait une chance. Alors Isaie a tenté et  comme à chaque fois qu'il faisait un choix, il avait bien parié.

Choix (22ans, Kigali - Rwanda). Caché dans le placard à balais de l’école, il n’ose pas bouger. Il sent pourtant tout son corps trembler et son coeur fait un tel ramdam que quelqu’un va surement l’entendre. Il a envie de pleurer mais aucune larme ne vient. Elles ne doivent pas couler, renifler pourrait lui coûter la vie. Mais la peur est si prenante qu'il n'arrive pas à se détendre. Isaie ne pleure pas mais l'angoisse lui fait mouiller son pantalon de pyjama.
Il reste immobile pendant de longues minutes, entend les cris dehors ainsi que les détonations d’armes automatiques. C’est  une mélodie qui s’appose sur son coeur comme une rythmique sanglante et délirante. À chaque nouvelle rafale, son myocarde explose. À chaque silence, il s’arrête, manque un battement. Et ça recommence, encore et encore jusqu’à la dernière note. Jusqu’à ce que son coeur choisisse de continuer malgré la mélodie arrêtée.

Il longe central Park n’y entre jamais. Isaie a besoin d’espace autour de lui et les arbres touffus du célèbre parc l’angoissent plus que ne l’apaisent. Abby veut y aller, surement pour le lac où elle aime se jeter mais le commissaire lui attrape le collier pour la mener sur la gauche et éviter l’entrée. La doberman jappe quelques secondes avant de continuer. Abby ne sait pas, ne peut comprendre. Mais à défaut de réaliser l’angoisse de son maitre, elle accepte de le suivre qu’importe sa préférence pour le parc et non pour les rues new-yorkaise. Abby a confiance.

Confiance (38ans, Los Angeles - États Unis). Il n’est pas sûr de lui mais ne le montre pas. Le menton bravache, les yeux hauts, son uniforme est impeccable. Il sait qu’il est le meilleur de son équipe, le plus efficace et que rien, même la couleur de sa peau ou ses origines ne peuvent expliquer qu’on le laisse au rang de lieutenant. Il voit bien les yeux clairs de son chef lire attentivement la lettre, hésite à lui demander ce qu’il y a d’écrit. Mais Isaie sait rester à sa place quand il le faut et ça n’est pas aujourd’hui qu’il fera une erreur de parcours.
Il sent quelques gouttes de sueur perler dans son dos, se dit qu’il aurait du mettre une autre t-shirt que celui-ci sous sa veste bleu pétrole mais il n’a pas eu le temp de faire une lessive. Les minutes passent, défilent trop lentement. Ça lui fait se mordre la lèvre comme quand il était enfant. Finalement, le sourire du commissaire en chef le fait se dérider un peu. Le rang de capitaine lui est accordé après quelques années dans la police de Los Angeles. Sa mère lui avait dit d’avoir confiance, que lorsque le talent est là et le comportement exemplaire, la couleur de peau ne prédomine pas dans les choix. Colette avait raison, à une exception près : Isaie s’est plus battu que ses collègues pour en arriver là.

Abby se met à courir pus vite, a reconnu leur rue où la balade se termine. Isaie est à bout de souffle, fini sur un sprint. Il sait parfaitement que ce n’est pas bon pour les muscles mais il lui arrive bien trop souvent de ne pas écouter les consignes d’autres professionnels. Un jour, il se fera un claquage et là, il ira pleurer sur l’épaule de son généraliste en prétextant qu’il ne voit pas ce qu’il a fait de mal. S’étirant quelques secondes, Abby le regarde faire, s’allonge sur le parvis du Oak Complex. Le commissaire lui jette quelques regards en coin. Elle ne dit rien, ne jappe pas, reste calme malgré les klaxons qui éveillent la rue. Maggie disait qu’Abby et lui se ressemblaient beaucoup dans leurs réactions. Isaie n'a jamais su comment prendre cette information. Mais plus il la regarde, allongée sur le béton, calme et à la fois aux aguets, plus il comprend ce que son ex-épouse voulait dire. Abby a peur, constamment, tous les jours mais elle ne se laisse pas contrôler par ses démons. Elle avance, elle court, elle jappe, elle grogne, elle mord parfois aussi mais jamais elle ne s'effondre.

D'un geste, il la fait se lever et ensemble, ils s'engouffrent dans l'immeuble résidentiel. C'est son premier jour comme commissaire du NYPD aujourd'hui et il s'est noté dans un coin de tête de ne pas prendre le t-shirt en coton qui le fait transpirer. Ça serait gênant, de commencer sa nouvelle carrière avec des auréoles sous les bras. Pour lui et pour les autres et Isaie, son image, il y tient.