J’sais pas c’qu’elle me veut Daniela. Mais depuis qu’elle m’a surprise entrain de mettre les lunettes Gucci de Becca dans mon sac à Columbia, j’avais l’impression qu’elle était tout l’temps là. J’étais pas fiere, de voir qu’elle m’avait pris en flag, j’avais tendance à pas me faire prendre d’habitude et là, prise la main dans l’sac, j’étais pas bien. Elle avait bien capté d’ailleurs, parce que j’suis sûre qu’elle avait pris un malin plaisir à m’faire la morale. Elle avait juste été sympa de pas l’faire devant tout l’monde, de m’donner la chance de remettre les lunettes où je les avais trouvés et de pas faire de vague. Saleté, j’les aimais bien ces lunettes, mais franchement, j’avais pas envie d’passer pour la voleuse de service. J’avais pas envie que tout Colombia me fiche et que j’puisse plus mettre un pied dans les amphi à cause de ces conneries.
Elle était encore là aujourd’hui et elle me lâchait pas du regard. J’avais l’impression d’être fliqué, que ses yeux me disaient à chaque instant : j’te vois, déconne pas. J’étais pas bien et j’étais prête à partir pour cesser ce sentiment oppressant que j’ressentais quand elle était dans l’coin.
Le cours magistral est bientôt fini et j’préfère m’éclipser avant que tout le monde ne s’active et fasse un bouchon à la sortie de l’amphithéâtre. J’choppe mon sac et sans trop de discrétion, j’relève mon strapontin et remonte quatre à quatre les marches pour retrouver la sortie. Et j’sens que le prof n’a pas cessé de me regarder depuis le moment où j’ai quitté ma place. Ce prof qui me voit assister à ses cours depuis trois ans et qui doit sincèrement se demander c’que j’fou là. Moi-même, j’me demande parfois, moi-même j’me dis que j’aurai perdu moins de temps à m’inscrire une bonne fois pour toute à l’université, à arrêter de me prendre la tête à travailler pour l’escape game, d’arrêter de faire semblant d’avoir des choses à faire de ma vie. Mais quand j’me rappelle le prix des études, quand j’me rappelle que j’ai pas un rond et rien de côté pour payer mon inscription, je sais pourquoi je ne viens que pour assister aux cours quand j’ai du temps libre.
« Putain ! » mais, comment elle a fait pour se téléporter derrière cette porte aussi rapidement ? Elle m’a fait flipper ! Daniela était là et elle était apparue comme un fantôme. J’étais pourtant persuadée de l’avoir vu encore à sa place en quittant la mienne, mais j’ai peut être rêvé… « Salut Dani. » j’tente de faire comme si de rien n’était, j’tente de faire comme si j’la craignais même pas. « J’ai pas vu que t’avais quitté la salle. » non, si non, j’y serai restée, si non j’me serai fondu dans la masse pour partir en même temps que tout l’monde. Elle a du passer par la porte en bas. Elle a du faire le tour. J’deviens tarée.

@Daniela Paredes

Daniela regarde les aiguilles défiler sur sa montre, puis ravaler sa frustration passagère de ne pas être sur le terrain. Une silhouette familière se forme dans le recoin de la pièce, dans la périphérie de sa vision. Elle n’a pas besoin de se retourner pour comprendre que Jina continue de fréquenter secrètement les amphithéâtres. Elle se souvient de la première fois qu’elle a surpris Jina en plein vol : des lunettes de luxe, pourquoi pas. Plutôt que de s’en formaliser, elle avait décidé de tourner la situation à son avantage, élaborant un plan stratégique dans un coin de son esprit, et en gardant, à intervalles régulières, ses yeux sur elle. Le professeur, fervent défenseur du monde précolombien - celui qui est davantage un mentor et remplace d’autant plus la figure paternelle de Daniela dans son coeur que ce dernier a catégoriquement disparu de sa vie - libère enfin les étudiants. Quand il lui avait proposé de poursuivre et approfondir les cours, elle avait accepté sans hésiter, même si ce n’était assorti d’aucune compensation académique : les diplômes étant déjà en poche.

