Semper Fi

Le matin même.

– Est-ce que je peux avoir du café ?
– Bien essayé mais toujours pas, non Stan.

L’adolescent prend place, résigné, autour de la table de la cuisine avant d’attraper le verre que j’ai mis à sa disposition pour qu’il puisse se servir en  jus d’orange. Jusque là assise à cette même table, je me lève et viens déposer un baiser sur la tempe droite du jeune homme qui grogne. Un ado comme les autres de bon matin.

– Bonjour à toi aussi, Stan.
– ‘jour, finit-il par me répondre.
– Bien dormi ?
– Mieux qu’à la maison, en tous les cas.
– Rose ne fait toujours pas ses nuits ?
– C’est compliqué.

Je fronce les sourcils et comprends vite que je vais devoir tirer les vers du nez à l’adolescent alors même qu’il n’est pas encore huit heures du matin. Je m’engage sur un chemin tortueux.
Aleks fait son apparition dans la cuisine, m’embrasse sur le sommet du crâne avant de saluer Stan. Je ne voudrais pas trop m’avancer mais je crois que ces deux-là commencent à s’apprécier.

Ce n’est qu’après un fond de café dûment négocié par l’ado que je finis par obtenir quelques informations sur le pourquoi du comment il m’a demandé de dormir ici hier soir. Les choses sont compliquées à la maison et il avait besoin d’une nuit loin du stress et de, je cite, l’atmosphère pesante.

N  |  Y

Quand j’ai envoyé un SMS à William lui demandant de me rejoindre pour le déjeuner dans l’un des diners dans lesquels nous avions l’habitude de déjeuner dans le Financial District, l’homme a dû vite comprendre que j’avais quelque chose à lui dire. Quelque chose d'important.

N  |  Y

Il est midi passé quand nous nous retrouvons tous les deux autour d’une table placée en retrait des autres. Voilà plusieurs minutes que nous nous sommes salués et installés mais depuis...plus un mot. L’incident chez Alice et mes révélations ont laissé des marques, j’en ai parfaitement conscience. Les choses ne pourront plus jamais être comme elles étaient par le passé.

– Stan m’a dit que les choses étaient...compliquées chez vous.

Je n’ai jamais été très douée pour désamorcer des situations tendues.

Spoiler:

Semper Fi

- Will, je peux dormir chez Sol ce soir ?
- Pourquoi tu veux dormir chez Solveig ?
- Comme ça, parce que ça fait longtemps !
- Et bien demande lui.
- C’est bon, c’est déjà fait, elle est d’accord.

J’arquais un sourcil et soupirais alors que Stan retournait dans sa chambre au pas de course pour préparer un sac, en plus de ses affaires de l’école. Je me doutais de la raison qui poussait l’adolescent à aller dormir chez mon ex-compagne. Et je ne pouvais pas vraiment lui reprocher. La situation était compliquée depuis de nombreuses semaines. En somme, depuis que Morgana s’était faite violemment agresser lorsque nous nous trouvions sur le terrain et que nous ayons croisé la route de trois terroristes que nous tentions d’arrêter avec l’aide du FBI. Depuis, Morgana avait dû entreprendre une grande phase de rééducation pour retrouver l’usage de ses jambes, mais devait également faire face à un traumatisme psychique qui, pour le moment, remettait même en cause son désir de reprendre le travail au NYPD.

Forcément, gérer cinq enfants, dont deux adolescents et un nouveau-né de six mois, dans de telles circonstances, et les séances quotidiennes de kinésithérapie qui mettaient Morgana dans une colère noire à chaque fois qu’elle se rendait compte que ses progrès n’allaient pas aussi vite qu’elle le souhaitait, les tensions dans la maison étaient palpables. J’étais particulièrement éreinté et moi-même sur les nerfs, faisant face à de nombreuses émotions que je gardais pour moi comme j’avais tant l’habitude de le faire. Alors je tentais de faire preuve d’un calme olympien et d’une grande patience, ce qui n’était pas toujours simple. Mais je trouvais que je ne m’en sortais pas trop mal, même si je n’ai jamais eu autant envie de courir pour me dépenser et évacuer toute la colère que je pouvais contenir. Une colère qui ne s’était malheureusement pas amenuit avec les nouvelles que le monde entier avait pu apprendre sur l’Afghanistan. Jamais je n’ai eu à ce point le sentiment d’avoir passé toutes ses années là-bas, à survivre avec bien d’autres, pour rien. Une pilule qui ne passait définitivement pas. Mais ça aussi, je le gardais pour moi. Parce que la priorité, c’était les enfants et l’état de Morgana.

