Contrairement à ma fiancée, la jalousie ne me caractérise pas. Je la ressens, comme tout un chacun, par territorialisme ou par besoin de préservation, mais elle ne souffre d’excessivité. Dhalia, elle est libre, dans la mesure du raisonnable, de côtoyer qui elle le souhaite et quand elle le désire. Jamais je n’ai envisagé de surveiller ses allées et venues ou de fouiller dans son téléphone en quête d’une conversation incriminante. À quoi bon ? Une relation se construit sur des fondations solides comme l’amour et la confiance. Je n’en manquais jusqu’à ce que je surprenne, entre Rhys et ma fiancée, quelques confidences dont j’étais le centre et qui n’avaient rien de très flatteuses. Elle se plaignait, de moi, à un étranger, sans m’accorder voix au chapitre puisque je brillais par mon absence. Encore, aurait-elle ajouté. C’était le fond du problème et je l’entendais. J’ai toujours été conscient de mes forces et de mes faiblesses. Mon besoin de sauver la veuve et l’orphelin, décuplé après la disparition de Riley, est une chronophage et énergivore. Mais, ça n’excusait pas tout. L’attitude de Dhalia résonnait en moi comme un affront, celui du désaveu puisqu’à aucun moment elle ne chercha à m’avouer sa frustration. Elle me tenait systématiquement éloigné de ses états d’âme avec un acharnement farouche et insultant pour mon ego. Il n’était pas démesuré, mais il soufrait de ses propres limites. La situation manquait cruellement d’équité. Comment aurait-elle réagi, elle, si elle avait été témoin de l’inverse ? Si elle m’avait saisi la main dans le sac, à m’entretenir avec l’une de ses congénères hochant la tête avec empathie, peiné et révolté face à ses faiblesses à elle ? Moi, à situation inverse, je préférai me taire, mais cette injustice me chatouillait. Elle me dérangeait d’autant plus que, malgré les protestations de ma vanité, je multiplie les efforts pour changer la donne, effacer l’ardoise, l’aider à digérer la pilule qu’elle avala de travers. C’était nécessaire, bien plus urgent que Dhalia ne l’assumait réellement. Elle préférait fermer les yeux sur les nuages qui grossissent à l’horizon plutôt que d’admettre que le ciel sous nos têtes vire à l’orage après qu’elle ait trouvé la cuisine dans un état pitoyable. À moins que…
À moins qu’elle ne refuse simplement d’en parler avec moi, choisissant l’oreille d’un autre, et sans se soucier de m’envoyer les mauvais signaux ? Se taisait-elle parce qu’elle m’estime trop peu versé dans l’art du verbe pour entamer une discussion aux allures de dispute ? Veut-elle simplement l’éviter de peur de gâcher les préparatifs de notre union ? Dans un cas comme dans l’autre, maintenant que j’avais eu tout le loisir de prendre du recul, je ne pouvais plus me satisfaire de ses déclarations d’amour, plus maintenant qu’elle était au courant du retour de Riley et qu’elle l’apprit de la pire des manières. Non ! Il n’était plus question de désamorcer une bombe sur l’oreille sous prétexte que nos deux corps se comprennent souvent mieux que nos intellects respectifs… L’heure de crever les abcès sonnait désormais et je ne connaissais de méthode plus efficace, pour ne pas l’alarmer, qu’une invitation à manger dans son restaurant favori. Fondamentalement, je n’avais rien à me reprocher. Aplanir les angles obtus de nos anicroches ne devrait pas être trop compliqué. Je disposais tout l’espace utile à faire les choses bien, correctement, pour ne pas réveiller les conséquences de nos non-dits. Je la cueillis donc au réveil avec un petit déjeuner et un timing à respecter afin que tout soit parfait. Elle, elle m’apparut conquise par mon initiative et, le soir tombé, je regrettai d’être malade d’une nervosité malsaine. Elle n’était en rien comparable à celle du jeune puceau qui espère conclure à ce bal de fin d’année. Non. L’impression était plus proche du pressentiment que rien, absolument rien, ne se déroulerait comme prévu. Je n’aurais pu être plus proche de la vérité…
Bien qu’en m’installant à table, non sans au préalable avoir tiré la chaise de Dhalia, mon intuition n’était qu’à ses balbutiements. Je tirai la chaise pour qu’elle s’assoie, je la gratifiai d’un baiser délicat sur le coin des lèvres avant de retrouver les cartes et de lui tendre son menu.