Elle s’extirpe hors de son siège avec précipitation, marche devant, enjambe, plutôt, les marches jusqu’à la porte de secours en bas de l’amphithéâtre, devançant les autres avec une conviction adolescente, les bras agrippant ses dossiers, enveloppée dans un silence obstiné, même lorsqu’elle se retourne vers de vagues connaissances qui lui crient quelque chose. Mais Daniela n’entend rien, répond par un signe de la main, et bifurque dans un couloir, rebrousse chemin, pour se poster derrière la porte principale. Elle veille ainsi à devancer la sortie de Jina. Elle aimerait se convaincre qu’elle l'accoste par bonté de coeur, mais elle éprouve cette infime culpabilité en lui saisissant le bras et l'entrainant à l’écart de la foule. Daniela choisit d’ignorer ses paroles et se retourne brièvement, prenant le risque de lui tourner le dos, pour vérifier qu’elles sont seules. Temps mort. Moment vide. Ses yeux font le tour du couloir. C’est lorsqu’elle reporte son attention vers Jina qu’elle prend enfin la parole en lui tendant un menton accusateur : « qu’est-ce que t’as volé aujourd’hui ? ». Elle analyse sa posture, calcule la distance qui les sépare du hall principal. Combien de temps lui faudrait-il pour courir jusqu’à l’entrée, pour rejoindre la rue, avec Daniela à ses trousses ? Son idée de la dernière fois vient perturber la précision de ses calculs. C’est une question dont elle redoute un peu la réponse, et une possibilité d’avenir qu’elle connaît assez pour ne pas en fermer l’oeil de la nuit : « quand t'en auras marre de voler des lunettes... » Sa voix est basse, et malgré son attachement à la prudence, elle poursuit en scrutant les éventuelles oreilles indiscrètes. « ...tu pourras peut-être en faire un travail ? »

@Jina Reed  

C’est pas par hasard qu’elle est venu se planter juste devant moi alors qu’il y a quelques secondes j’l’avais vu encore dans l’amphi. Elle était allée bien plus vite que moi pour en sortir et maintenant, elle m’agrippait pour me trainer à l’écart. Putain, elle m’veut quoi ?  « qu’est-ce que t’as volé aujourd’hui ? » j’suis pas clepto (hm), elle est sérieuse ? Je lève les yeux au ciel, je croise mes bras sous ma poitrine, attendant qu’elle aille plus loin. « quand t'en auras marre de voler des lunettes... » Une fois, elle m’avait grillé une fois… - j’espère pas plus que ça quand même. Et bon, des lunettes, ca s’revend assez bien. De quoi elle se mêle ?! « ...tu pourras peut-être en faire un travail ? » Elle a le don pour me foutre si mal à l’aise Daniela. Bordel, qu’est ce qu’elle veut dire par là. Je fais un mini pas en arrière, fronce les sourcils et regarde autour de nous, de la même manière qu’elle. J’ai chaud tout d’un coup, j’sens rien qui vaille. « De quoi tu parles ? » j’imagine pas une seule seconde qu’elle irait plus loin dans ses explications, parce que j’ai bien l’impression qu’il y a rien de bien légal dans ce qui se trâme. « Comment ça ? » qu’elle me donne plus d’explication. J’vois pas bien comment j’pouvais faire de mes pulsions un travail. C’est surtout que c’est pas quelques chose que j’arrive à contrôler, que c’est plus fort que moi et que c’est pas sur commande. J’vole les gens, c’est pas un plaisir, c’est juste que j’vois quelques chose, j’ressens comme un challenge à le dérober sans me faire griller. C’est vrai que j’pourrais me contenter de reposer les choses à leurs place, de le rendre à mes victimes et faire comme si leur objet précieux était tombé et que j’venais de le ramasser… mais y a surtout la honte après ça. Parce que j’ai honte et que j’ai l’impression que de leur ramener, c’est avouer ma culpabilité. Et ça, jamais. J’assume rien, j’assume jamais rien. Même quand il s’agit d’me racheter. « Laisse tomber, j’veux rien savoir… » que j’dis finalement, avant de lui laisser l’temps de poursuivre. J’aimerai bien m’en aller là, qu’elle me laisse passer, j’fais un pas en avant, vers sa droite, pour qu’elle puisse se décaler…