- Je te dépose ?
- Non merci ! Je vais prendre le bus. Je vais en profiter pour voir un ami.
- Ok, tu m’envoies un message s’il te plaît.
- C’est noté !

Un fin sourire se dessina sur mes lèvres en observant Stan, cet adolescent qui pouvait se montrer à la fois si bougon et si jovial. Je l’attirais contre moi pour l’embrasser, sachant qu’il détestait ça, et murmurais un « Je t’aime. » qui le fit grogner et se débattre, uniquement pour garder une contenance. « Sale gosse. », lui lançais-je avec amusement. Stan m’adressa un clin d’œil et son plus beau sourire, avant de sortir.

***

Lorsque j’ai reçu un message de Solveig le lendemain, me demandant de déjeuner avec elle, je pensais qu’elle avait quelque chose à me dire par rapport à Stan. Et si j’acceptais, c’est parce que j’étais seul à la maison. Morgana passait des examens toute journée à l’hôpital, Rose se trouvait chez sa grand-mère et les autres enfants étaient à l’école.

Quand je mis les pieds dans ce diner du Financial District, endroit que nous avions souvent fréquenté lorsque nous étions en couple, je me demandais pourquoi elle avait tenu à cet établissement. Bien évidemment, je ne fis aucun commentaire à ce sujet, me contentant de la retrouver et de la saluer. Cela faisait un certain temps que je ne l’avais pas revue. Oui, l’été était passé depuis notre dernière discussion. Mais elle semblait aller très bien. Mieux que moi avec ma barbe mal rasée et mes cernes. Quand elle prit la parole, j’arquais un sourcil comme j’avais tant l’habitude de le faire.

– C’est pour ça que tu voulais me voir ? Tu te fais du soucis ?, lui demandais-je avec un brin d’arrogance qui, cependant, ne laissant paraitre aucune méchanceté. Cependant, le fait que Stan lui ait confié les difficultés que nous pouvions rencontrer à la maison ne faisait que confirmer les raisons pour lesquelles il avait tant souhaité dormir chez Solveig. Je ne lui reprocherais jamais de se confier à mon ex-compagne, même si j’aurais aimé ne pas avoir à justifier cette situation. C’est étrange, comme si on partageait la garde de notre enfant et que ce dernier expliquait les difficultés rencontrées chez l’autre parent, au premier.

- Ne t’inquiète pas, ça va s’arranger. Ça prend juste un peu de temps.

Et effectivement, Morgana faisait de nombreux progrès, même si la route resterait longue et sinueuse.

Semper Fi

– Disons que je sais re-

Je ne termine pas ma phrase, interrompue par l’arrivée de nos deux assiettes, un burger accompagné de frites pour lui et une salade césar pour moi. Je souris la jeune femme qui nous sert avant de la regarder repartir s’occuper d’autres personnes que nous. Mon attention se recentre sur l’homme face à moi qui regarde son assiette avec étonnement.

– Je connais tes goûts. Mange. C’est moi qui invite.

Plus je le regarde, plus je vois les signes évidents d’une fatigue bien trop présente chez Will et cela ne me rassure pas. Je sais qu’il est capable de gérer des situations particulièrement difficiles, pour ne pas dire pénibles mais là… Oui, j’admets volontiers que là, cette fois, j’ai un doute sur sa capacité à gérer les choses.

– C’est Fox qui m’a parlé de l’intervention. Stan n’a rien dit. J’ai bien vu dans son regard qu’il ne voulait pas vous trahir ou que sais-je, Dieu sait ce qu’il se trame dans l’esprit d’un ado de nos jours. Je suis désolée pour Morgana.

Nul doute que la jeune femme se relèvera (littéralement) mais il faudra du temps. Je suis simplement soulagée de savoir que Will comme elle n’ont pas péri dans ce qui aurait pu être un carnage encore plus important que ce qu’il aura déjà été.

– Will, je… Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais je veux que tu saches qu’on est là, Aleks et moi. Alors si on peut faire quoique ce soit…

Quand j'ai appris ce qu'il s'était passé, je n'ai pas osé appeler Will pour mille et une raisons qu'il comprendrait sans doute mais la plus importante étant qu'après mon esclandre de cet été chez Alice et Mark, je ne sais plus trop où est ma place dans la vie de Will. Je me demande même si j'en ai encore une et si je la mérite seulement.

