Oscar est plus apaisé, sans doute, que ces dernières semaines. Meghan est installée sur son modeste canapé, dans son petit salon - c'est déjà un luxe d'avoir réussi à avoir un salon séparé de la chambre dans un appartement si petit et si adapté à son budget - et lui prépare des verres et des boissons sur un petit plateau. Il ne sait pas vraiment où va les mener cette relation qui se tisse peu à peu ; peut-être à rien. Peut-être qu'un jour elle découvrira qu'elle n'a pas besoin de lui, que le fantasme d'un père fort et qui assure ne trouve pas sa réalisation dans un personnage comme Oscar. Il n'en sait rien. Pour l'instant, en tout cas, elle semble apprécier sa compagnie, et il ne va pas s'en plaindre - au contraire, ça lui fait même plutôt du bien, à dire vrai.

Il apporte le plateau et le dépose sur sa table basse sans se départir de son sourire, enjambant le chat puis le canapé avec une grande aisance - celle d'un barman, sans doute.

- Alors, ce livre, tu l'as terminé au fait ? Tu vas le publier ?

Il a à peine le temps de poser ses fesses sur le canapé que voilà qu'on tambourine à sa porte. Il sursaute un peu et se relève.

- C'est bizarre.. Personne ne vient jamais.

Surtout pas pour tambouriner comme ça. Il s'excuse auprès de Meghan qu'il abandonne un instant pour aller ouvrir, et une tornade rousse se glisse à l'intérieur sans même attendre son consentement. Irene. Evidemment, ce léger incident devait se produire. Oscar savait qu'elle aurait vent tôt ou tard de leurs rendez-vous réguliers, et que l'idée ne lui plairait en aucun cas. Il prend une inspiration et soupire.

- Tu veux pas que je te débarrasse de ton manteau, avant...

Une tentative misérable pour calmer le jeu ; mais vu le caractère des deux femmes, il a peu d'espoir qu'elles restent calmes. D'ailleurs Irene semble déjà bien plus énervée qu'à son habitude.

C'est la deuxième fois en peu de temps que Meghan et Oscar profitent d'un moment privilégié. La jeune femme se sent de plus en plus à l'aise sur ce canapé en présence de cet homme qui partage son ADN à défaut de partager son nom, et auprès de ce chat. Elle se souvient du jour où elle a appris qui était réellement Oscar, de cette confrontation délicate dans cette pièce, et de cette décision prise par l'éditrice : rattraper un temps perdu, découvrir un père qu'elle ne savait si proche d'elle. Pour une fois cependant, Meghan ne se laisse pas trop emporter dans des désillusions nocives et elle ne se trouverait pas chez lui si l'intéressé ne l'avait pas invitée. Elle se sait envahissante et impulsive, comme peut l'attester l'échec actuel de sa vie sentimentale, mais il ne sera pas dit que Meghan Taylor a fait fuir sa seule chance de connaitre son père par un peu trop d'entrain.

Oscar revient avec un plateau et la jeune femme s'empresse de prendre un des verres pour se servir. La question qu'il lui pose lui réchauffe le coeur, il se souvient ! "Merci pour les boissons. Oui, on l'a envoyé chez l'imprimeur et les premiers tirages devraient bientôt être prêts, enfin bientôt dans ..." Quelqu'un l'interrompt cependant en tambourinant fortement contre la porte d'entrée, ce qui a le mérite de les faire sursauter tous les deux.

Et sa mère fait son entrée fracassante dans le petit appartement, vient faire exploser la petite bulle de bonheur de Meg qui soudain se fait toute petite. Sa mère et sa voix et son ton et sa présence ont toujours eu cet effet dévastateur sur la plus jeune des Taylor. "Si elle avait enlevé son manteau, son entrée n'aurait pas été aussi réussie. Bonjour maman, on va très bien merci, et toi ?" Répond-elle d'une voix agacée en levant les yeux au ciel, une moue boudeuse sur le visage. It is so not fair! Mais c'est tellement sa mère tout craché que Meghan n'aurait pas dû en être surprise. S'en veut-elle de se montrer aussi impertinente ? Peut-être un peu, toutefois en ce qui concerne la blonde, Irene Taylor n'a aucunement le droit de débarquer ainsi pour s’immiscer dans sa vie, alors tant pis.