« Madame souhaite-t-elle un peu de vin ? » glissais-je ensuite d’un ton rieur, mais ostentatoirement trop poli. L’humour avait le don de me détendre.
« C’est toi qui vois en fonction de… » Son hypothétique grossesse ? Cette présomption que je ne nommais pas puisque l’idée me tétanisait. Serait-ce bien le moment, finalement. Ça l’était hier, mais aujourd’hui, maintenant que la barque de notre histoire tanguait ? J’en doutais de plus en plus souvent, sincèrement, quoique je m’envisage père sans difficulté. Dès lors, incapable de prendre la mesure, j’entrelaçai mes doigts aux siens, sa main reposant nonchalamment sur la table et un compliment plus tard – tu es magnifique - je taillai dans le vif du sujet, enfin.
« C’est bien qu’on ait pu arranger nos emplois du temps parce que je voulais te parler d’un truc. » J’emprisonnai sa main gauche. Je la caressai du pouce, pour puiser dans sa douceur un peu de courage.
« C’est concernant ta conversation avec Rhys… je… » Pourtant bien lancé, je bredouillai soudainement, le fil tenu de mes pensées interrompu par la vibration de mon portable dans le fond de la poche intérieure de ma veste de costume.
« Je sais plus ce que je disais… Rhys et ce que tu lui disais, à propos de nous. J’aime que tu m’aimes… » Tendu, je jouai avec sa bague de fiançailles et je baissai les yeux sur cette dernière.
« Mais, tu ne lui as pas dit que ça et je n’arrive pas à comprendre. » Un appel de plus, un autre, c’était le quatrième si j’avais bien compté et l’inquiétude me gagna. Était-il arrivé quelque chose à Mia ? À ma mère ? Un de mes collègues de travail avait-il succombé lors d’une mission ? Optimiste par essence, j’étais plus frileux à ignorer ce genre de coup de téléphone depuis trois ans à présent. C’état les restes de ce soir funeste au cours duquel mon monde s’effondra.
« Excuse-moi, ça n’arrête pas de sonner. J’aurais dû l’éteindre, mais là, j’ai besoin de savoir qui m’appelle… » Ou plutôt qui a désespérément besoin de moi.
« Numéro privé, ça ne sent pas bon. » commentais-je davantage pour moi que pour Dhalia. Je n’attendais pas de réponse. Déjà, je décrochais.
***
Peut-être que le bon sens aurait dû me dicter de rester dans ce restaurant et de faire fi de ce que j’étais et de la détresse d’autrui. Malheureusement, c’était au-dessus de mes forces. J’accours à la première sirène ; je suis conditionné, presque malgré moi. J’ai néanmoins l’air inquiet tandis que je quitte le commissariat de police, Hazel à ma suite. Que dire ? Aurais-je été son père que je l’aurais assommée d’un sermon percutant. J’aurais pu tout aussi bien lui cracher ma déception et ma honte d’être forcé de la ramasser dans une cellule normalement destinée aux petites frappes, aux camés ou aux alcooliques. Sauf que je ne suis rien ni personne pour l’invectiver. Un ami sans doute, mais de ceux qui tendent la main et qui ramassent sans jugement. Un frère qui conseille ou qui répond aux questions embarrassantes. Mais, certainement pas une figure d’autorité. Le costume du mec chiant qui joue au substitut, en plus d’être à des kilomètres de personnalité, n’est pas ce dont Hazel a besoin. C’est une indépendante, la gosse, un animal sauvage qui s’apprivoise. Je m’abstiens donc de jouer au père la morale. Je préfère l’accompagner dans un café à la mode, histoire de partager un café et un chocolat chaud. Un Starbucks…