Je n’ai pas peur de parler au nom d’Aleks parce que je sais qu’il sera d’accord avec moi à ce sujet. De toute façon, sur certaines choses, je crains que ce pauvre homme n’ait plus tellement le choix puisqu’il m’a épousé. Voilà un sujet qu’il me faudra aussi aborder. Et dire que c’était le but de ce déjeuner…

Semper Fi

Solveig n’a pas le temps d’achever sa phrase que nos assiettes arrivent déjà. Je fronce les sourcils, surpris, car nous n’avons pas encore commandé. Mais, comme bien souvent, l’italienne arrive avant moi. Et ce, même si elle sait que la ponctualité n’a jamais été une qualité chez moi. Je fais des efforts, vraiment. Et malgré ça… Quoi qu’il en soit, Solveig avait visiblement jugé bon de commander en avance pour nous, avant que l’établissement ne soit pris d’assaut par de nombreux newyorkais et que le service soit trop long. Je posais mes yeux bleus sur la jeune femme, après avoir observé mon burger accompagné de frites.

- Tu sais que je mange d’autres choses que des burgers ?, lui demandais-je avec un brin d’amusement. Non pas qu’elle se trompait. Ce genre de plat me fera toujours plaisir. Mais aussi étonnant que cela puisse lui paraitre, je mangeais de manière beaucoup plus équilibrée – notamment depuis que j’avais cinq enfants à la maison, et prenais plaisir à cuisiner même si, en temps normal, Stan s’en chargeait. Ce gamin avait un don pour faire la cuisine. Il s’y amusait, testait des choses et régalait toute la famille. Oui, finalement, c’est lui qui m’apprenait beaucoup à ce niveau-là. Alors je me demandais ce qu’il ferait plus tard et espérais qu’il pourrait vivre de l’une de ses deux passions : la cuisine, ou bien la danse.

Mais je chasse bien vite ces pensées de mon esprit, tandis que Solveig revient dans le vif du sujet. Elle me parle de Fox et une fois de plus, j’arque un sourcil. Visiblement, elle en sait bien plus que ce que je pouvais imaginer, ce qui m’étonne. Oui, cette affaire a pu être médiatisée. Ce jour-là, j’ai descendu un homme – ce qui n’était pas arrivé depuis ma carrière militaire. Ce jour-là, le NYPD et le FBI se sont alliés pour déjouer un attentat qui aurait eu lieu quelques heures plus tard. Alors oui, les médias s’étaient emparés de cette affaire, expliquant que des agents avaient été blessés, dont un grièvement, qui n’était autre que Morgana bien que son nom n’eût pas été prononcé, par confidentialité.

Solveig enchaina sur le fait qu’elle était là, et Aleksej aussi. Depuis quelques temps, il est vrai que le danois et moi avions mis nos ressentiments de côté pour apprendre davantage à nous connaitre. Et finalement, nous ne pouvions nier – sans l’avouer toutefois, que nous nous appréciions. Or, je ne comprenais pas où voulait en venir Solveig. Elle disait être là et pourtant, malgré l’information, elle n’avait pas cherché à me joindre. Je ne lui en voulais d’ailleurs pas. Je n’avais pas nécessairement besoin qu’on s’apitoie sur notre sort.

- Si tu es au courant de tout, pourquoi tu n’as pas appelé ?, lui demandais-je par simple curiosité, sans pouvoir vraiment retenir cette question. Depuis cet évènement, j’avais pris un long congé pour pouvoir être auprès de Morgana et des enfants, ce que le NYPD m’avait accordé sans difficulté, en vue de la situation. Et à côté de cela, il y avait le FBI qui avait souhaité me rencontrer pour me proposer un poste en vue de mon intervention, ce que j’avais refusé car cela impliquait beaucoup trop de responsabilités, de contraintes et de dangers.

- Enfin, ce n’est pas très important. Et toi, comment tu te portes ? Tu as l’air d’aller bien.

Semper Fi

Je pourrais saisir la perche qu’il me tend et ne pas répondre à sa question mais cela ne serait pas juste. William a raison de vouloir comprendre la raison de mon silence et je crois que je lui dois des explications. Non pas que j’ai particulièrement envie de les donner mais je pense que ce n’est pas une question de choix à l’heure actuelle et ce, même s’il me laisse la possibilité d’en faire un.

– Aussi ridicule que cela puisse sembler… J’avais peur. Je ne voulais pas m’imposer dans une situation qui ne m’appartenait pas.

Quelque chose me dit que William ne s’attend pas à un tel élan d’humilité de ma part. Je ne suis pas quelqu’un de très humble et même si je n’en suis pas très fière, je ne peux pas pour autant le nier.

– Je pensais que Morgana et toi n’aviez pas vraiment besoin de l’ex un peu cinglée dans les parages.

Et me revoilà, essayant d’ajouter une note d’humour à mon aveu. William me connaît suffisamment bien pour savoir que je n’ai pas dit cela en l’air. Je cherche naïvement à désamorcer la situation – quelle qu’elle soit – pour ne pas tomber dans le pathos. Les gens tendent à souvent faire cela et je n’aime pas faire partie de cette équipe-là.