Oscar lève les bras en signe de paix lorsqu’Irene l’envoie balader avec son manteau. Il se doutait qu’elle serait fâché, avait du mal à s’imaginer exactement à quel point elle le serait. Mais visiblement suffisamment pour entrer comme une tornade dans son appartement et vociférer sur les deux personnes responsables de ses tourments. Il recule un peu, sa meilleure amie lui ferait presque peur. Lui fait peur. Il n’en sait rien. En tout cas, Oscar se sent un peu coupable. A l’époque où il a accepté de venir en aide à Irene, il était établi qu’il n’aurait pas de relations particulières avec Meghan. Au mieux serait-il un ami de sa mère qu’elle serait amenée à croiser de temps en temps. Il sait qu’il est un peu égoïste de prétendre avoir une place maintenant qu’elle a grandi et que peut-être Irene lui en veut d’avoir dû tout gérer toute seule tout ce temps pour qu’il ne se pointe que maintenant. Mais en même temps, il serait sans doute resté à l’écart si Meghan n’avait pas réussi à l’identifier comme étant son père.

- Hey, je n’ai plus de 3310 depuis des années, je te remercie.

Il proteste et croise les bras, mais penche un peu la tête. Esteban lui a expliqué, quand ils étaient ensemble, à quoi servent les hashtags et où les mettre. Il imagine donc que Meghan a dû mettre une photo quelque part - avec le hashtag qui agace Irene. Il se sent un peu flatté, mais ne relève pas, évidemment, de peur d’effrayer son amie - et sa fille.

Meghan se renfonce un peu plus dans le canapé, ses bras croisés en une démarche aussi défensive qu’adolescente et la moue exagérément boudeuse. Elle aurait dû s’attendre à un esclandre de sa part, à voir débarquer sa mère telle une furie en plein dans sa vie pour y faire éclater son bonheur. Car, si la jeune femme a toujours admiré et chéri sa mère – pour ce qu’elle lui a apporté et pour les années à la soutenir – elle lui en veut toujours de lui avoir caché pendant aussi longtemps que ce père qu’elle recherchait était en réalité à portée de main et pas si anonyme que cela. Pourquoi donc maintenant en vouloir à sa fille d’essayer de se construire et de tisser des liens avec un homme dont elle avait toujours avidement voulu faire la connaissance.

Son visage se fige néanmoins quand sa mère évoque le hashtag, y voit un coup-bas malveillant pour la décrédibiliser aux yeux d’Oscar et ne reprend sa respiration qu’une fois venue la réponse de l’intéressé. S’il n’en fait pas mention au moins n’est-il pas révolté ou dégoûté par cette nouvelle. Meghan peut respirer et du même coup fusiller sa mère du regard. « D’une, il y a bien que toi pour faire toute une histoire d’un hastag, ça n’a pas l’air de le déranger. Et de deux, qu’est-ce que ça peut bien te faire ce que je poste sur mon compte et ce que je fais avec mon père ? » Les deux derniers mots sont bien appuyés sans doute par bravade parce que l’éditrice n’a jamais appelé ainsi Oscar et a même encore quelques difficultés à prononcer ce mot dans sa tête. Mais sa mère sait comment appuyer sur ses boutons et il semblerait qu’un switch « retour en phase d’adolescence » s’enclenche dès qu’elle se trouve dans la même pièce que sa mère ces derniers temps. Il lui faudra certainement évoquer ce désagréable changement avec sa thérapeute. Pour le moment, Meghan est bien décidée à ne pas se laisser faire, elle veut voir Oscar et elle le verra que sa mère le l’accepte ou non. « Si tu ne voulais pas que je passe du temps avec Oscar, il fallait me faire toute seule. »

Oscar ne pourrait pas se sentir plus mal à l'aise dans cette conversation. Il savait bien que le fait qu'ils se fréquentent tous les deux avec Meghan finirait par lui attirer les foudres d'une Irene mécontente et inquiète, ce qu'il comprend, mais en même temps, il ne voit pas comment agir autrement que ce qu'il fait depuis que la jeune femme a instauré cette prise de contact. Il apprécie sa compagnie, il apprécie les moments qu'il partage tous les deux, et s'il est vrai qu'il est sans doute un peu égoïste dans l'histoire, il pense aussi à ce qu'elle a traversé et à ce que peut lui apporter la présence d'un homme dans sa vie. Il laisse les filles parler, accuse le coup quand Irene lui crie dessus qu'elle se fiche pas mal de la marque de son téléphone, et se renferme un peu. Il n'a pas envie de se disputer avec sa meilleure amie - et avec son unique amie, en ce moment, pour être honnête. Quoi qu'Ezra fasse peut être partie de cette catégorie aussi, mais il n'est pas sûr que le professeur de théâtre accepte ce titre.

