En entrant dans ce bar à l’apparence tout ce qu’il y a de plus normal en comparaison avec l’établissement qu’ils venaient de quitter, Anneke avait senti sa poitrine se libérer. Contre toute attente, elle avait passé un bon moment dans ce restaurant de fils à papa, qu’on ne se méprenne pas. Elle avait cependant gardé dans un coin de la tête cette illusion d’être de trop, pas assez bien ni pour les clients présents, ni pour le personnel de l’établissement. Et il faut dire que son coloc et elle n’avaient pas fait grand-chose pour inverser la tendance – elle l’en remerciait d’ailleurs, car rester fidèles à eux-mêmes lors de cette sortie aux allures imposées lui avait fait plus de bien qu’elle ne pourrait jamais le verbaliser.

Mais devant leur bière à cet instant, dans un environnement moins guindé, la brune se sentait définitivement plus libre de mouvement. Plus à sa place, plus normale, peut-être. Elle aimait se sentir suffisamment à l’aise avec Wes pour profiter d’un long silence sans qu’une gêne ne s’installe, ou pour qu’un seul regard leur suffise à communiquer, qu’on parle d’un moment de stress ou d’un détail amusant. Une partie d’elle cependant, dans un coin de sa tête, prenait un malin plaisir à jouer avec ses émotions. En boucle depuis que c’était arrivé, Ann revivait l’instant gênant, un peu stupide, où elle avait posé sa main dans la sienne dans un geste si naturel qu’elle ne l’avait pas conscientisé avant qu’il ne l’effleure du bout du pouce. Régulièrement, elle levait les yeux vers son ami et revivait la bouffée de chaleur, l’adrénaline, puis la chassait d’un clignement d’yeux agacés, fatiguée des réactions que provoquaient sa solitude – qui ne semblait pourtant pas tant la peser au quotidien – sur son corps.

Une chose était sûre : en dépit de son corps qui jouait avec son cerveau à intervalles réguliers, elle n’avait pas passé une si bonne soirée depuis longtemps, et elle se réjouissait que Wes ait lui aussi ressenti l’envie de la prolonger dans un bar. L’ambiance était tamisée, les bières pas mauvaises, et pour un pub de centre-ville, il n’était pas si peuplé, ce qui leur permettait de respirer. De la musique passait depuis quelques minutes maintenant et un peu euphorique, influencée par ceux qui dansaient déjà, Ann lança un sourire carnassier à son coloc : « Hey, Wes, wanna dance ? »

Wes n’était pas fâché d’avoir quitté ce restaurant huppé – note à lui-même : ne plus jamais laisser Elior décider de quoique ce soit. Le musicien imaginait parfaitement sa mère fréquenter ce genre d’établissement, c’est pourquoi il en détestait tant l’ambiance. Avec Ann, cependant, ça n’avait pas été si pénible. Plutôt l’inverse, même, puisque comme toujours, elle l’avait fait beaucoup rire. Bien qu’il soit sorti de table avec un creux que le cappuccino de crustacés n’avait pas su combler, qu’il n’ait pas non plus progressé en séduction d’un iota, Wes devait le reconnaître : il avait passé un excellent moment. Ann n’était pas sa meilleure amie pour rien, elle rendait tout mieux. C’est donc naturellement qu’il lui avait proposé de remplacer le champagne par une bière, et le restaurant guindé par un bar décontracté.

Avant d’engloutir sa première gorgée d’alcool (il fallait bien remplir ce vide laissé par le cappuccino), il partagea un regard enjoué avec sa coloc. Il y avait entre eux comme un flottement. Wes chercha à se convaincre que ça venait de cette soirée si éloignée de leur zone de confort. En vérité, ce moment où ils s'étaient mutuellement dragués – pour la blague – l’avait un peu perturbé. Durant cette seconde où il lui avait caressé la main, ils avaient ressemblé à un véritable petit couple. Lui. Ann. Un couple. N’importe quoi. Le simple fait d’y songer lui donnait l’impression d’être un criminel. Le brun secoua la tête. Il était vraiment céliataire depuis trop longtemps : le moment était peut-être venu de commencer à accepter les dates arrangés par Elior avec des inconnues.

Heureusement, Anneke ne paraissait pas lui en vouloir. La preuve : elle l’invita à danser, chose dont ils n’avaient pas l’habitude – au cours des derniers mois, leur seule activité physique consistait à se lever du canapé pour se ravitailler en chips. Soudain un peu timide, alors qu’il ne l’était ordinairement pas tant, surtout avec un peu d’alcool dans le sang, Wes déclina : « Well... I'm not much of a dancer, you know me, so… » Il croisa le regard d’Ann, le sourire aux lèvres. Voir son amie aussi dynamique, comme avant, le rendait globalement heureux. « Je vais te ridiculiser si je viens avec toi. » Avec ce dîner chez Jojo’s, ils s’étaient suffisamment affichés pour ce soir, pas la peine d’en rajouter avec des talents chorégraphiques approximatifs. « Mais je t’en prie, vas-y, je te promets d’observer attentivement et de noter ta prestation sur une échelle de 20. »