– Mais pour répondre à ton autre question, je vais bien.

Il y a encore du chemin à parcourir mais en prenant un jour après l’autre et en acceptant l’aide qui m’est proposée, je sais que les choses finiront par s’emboîter comme elles doivent. Le temps fera son oeuvre.

Semper Fi

J’arque un sourcil en l’entendant expliqué les raisons qui l’on poussé à ne pas prendre de nos nouvelles. D’une part parce que je trouvais stupide qu’elle ait pensé qu’elle s’imposerait, et d’autre part du fait qu’elle se considérait comme « l’ex cinglée ». Je l’observais avec un brin d’exaspération, qui ne montrait pourtant aucun signe d’agacement de ma part. Finalement, un sourire amusé se dessina sur mes lèvres. Oui, comme quoi, les choses peuvent changer. L’attitude de Solveig m’a souvent énervé. Aujourd’hui, elle m’amuse.

- Tout d’abord, un message n’est pas ce que j’appellerais un acte… oppressant, envahissant ou imposant. Ensuite…

Je me pince les lèvres sans la quitter des yeux, les sourcils légèrement froncés, pour tenter de garder un minimum de sérieux. « Je pense qu’entre nous deux, le plus cinglé, c’est moi. Désolé, mais tu ne m’arrives pas à la cheville. J’ai beaucoup trop d’années d’expérience pour que tu me rattrapes. » Et c’est vrai. N’importe qui pourra le confirmer. Alors oui, Solveig a un certain niveau, pour ce qui est d’être cinglée, mais… non, elle n’est pas encore aussi folle que moi.

Quoi qu’il en soit, il était inutile de continuer sur ce sujet. Je ne lui en voulais pas de ne pas avoir tenté de prendre des nouvelles, malgré le fait qu’elle ait su ce qu’il nous était arrivé. Finalement, tout cela m’importait peu. Si notre relation semblait bien se porter, Solveig n’avait plus de compte à me rendre, et moi non plus. Disons que j’avais uniquement fait preuve d’une certaine curiosité à ce sujet-là.

- Tu as pu reparler avec Alice ?, osais-je lui demander. Si cela faisait plusieurs mois que les deux meilleures amies s’étaient disputés, je me demandais si elles avaient crevé l’abcès, ou bien si elles continuaient de s’ignorer. Disons qu’avec tout ce qu’il s’était passé dans ma vie, ces derniers temps, je n’avais pas vraiment cherché à poser la question à Alice. Mes yeux se portèrent machinalement sur le plat de Solveig, puis sur sa main gauche qui arborait à l’annulaire une bague. Je ne pus cacher difficilement ma surprise, ce qui n’échappa pas à l’italienne. « Oh, félicitations. » J’esquissais un fin sourire sincère, bien que la surprise était de taille. Je savais que Solveig était fiancée (tout le monde le savait). En revanche, je ne m’étais pas attendu à ce qu’Aleksej et elle se marient aussi rapidement, probablement en comité (très ?) réduit.

Semper Fi

Impossible de ne pas sourire quand j’entends William me dire qu’entre nous deux, c’est lui qui est le plus cinglé. Il n’a peut-être pas tort, pour être honnête, je ne sais plus trop. J’en ai tellement fait ces dernières années que… bref. J’imagine qu’il n’est pas forcément nécessaire de revenir sur toutes mes frasques depuis 2019. Ceux qui m’entourent les connaissent déjà bien assez comme cela.

Je suis sur le point de m’excuser encore une fois parce que j’aurai effectivement dû envoyer un message après ce qu’il leur est arrivé à Morgana et lui mais William me prend de court en me demandant si j’ai reparlé avec Alice. Il est vrai qu’aux dernières nouvelles, elle et moi nous étions en froid. A cause de moi. A cause de mon incapacité à faire semblant.

– Elle- Je-

Là encore, je n’aurai pas le temps de m’expliquer parce que Will aperçoit mon alliance.

– Merde, dis-je en soupirant.

Je ne voulais pas qu’il l’apprenne comme ça. J’aurai dû la retirer et lui dire d’abord. Ou pas. Je ne sais plus trop. Je rougis, clairement gênée de la tournure que viennent de prendre les événements.

– Merci… On a- Ma mère s’en est mêlée et Aleks et moi on a décidé de faire les choses à notre manière avant qu'elle prenne les devants sur tout. Tu sais comment elle est.  

Malheureusement oui, William ne le sait que trop bien.