Un regard dans la vitrine et je me trouve bien trop habillé. L’élégance de ma veste jure avec le décor et je songe avec amertume que, si ma place est ici, je ne devrais pas m’y trouver. Bien sûr, je ne regrette pas totalement. Les vagabondages de mon esprit me conduisent vers l’abandonnée, une fois encore. En enfilant ma cape de superman, j’ai nettement perdu mon avantage. Ce n’est pas ex aequo non plus. Si je disposais sur la table ma frustration d’être le dernier averti du malheur de ma fiancée, elle aurait tôt fait de m’opposer à raison que je la fuis, en permanence, au profit d’autres colombes. Que pourrais-je répliquer face à de telles accusations ? Qu’elle le savait ? Qu’il est trop tard pour me changer ? Qu’à une époque, elle était séduite par mon altruisme et que je ne la supposais pas aussi hypocrite ? La bonne blague ! Ma mauvaise fois ne m’aidera pas cette fois et, impuissant, j’oublie Hazl. Je me terre derrière le silence sans me soucier de l’image que je lui renverrai d’elle-même. Je cherche, uniquement, la solution pour me sortir de ce guêpier.
Je fomentais des plans plus farfelus les uns que les autres lorsque la demoiselle me débusqua de son babillage incessant. Elle piaillait comme un oiseau et je me souviens de m’être fait la réflexion qu’il y avait du beau dans son discours. Il était l’aveu franc et sincère de son attachement à mon égard et, sans vraiment le désirer, sa candeur applique du baume sur mon cœur. Elle me convainc que je n’ai rien à me reprocher de dommageable pour l’honneur de Dhalia. Je n’ai pas quitté le restaurant pour retrouver une quelconque maîtresse, qu’elle soit de chair, d’alcool ou coupée à la mort au rat. Courir à la rescousse d’Hazel qui, au passage, fend d’un sourire mon visage. Ce ne sont que des heures supplémentaires.
« Si on s’arrête juste sur les faits, je suis bien l’adulte et toi, la gosse. » la taquinais-je dans l’espoir de désalourdir l’ambiance.
« Mais, je ne suis paf fâché après toi, alors, détends-toi et souffle un bon cop. Pas de monologue super moralisateur pour ce soir… » Je finis de la rassurer – du moins, je l’espérais – d’un clin d’œil entendu, complice.
« Je vais juste te demander de m’expliquer ce qui s’est passé. Après, sans doute que je te raconterai ce qui me tracasse… » Mademoiselle a l’œil vif quand je suis authentique. Je ne suis pas armé pour feindre que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Elle est également têtue… négocier m’ouvrirait bien plus de portes.
« Mais, je te préviens, c’est une histoire de timbré. Une qu’on ne croit que quand on la voit au cinéma en bouffant du pop corn… » Une que les incrédules trop terre à terre rejetteraient en écarquillant des yeux méprisants, ceux qui ont cessé de croire en l’espoir, à l’inattendu, à la magie parfois.
« Tu te souviens, tu me demandais l’autre jour comment on sait quand on est amoureux ? Eh bien, ce n’était pas la bonne question. La bonne question, c’est d’arriver à sentir à quel moment on aime plus ou pas assez. Comment on fait pour sentir que c’est le moment de partir parce qu’on rend l’autre malheureuse et que s’en aller, ce serait presque un acte altruiste. » Je dramatisais. J’étais convaincu que la flamme de mon amour pour Dhalia se consumait toujours. Mais, force est d’admettre que ce n’est pas suffisant. Je la blesse tous les jours u peu plus vaillamment et, dans mon esprit, une petite voix me répète en boucle qu’elle mérite mieux, mieux que moi, puisque je ne réponds pas à ces standards, que je ne suis pas à la hauteur.
« Mais, je ne devrais pas te dire tout ça… C’est des soucis de… de vieux con en fait. Toi, tu as la vie devant toi. Alors ? A toi, je t'écoute. »