- Est-ce qu'on pourrait en parler sans crier ?

Il soupire un peu et glisse une main légèrement tremblante dans ses cheveux. Il n'a pas du tout envie de vivre ce drame maintenant. Tout ce à quoi il aspirait, lui, c'était une après-midi de tranquillité.

- On a discuté avec Meghan, elle sait comment les choses se sont passées. Je lui ai déjà dit qu'à l'époque je ne voulais que t'aider à être heureuse, que tu l'as toujours voulue et que tu es une mère brillante. Je ne prétends pas pouvoir combler des années d'absence, ni même me faire une place que personne ne voudrait me donner dans votre famille. Mais j'apprécie de passer du temps avec elle et elle aussi, alors quelle importance ? Ce n'est pas comme si j'allais partir. Je ne lui veux aucun mal.

Il soupire un peu, essayant de trouver les mots justes pour exprimer sa pensée convenablement, même si ce n'est pas simple. Les situations conflictuelles sont loin d'être son fort.

- Je n'ai jamais été là et je le reconnais. Mais aujourd'hui, je suis installé définitivement à New-York, pourquoi est-ce qu'on ne peut pas se voir ?

Il comprend qu'Irene ne soit pas emballée par l'idée parce qu'il aurait l'air d'être un ingrat, à arriver maintenant dans la vie de Meghan. Mais en même temps, est-il besoin d'être aussi dramatique ?

- Y'a pas de mal ?

Voilà. C’est fini. Elle aura eu le droit à quelques textos, un sympathique dîner et un presque après-midi tranquille avant que sa mère n’emporte ses perspectives de bonheur sur son passage. Meghan pourrait comprendre que cette tempétueuse entrée n’est que l’expression de l’inquiétude et de l’affection de sa mère. Pour l’instant cependant, la fille ne voit qu’une tentative de la séparer d’Oscar, ne se sent que rabaisser au statut de gamine incapable de faire ses choix – aussi mauvais soient-ils. C’est insupportable, et effrayant. Il est évident qu’après un tel discours, Oscar va disparaître, pouf, envolé le père alors qu’elle venait tout juste de le rencontrer. En écoutant les propos révoltants d’Irène, l’éditrice se lève d’instinct, les bras toujours croisés et le visage blanc, hésitant entre la colère et le désespoir. Shut up, shut up, shut up. Ses yeux passent de l’un à l’autre, sans savoir que dire, en craignant le pire. Meghan s’apprête à répondre, à hausser le ton un peu plus pour qu’enfin sa mère l’écoute, pour qu’enfin elle la comprenne. Mais Oscar la devance, calme (sans doute cache-t-il un peu de sa peur, car Irène sait se montrer effrayante quand elle le souhaite, quand il le faut), et explique la situation comme elle ne pourrait le faire pour ensuite poser une question qui rassure quelque peu la jeune Taylor.

Meghan passe une main tremblante dans ses cheveux, voudrait s’approcher d’Oscar, le soutenir, mais ce n’est sans doute pas the best move right now. Faire front uni ne ferait qu’accentuer la colère d’Irène et l’éditrice reste persuadée que sa mère pourrait avoir le dernier mot dans cette désagréable confrontation. « Mom. Est-ce que tu remarques seulement tout ce que je fais pour changer, pour m’améliorer, pour vivre une vie meilleure où je n’effraierai pas mes proches ni moi-même au passage ? Je fais tout ce que je peux, mais j’ai besoin que tu me fasses confiance. » Elle s’approche d’un pas, sa voix hésitante prend des intonations plaintives. Si Oscar ne l’avait pas rassurée, sa participation aurait été bien plus explosive c’est certain. « Et me faire confiance c’est accepter que je vais faire des choix qui ne te plairont pas et que j’en ai le droit. C’est accepter que je rencontre mon géniteur comme tu l'appelles, c’est accepter que je me plante parfois, mais avoir assez confiance pour ne pas douter que je me relèverais, everytime. » Sa voix se fait plus assurée à mesure qu’elle parle ouvertement. « C’est toi qui te fais des idées en pensant que tout doit se passer comme tu l’entends. Je ne suis pas toi. Et crois le ou non mais on sait ce qu'on fait. » Hausse un peu le menton, apparemment si Meghan peut prendre sur elle, elle ne peut s’empêcher d’envoyer quelques piques au passage. Les habitudes ont la vie dure.