Semper Fi

Solveig a l’air complètement gênée à l’idée que j’ai pu apercevoir l’alliance à son doigt. Et je me demande bien pourquoi. Après tout, elle n’avait pas de compte à me rendre et puis… j’étais au courant de leurs fiançailles. Le mariage était donc la suite logique des choses. Ou bien était-elle surprise que j’aie pu la remarquer ? Probablement pas. Solveig le sait : je vois beaucoup trop de détails, malgré moi. Une qualité pour être un bon flic. Un défaut dans la vie quotidienne, car on peut difficilement me cacher quelque chose. Quoi qu’il en soit, je tente un sourire rassurant, pour lui faire comprendre qu’il n’y a aucun problème, vraiment.

Bien évidemment, la situation reste assez étrange. Avoir ce genre de sujet de conversation avec la personne avec qui on aurait dû se marier, c’est toujours assez perturbant. Mais nous sommes tous les deux passés à autre chose, ce qui simplifiait la situation. Bien évidemment, je ne m’étais pas attendu à être invité à ce mariage en grandes pompes. J’aurais bien sûr refusé mais de toute façon, Solveig et Aleks n’auraient pas souhaité me voir parmi les convives, question de logique et ce, même si nos relations sont bien plus cordiales désormais. Non, ce qui m’étonne, c’est que ce mariage ait eu lieu aussi rapidement. Je me doutais qu’il avait été fait en petit comité, voir sans réel comité. Sinon, je l’aurais su, quelque part malgré moi.

Alors, quand Solveig m’explique qu’ils ont décidé de prendre les devants avant que la Mère-Impératrice Lazzari y mette son grain de sel, j’arque un sourcil. Le « Tu sais comment elle est » de l’italienne me ferait presque rire.

- Non, je ne sais pas vraiment comment elle aurait pu agir. Disons que quand je l’ai connu, elle a mis tout en œuvre pour que notre mariage n’ait pas lieu. Alors j’ai un peu de mal à l’imaginer être excitée à l’idée d’unir sa fille à un homme.

Je me pince les lèvres pour ne pas esquisser un sourire un peu gêné malgré tout. « Mais d’un autre côté, j’imagine qu’un mari comme Aleksej, pour sa fille doit bien plus lui convenir. » Je prononce ses mots sans amertume. Je ne pourrais pas éternellement haïr la mère de Solveig. Je préfère me contenter d’avoir une profonde ignorance pour cette personne. Et si j’ai longtemps été jaloux de ce que pouvait représenter Aleksej pour les Lazzari, me rappelant que pour eux, je n’avais été qu’une mauvaise herbe indigne de leur fille, aujourd’hui, je m’en fichais. Je tenais désormais le danois en estime, je savais qu’il rendait heureux Solveig, et puis le plus important, je m’étais rendu compte que lorsque l’italienne et moi nous étions donnés une seconde chance, j’étais resté amoureux de la femme que j’avais rencontré, quinze ans plus tôt, et qu’on ne pouvait définitivement pas rester amoureux d’un souvenir.

- Bref, ne sois pas gênée. Je suis content pour vous deux, vraiment.

Semper Fi

Je n’aurai pas dû parler de ma mère, c’était une erreur et je m’en rends compte...trop tard. Elle a effectivement fichu notre couple en l’air à l’époque (à l’aide de mon père) et je comprends bien qu’aux yeux de William, il n’y a que cette pensée qui reste. Je ne peux pas lui en vouloir, bien au contraire. Moi-même, je ne fais plus confiance à ma mère, c’est dire.

Quand j’entends Will me dire qu’il est content pour Aleks et moi, je sais qu’il est sincère. Cet homme-là ne fait pas dans les faux-semblants, il déteste ça. S’il avait un problème avec mon union civile, il me l’aurait très vite fait savoir.

– Assez parlé de ça. J'aimerais que tu me dises comment tu vas vraiment, Will. Comment vous allez...

J’ai fait l’erreur de ne pas prendre de nouvelles plus tôt et bien que je ne puisse pas changer ça, j’ai envie de prouver à l’homme assis face à moi qu’il peut me parler, qu’il peut se confier s’il en ressent le besoin. Même si mon statut “d’ex-compagne” peut paraître gênant, j’estime que Will et moi nous connaissons suffisamment pour savoir qu’on peut encore tout se dire - même les choses qui fâchent. Nous l’avons assez prouvé au cours de ces derniers mois.

– Le fait que Stan veuille dormir à la maison ne me dérange pas le moins du monde et tu le sais pertinemment. Mais je ne peux pas m’empêcher de m’inquiéter.

Stan est une tête brûlée, ce n’est un secret pour personne mais le fait qu’il vienne se réfugier à l’appartement pour, je cite, avoir une soirée et une nuit de calme… Je ne peux malheureusement pas dire que ça me rassure énormément.