Ann fit la moue face au refus de son colocataire. A vrai dire, elle ne savait pas vraiment d’où elle tirait son énergie : il y avait des lustres qu’elle ne s’était pas abandonnée à ses impulsions. Il y avait des lustres qu’elle n’avait pas ressenti d’impulsivité tout court, en fait. Depuis des mois déjà, Anneke se complaisait dans une forme de léthargie qu’elle ne s’expliquait pas vraiment. Elle en identifiait sans peine la source, certes, mais la brune avait toujours minimisé l’ampleur des dégâts là où son ami ici présent s’efforçait de l’amener à se prendre au sérieux. Dans tous les cas, elle ne savait pas si c’était l’euphorie d’une soirée qui les sortait du quotidien ou la confusion qu’elle ressentait depuis qu’ils avaient quitté le restaurant qu’elle cherchait à chasser à tout prix, mais elle avait envie de bouger. Le morceau qui passait dans le pub lui plaisait et elle savait avec certitude que Wes l’aimait tout autant qu’elle. Hors de question qu’elle accepte qu’il fasse le mijauré, donc ! Pas avec elle. « Do I look like fucking Misty Copeland ? I couldn’t care less if we look stupid ! », insista-t-elle donc. Elle se leva et son regard croisa les yeux amusés de son colocataire. A nouveau, elle ressentit un pincement dans son cœur qu’elle ignora du mieux qu’elle le put. Décidément, il était grand temps qu’elle réinstalle Tinder : Wes était son meilleur ami, son partenaire infaillible, pratiquement son frère d’armes ! Si elle se sentait troublée par une petite ridule au coin de ses yeux, c’est qu’elle était restée célibataire bien trop longtemps.

Ann chassa ces pensées criminelles de son esprit et jeta un coup d’œil vers l’endroit où s’étaient déjà rassemblés quelques danseurs. Voilà. Tout allait mieux avec l’esprit un peu plus clair. Lorsqu’elle tourna à nouveau la tête vers Wes, elle se sentait déjà plus lucide. Aussi, elle tendit les deux bras vers lui, lui offrant son regard le plus convainquant pour le prendre de pitié : « Please ? » Elle cligna des yeux dans une tentative grotesque d’amadouer son ami, les mains toujours tendues vers lui et son air faussement grognon. « We used to party with other people, you and I. Je suis sûre qu’on devrait pas creuser trop loin pour retrouver le Wes qui s’amuse dans un bar avec des inconnus. » Ann haussa les épaules. L’espace d’une seconde, elle repensa avec nostalgie aux personnes qu’ils étaient un millénaire auparavant, dans leur autre vie, celle qu’ils avaient quittée un peu malgré eux. Non. Elle ne s’apitoierait pas sur son sort. Pas ce soir. Plutôt, la brune déroula son dernier stratagème, l’ultime tentative d’entraîner Wes dans ses bêtises : « Imagine la tête d’Elior s’il recevait une photo de nous deux en train de danser… »

D’habitude, se taper l’affiche devant sa coloc ne posait pas autant de problèmes à Wes. Elle l’avait vu dans des états catastrophiques, flirtant avec la limite entre l’humain et le déchet. Elle le connaissait en déficit de sommeil, en gueule de bois, en crise d’angoisse. Bref, rien qui ne soit comparable à quelques pas de danse ratés. Mais ce soir, étrangement, Wesley ressentait l’envie de se montrer sous un jour un peu meilleur. Pour la première fois depuis de longs mois, il souhaitait plaire, même s’il ne s’en rendait pas entièrement compte et qu’il aurait nié en bloc si on le lui avait fait remarquer.

C’était sans compter sur Ann et sa très légère tendance à être têtue. La bêtise dans le regard, il rétorqua : « Nah, you look like a feminine version of the Tasmanian devil jumping around like you do now. » Le musicien rit à sa propre plaisanterie, se préparant à recevoir une tape sur le bras ou un léger coup de coude pour s’être montré si insolent. Bien qu’il fasse le malin, il n’y avait pas grand-chose au monde qui le rendait plus heureux que se laisser entraîner par sa meilleure amie lorsque celle-ci enclenchait le mode pile électrique. Autrement dit, Ann n’avait pas besoin de beaucoup insister pour qu’il se laisse convaincre de l’accompagner au milieu des danseurs. Il la laissa quand même le supplier, résistant autant que possible à son air implorant, juste pour le plaisir de la faire mariner. « You’re right, Van Asten. Party Wes is here somewhere but you know, he’s an old man now, he’s almost 40. » Il vit un éclair de nostalgie passer dans les yeux de la jeune femme et s’en voulut aussitôt de l’avoir fait naître. Pour qu’il disparaisse – et parce qu’il jubilait à l’idée de faire enrager Elior – Wes céda finalement : « Okay, you know how to talk to me. » Décollant ses coudes du comptoir du bar, il esquissa un geste pour saisir une des mains qu’elle tendait vers lui. Mais un flash de l’épisode du restaurant le traversa et à la place, il fit mine de réajuster son t-shirt, maladroitement.

Il n’avait pas dansé depuis des mois – des années – alors le musicien mis quelques minutes avant de retrouver ses marques. Heureusement, porté par l’enthousiasme d’Ann, il cessa vite de réfléchir. Contrairement à ce qu’il prétendait, Wes n’était pas mauvais. Entendons-nous, il n’était pas champion de breakdance, mais sauvé par un certain sens du rythme, il s’en sortait largement. Un peu avant la fin du morceau, il s’approcha d’Ann pour qu’elle l’entende par-dessus la musique : « You were right, it's fun, and you may not be Misty Copeland, but you're pretty good at it. »