Il n’a pas vraiment l’impression d’être à sa place, Oscar, entre les deux femmes. Elles parlent chacune leur tour, et Irene prend la parole presque comme s’il n’était pas là, suggérant qu’il puisse de nouveau quitter la ville. Elle le connaissait bien, ce jeune adulte qu’il était, errant entre les hommes et les castings, mais elle a oublié à quel point il était résigné désormais. Il n’a plus l’âge de courir partout, de parcourir le monde à la recherche d’un rôle ou d’une opportunité. Il est fatigué, plus vieux. Et il a le coeur brisé, aussi, de cette relation qui vient de se terminer avec Esteban. Il a enfin trouvé un appartement, un peu d’équilibre, des projets, un groupe de théâtre. Ce n’est pas pour tout foutre en l’air comme on claque des doigts. Mais il comprend qu’Irene ne le croit pas - qui le ferait, à sa place ? Même lui ne se fait pas confiance. La seule chose qu’il sait, c’est qu’il n’a plus la force de partir.

- Je...

Irene lui coupe la parole, agacée, et s’adresse à Meghan. Pleine de reproches qu’Oscar analyse très bien comme signes d’une vive inquiétude protectrice ; mais il ignore si Meghan le vivra de la même manière. Elle risque d’en être un peu heurtée. Quand son amie décide de s’en aller, Oscar la regarde partir avec des yeux tristes. La porte claque, et il demeure silencieux quelques instants, n’osant relever les yeux vers Meghan. Il a un peu honte, un peu honte de son passé qui vient d’être déballé comme ça, devant une jeune femme, honte d’être celui qui a la réputation de suivre les jeunes hommes là où ils vont. Ca le fait se sentir illégitime ; presque malsain. Il s’éclaire la voix en toussant un peu, une fois qu’Irene et loin, et prend une profonde inspiration avant de reprendre la parole, puisqu’il imagine bien volontiers que c’est à son tour de le faire.

- Je n’ai jamais déménagé pour un homme...

Il secoue la tête. Les mots ne sortent pas comme il le souhaiterait.

- Je n’ai pas envie de te faire croire que ta mère a raconté des salades. J’ai beaucoup bougé, quand j’étais plus jeune, et même quand j’étais vieux. Je voulais être acteur, j’ai déménagé au fil des castings et des gens que je rencontrais. Ma vie sentimentale est un désastre d’instabilité. Dire que je suis la personne la plus sure au monde serait un mensonge, sans doute ta mère a-t-elle dû estimer qu’elle ne pouvait pas vraiment compter sur moi. Mais j’en ai marre. Marre de bouger, de n’être jamais nulle part chez moi, marre de n’avoir rien construit de ma vie. Je vais rester à New-York. J’ai des projets ici, maintenant, même si ces projets sont loin de ce que je voulais, même s’ils semblent nuls. Je n’ai aucune exigence, je veux juste prendre la place que tu voudras bien me donner dans ta vie, et en échange, je te promets que je vais rester ici. Et je ne suis peut-être pas une figure paternelle idéale, d’ailleurs je suis sans doute loin d’être un homme bien, mais je tiens mes promesses. Comme quand j’ai promis à ta mère de l’aider à réaliser son rêve. C’est juste que moi, je n’ai jamais réussi à réaliser le mien. J’essaye d’en trouver d’autres, maintenant. Des plus petits... à ma taille.

Il n’a pas le souvenir de s’être autant ouvert avec qui que ce soit sur son retour. Elle en prendra ce qu’elle en veut, mais Oscar est un homme de parole. Si sa vie doit se terminer à New-York pour qu’il s’entoure enfin de quelques personnes, c’est ce qu’il fera - il s’est résigné, de toute façon, avec le temps. Il ne sera jamais acteur ; à quoi bon courir les routes. Ici, il a quelques amis, un cours de théâtre qu’il apprécie. Et maintenant, Meghan.