Semper Fi

D’elle-même, Solveig met fin au sujet de conversation concernant son union avec le danois. Et je ne compte pas vraiment insister, car bien que je sois content pour eux, je ne vais pas jouer la groupie non plus, question de logique. Entre exs, certains sujets peuvent être abordé, à titre informatif, sans qu’il ne soit nécessaire d’entrer dans les détails. Je ne vais, par exemple, pas lui expliquer comment peuvent se passer mes soirées en tête à tête avec Morgana. Ça s’appelle, tout simplement, le respect.

Alors elle décide de revenir à la charge, concernant la façon dont je vais. Ou plutôt, comment nous allons, avec ma compagne. J’ai toujours été relativement taiseux, sur tout ce que je peux ressentir. La plupart du temps, mon visage s’exprime mieux que mes paroles. Et, comme pour donner du poids à cette conversation, elle me parle de Stan. J’arque un sourcil. Je reconnais parfaitement là l’avocate qui commence à donner des arguments valables pour obliger une personne à parler. Alors je me résigne, en partie, car je sais qu’elle ne va pas me lâcher si je coupe court à cette discussion.

- Je pense surtout que ce qui pousse Stan à fuir, c’est qu’il n’a pas le sentiment d’avoir sa place, dans toute cette histoire. Ce n’était pourtant pas faute de multiplier les conversations avec l’adolescent. « Ce qui a pu arriver à Morgana a perturbé les enfants. Stan aussi est affecté par tout ça. Seulement, il a l’impression de ne pas pouvoir exprimer quoi que ce soit, d’être moins légitime de ressentir de la tristesse, parce que Morgana n’est pas sa mère à lui. » L’adolescence et ce besoin d’identité. Stan se sent bien chez nous. J’en mettrais ma main à couper. Il a enfin trouvé un foyer qu’il sait solide et aimant. Mais il garde en tête que contrairement à Angela, Gabriel, Saeed ou Rose, il n’a pas de lien du sang avec l’un de nous, ce qui le renvoie sans cesse au fait qu’il n’ait plus ses parents à lui.

Morgana et moi ne savions pas vraiment comment faire pour lui faire comprendre qu’il avait autant sa place que les autres, que les liens du sang n’étaient finalement pas importants. Il savait déjà que je déplacerais autant de montagnes pour lui que pour les autres, y compris pour les enfants de Morgana qui n’étaient pas les miens. Alors nous discutions régulièrement de cela avec lui. On nous répétait que cette phase devait tout simplement passer. Certainement. « Stan reste un taiseux. Il déteste exprimer ce qu’il ressent. Mais je ne t’apprends rien. »

Semper Fi

Effectivement, il ne m’apprend rien en me disant que Stan n’est pas du genre très causant quand il s’agit de dire ce qu’il ressent. Si ça, ce n’est pas un point commun qu’il a avec William, je ne sais pas ce que c’est. Peut-être que c’est un truc d’homme et que je ne m’en suis jamais rendue compte, qui sait ? Après tout, Aleks non plus n’aime pas trop parler de ce qu’il ressent… Il faudrait que je commence à me rencarder sur le sujet de manière un peu plus sérieuse.

– Le fait est- Écoute, Stan que tu l’aimes et il sait aussi qu’il a un foyer dorénavant.

Je le sais parce que le petit me l’a dit, je n’invente rien. Il sait que Will et Morgana feront tout pour lui. Mais souvent, savoir les choses ne suffit pas. En particulier en période d’adolescence. Stan passe son temps à tout remettre en question et même si, d’un point de vue adulte, cela peut rendre fou, il faut se mettre à sa place un instant pour comprendre que nous sommes tous passés par là avant lui.

– C’est un ado et comme tous les ados, il copie les comportements environnants. Tu vois où je veux en venir ?

Oh, je sais qu’il sait et je sais aussi que Will ne va pas du tout apprécier la suite de cette conversation. Malheureusement, parfois dans la vie nous sommes obligés d’entendre de dures vérités, je suis bien placée pour le savoir.

– S’il sent que toi et Morgana êtes perdus...il le sera tout autant, voire plus. Et ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit : vous avez le droit d’être paumés, c’est normal vu ce qu’il s’est passé et vu les répercussions que ça a en ce moment…

Semper Fi

Pourquoi je sens que la suite de cette conversation ne va pas me plaire ? Que Solveig veuille parler de Stan et exprimer ses craintes, je peux l’entendre, car je sais qu’elle aime cet adolescent. Je n’étais cependant pas certain que jouer les pseudo-psys pour tenter de me faire comprendre que finalement, j’étais le problème de son comportement actuel, soit la meilleure des idées, surtout venant d’elle. Mais avant qu’elle ne s’aventure un peu plus sur ce terrain miné, je croise son regard. Solveig et moi avons toujours eu la faculté de savoir ce que l’autre pense, d’un simple coup d’œil, sans qu’un seul mot ne soit nécessaire. Ainsi, par mon regard, je cherche à la mettre en garde de faire scrupuleusement attention à ce qu’elle va dire. Mais elle s’en fiche. Parce que c’est Solveig et qu’elle a souvent l’impression d’avoir toujours raison sur tout.

- Et alors, qu’est-ce que tu proposes ?, lui lançais-je sur un ton un peu plus tranchant que ce je souhaitais. Je ne comprenais pas vraiment où elle voulait en venir. Je tentais, par tous les moyens, de soutenir tous les membres de cette famille avec ce qu’il se passait dernièrement. Je ne dormais quasiment plus, entre toutes les obligations quotidiennes, et avec cinq enfants à charge, donc un bébé. Et je faisais en sorte qu’aucun d’eux ne soit mis à l’écart. Morgana faisait également son possible, dans son état. Alors entendre Solveig sous-entendre que je ne faisais pas encore assez bien, c’était quelque peu exaspérant. « J’écouterais avec grand plaisir tes leçons d’éducation pendant des heures, mais je t’assure que je fais tout ce que je peux. » Oui, je me braquais. Et si j’insistais sur les « leçons d’éducation », ce n’était pas pour blesser Solveig sur le fait qu’elle n’avait jamais eu d’enfants. Non, et elle ne le savait que trop bien. Ce à quoi je faisais référence, c’est que de nous deux, c’est moi qui me suis battu comme un fou pour sortir Stan du foyer dans lequel il se trouvait depuis quelques années. Alors si Solveig avait tenté d’être présente, à sa manière, cela n’était pas comparable avec ce que moi, j’avais pu faire. Donc forcément, l’entendre aujourd’hui se faire passer pour le second parent qui comprend tout, ça me faisait doucement rire. « Mais si tu veux, pour le sortir de cet environnement compliqué, tu peux le prendre avec toi pour les vacances scolaires. Tu vas voir, il passe quasiment inaperçu. », lui lançais-je sur un ton de défi et légèrement moqueur avant de boire de l’eau. Et encore, les vacances scolaires, ça signifiait qu’elle ne pourrait pas être appelé par le directeur de son collège parce qu’il a fait une connerie. Oui, ça serait forcément plus calme. Et je suis certain que Stan apprécierait beaucoup l’idée. Moi aussi d’ailleurs, juste pour voir la mine décontenancée de Solveig, après deux semaines passées avec cet adorable petit diable prépubère.

Semper Fi

Je n’ai pas envie de me disputer avec William. Malheureusement, dès que l’un expose une idée à l’autre et que celle-ci ne plaît pas, nous sommes incapables de rester calme. Il faut toujours que nous montions sur nos grands chevaux et que nous commencions une bataille qui n’a pas lieu d’être. Les gens pourraient penser que le temps nous aura assagi mais il semble que le temps n’ait rien fait du tout à ce sujet.

– Will, dis-je dans un soupir tout en me passant une main sur le visage.

Loin de moi l’envie de faire de “grandes leçons d’éducation” comme il dit si bien. Je veux juste qu’il entende ce que j’ai à dire. Will sait combien je tiens à Stan et le fait est que je m’inquiète pour lui et, par extension, je m’inquiète également pour Will.

– Je n’ai pas envie qu’on se dispute, d’accord ? Ce que je veux te dire c’est que je vois les cernes sous tes yeux, je vois ton teint pâle et le fait que tu t’énerves aussi vite prouve que tu es épuisé. Je n’ai pas d’enfant, je ne sais pas ce que c’est, d’accord ? Maintenant, cela ne signifie pas pour autant que je n’ai pas envie d’aider. C’est Stan dont on parle…

Même si je n’ai jamais été aussi proche du petit que l’a été William, ce dernier sait combien je tiens à Stan. Il y a une sorte de lien qui s’est vite créé entre ce môme et moi malgré ma réticence quant à être approchée par les enfants - déjà à l’époque. Grandir en tant que fille unique ne m’a pas permise de gérer une quelconque relation avec des enfants, je ne sais pas y faire. Et visiblement, Will a pour mission de me le rappeler.

– Je te connais et je sais que tu fais tout ce qui est en ton pouvoir. Mais je te tends la main alors...je t’en prie, saisis la.

Semper Fi

Un de mes sourcils s’arque lorsqu’elle prononce mon nom. Elle semble exaspérée par ma réaction, ce que je ne comprends pas réellement. Comment espérait-elle que je réagirais ? Je n’étais pas très fan de l’idée qu’elle, elle puisse me faire une quelconque leçon sur la façon dont j’élève mes enfants et en particulier Stan. Alors oui, j’entends qu’elle est attachée à l’adolescent et je ne sais que trop bien que cela est réciproque. Or, je ne peux m’empêcher d’être sur la défensive alors que, jusqu’à présent, c’est moi qui aie déplacé des montagnes pour lui offrir une vie stable et une famille aimante.

Je me mordille la lèvre inférieure. Vous savez ce qu’il y a de plus énervant ? Que quelqu’un vous dise que vous êtes énervé. Je lève les yeux au ciel, avec une pointe d’arrogance, comparable à celle d’un adolescent en cours qui se fait reprendre par son professeur. Pourquoi tient-elle tant à s’aventurer sur ce terrain miné ? Elle sait que, même sans énervement apparent, elle se fera envoyer balader à la moindre parole de travers. Parfois, je me dis qu’elle en fait exprès.

- Ok, ok, alors on récapitule Sherlock Holmes. C’est avec arrogance que je l’affuble de ce surnom. « Ma compagne est passée à deux doigts de la mort. Je me suis retrouve à devoir gérer seul cinq enfants, dont un bébé de six mois, tout en soutenant du mieux que je le peux celle qui partage ma vie. Alors oui, il se pourrait que je sois fatigué. » Je plisse les yeux en l’observant, avec sarcasme. « Je fais tout mon possible pour que les enfants n’ait pas à subir cette situation. J’ai arrêté de travailler. Je ne dors quasiment plus pour passer du temps avec chacun, que ce soit pour discuter de la situation, continuer à les emmener à leurs activités, à l’école, voir des amis, et j’en passe. » Je porte mon verre d’eau à mes lèves pour en boire une gorgée. « Donc mon ex-compagne décide de me rappeler que malgré mes efforts, mon fils ne vit pas super bien la situation. Peut-être parce que la situation, dans le fond, est extrêmement merdique. Mais pas de soucis, je veux bien saisir la main que tu me tends mais dis-moi : c’est quoi ta solution miracle ? » Là, je suis on ne peut plus sérieux. Si elle me dit tout cela, c’est qu’elle doit bien avoir une solution en tête. Sinon, elle se fout carrément de ma gueule et me rappelle gratuitement que je pourrais faire bien mieux. Et là et bien… oui, je risquerais de l’envoyer chier, malgré moi.

Semper Fi

Je n’ai plus faim. Non pas que l’appétit ait été particulièrement présent mais après ce que je viens d’entendre, je sais d’ores et déjà que je ne pourrais rien avaler avant ce soir.
Pourquoi lui et moi ne parvenons toujours pas à nous parler sans que l’un sorte les armes contre l'autre ? Pourquoi devons-nous constamment nous faire la guerre alors qu’il n’y a rien à y gagner ?
Il est évident que William ne veut pas entendre parler de mes conseils – non pas qu’ils en soient réellement, d’ailleurs. Tout ce que je voulais, c’était lui tendre la main pour qu’il comprenne qu’il n’est pas seul. Bien-sûr, Morgana est présente pour lui mais, en ce moment, elle ne peut pas le soutenir car c’est elle qui en a le plus besoin.

– Tu sais quoi, William ?

Je ne vais pas au bout de mes pensées parce que j’ai conscience que cela ne mènerait à rien de positif. Et je suis fatiguée de me battre avec lui. Lorsque je lui ai donné rendez-vous ici, j’espérais sincèrement qu’il accepterait cette main tendue mais, visiblement, c’était bien trop espérer. Encore une fois, j’ai simplement été naïve de croire que nous pourrions avoir une relation « normale ». Au fond, peut-être que cela ne se produira jamais, peut-être qu’il faut que j’arrête d’espérer.

– Tout ce que je voulais, c’est t’aider. Visiblement, j’aurai mieux fait de ne rien faire du tout. Ma porte reste ouverte pour Stan, il peut venir quand il le souhaite. Il a une clé de l’appartement.

Je me lève sans plus de cérémonie, laissant mon assiette quasiment intacte. A quoi bon ?

– Te concernant, quand tu auras décidé d’être moins con, fais-moi signe.

Et sur mes mots, je pars en laissant un billet de $50 sur la table, question d’être sûre de payer l’intégralité de l’addition et du pourboire. C’était mon idée, aussi mauvaise est-elle pu être, donc c’est moi qui règle.


Une fois dans ma voiture, je laisse deux larmes traitresses couler le long de mes joues avant de reprendre la route. Peut-être qu’un jour, j’arrêterai d’être aussi conne le concernant. Il faut que j’accepte l’inacceptable : lui et moi ne passerons probablement jamais au-dessus de ce qu’il s’est passé.

:: fin ::