tw : mention d’enfant non-désiré, violences conjugales
Quel beau bébé ! gazouillent les infirmières en le déposant dans les bras de sa mère. Les petites pupilles bleues regardent avec le plus grand calme le regard vitreux de celle qui l’a mise au monde, ses petits poings allant et venant contre son visage. Les infirmières échangent un sourire hésitant, elles ne comprennent pas l’absence de réaction de la nouvelle maman, elles s’inquiètent. Elle est en parfaite santé, finit par rappeler l’une d’elle. Quel prénom lui avez-vous choisi ? Le silence s’étend et le malaise des infirmières tout autant. La jeune femme finit par déposer le bébé dans le lit qui lui est destiné, à côté de son lit. Quelle importance ? Je n’en veux pas.
Les infirmières l’ignorent, mais Liz n’avait jamais voulu de cet enfant. Elle n’avait jamais voulu tomber enceinte et avait pris toutes les précautions pour éviter que cette situation ne se produise. Sa grossesse avait été un accident et le rendez-vous pour l’avortement avait été pris aussitôt qu’elle l’avait découverte. Liz, si tu fais ça, j’te quitte. Tu m’verras plus. Viens, on le garde, on s’marie. On peut l’faire, Liz. Elle avait été si facile à convaincre, au final. Quelle naïveté. Tout ça pourquoi ? Au final, Keith l’avait quittée, deux mois avant la date prévue d’accouchement. Ils ne s’étaient même pas mariés, ils avaient dit qu’ils attendraient que son ventre ne soit plus aussi rond, parce que Liz ne voulait pas avoir l’air enceinte sur ses photos de mariage. Je peux la faire adopter, non ? qu’elle demanda à des infirmières hébétées. Oui, elle allait la faire adopter, parce qu’il était hors de question qu’elle s’occupe seule d’un enfant qu’elle n’avait jamais voulu.

Mais dans le New Jersey, la loi stipule que les deux parents doivent donner leur accord pour mettre un enfant à l’adoption. Alors, Keith a reçu les papiers par lettre… et Keith est revenu, s’est excusé, il a même pleuré. Il a fait des promesses : il ne partira plus, il assumera tout ; son rôle de mari et de père. Il a trouvé un travail, ça paye bien, il pourra lui offrir tout ce qu’elle veut, à Liz. Ils ont récupéré leur bébé et l’ont appelée Tristen, ils se sont mariés. Mais ils ont pas vécu heureux et n’ont pas eu de nombreux enfants, parce que Liz et Keith, ils sont pas comme ça, leur vie n’est pas un compte de fée. Liz et Keith, ils se disputent beaucoup, souvent pour des sujets futiles. C’est comme ça qu’ils communiquent, tous les deux. Mais ils essayent vraiment de faire de leur mieux pour élever leur fille, même si c’est pas facile et qu’ils ont aucune idée de ce qu’ils font. Souvent, ils ont eu envie d’abandonner, de tout plaquer et de s’en aller en laissant l’autre là, mais ils ne l’ont jamais fait, ils ont tenu le coup. Ils n’étaient pas les meilleurs époux et encore moins les meilleurs parents, mais ils ont au moins ça pour eux : ils ont tout donné pour que ça marche.

Tris a quatre ans et elle est très contente parce qu’elle a eu le meilleur cadeau du monde : une petite soeur qui s’appelle Emery. C’est beaucoup trop mieux qu’un petit frère, comme celui de sa copine Charlotte, parce que les petits frères c’est beaucoup trop nul. Tris, elle est super contente, parce qu’elle pourra jouer avec sa petite soeur et lui apprendre plein de choses. Et bébé Emery pourra jouer au baseball avec elle et papa, quand elle sera un peu plus grande !
Le baseball, Tris, elle adore. C’est papa qui lui a montré comment jouer et qui lui a offert sa batte en plastique et ils jouent tout le temps ensemble ! Même qu’il lui a promis que bientôt, il lui achètera une vraie batte comme les vrais joueurs utilisent durant les matchs qu’il l’emmène regarder.
Ce qu’elle aime pas, Tris, c’est se faire gronder. C’est pas tellement sa faute si elle fait des bêtises, elle essaye de pas en faire, c’est la vérité vraie ! mais des fois elle fait pas exprès. Et puis ce qu’elle aime pas non plus, c’est que maman veut pas beaucoup jouer avec elle, je suis occupée, on verra plus tard, qu’elle dit souvent. Des fois, elle lui lit un livre avant d’aller dormir et ça c’est trop chouette, c’est presque mieux que jouer au baseball avec papa, même si maman ne fait pas les voix des personnages comme la maman de sa copine Charlotte quand elle va dormir chez elle.
Tristen a quatre ans et la vie est super trop chouette.

Quand Tris a onze ans, elle réalise que la vie est pas aussi super chouette qu’elle le pensait. Emery et elle sont dans le salon en train de regarder la télévision lorsqu’une nouvelle dispute éclate entre leurs parents. Cela n’a rien d’inhabituel dans leur foyer, mais cela n’en est pas moins effrayant, surtout lorsque leur conflit devient physique. Tris se dépêche d’emmener sa soeur dans leur chambre en voyant leur mère prendre une poêle et la lever en l’air, son intention évidente. Elle bouche les oreilles d’Emery pour l’empêcher d’entendre les éclats de voix et le vacarme qui s’ensuit. Elle-même ferme très fort les yeux et essaye de compter très fort dans sa tête jusqu'à un million, espérant que d’ici là, le calme sera retombé. Mais le bruit strident de la poêle qui tombe par terre et du cri de sa mère résonne et elle sort en trombe de la chambre. Ses yeux sont rouges et gonflés de larmes et la peur doit certainement être écrite sur son visage. La porte de la maison claque. Sa mère pleure, par terre, une main sur les yeux et des mèches retombant sur son visage. Du sang coule de sa bouche et, en s’approchant, Tris peut voir la lèvre fendue et l’hématome qui se dessine sur sa joue. Il ne lui faut que quelques secondes pour faire le parallèle avec les multiple bleus qu’elle a vu couvrir la peau de sa mère au fil des années et la bile lui brûle la gorge. Elle avait déjà vu sa mère gifler son père, elle avait déjà vu son père serrer le poignet de sa femme dans sa grande main, mais jamais elle ne s’était rendu compte que cette violence allait plus loin. Elle veut s’approcher de sa mère, Tris, elle veut la consoler, faire quelque chose, n’importe quoi. Mais sa mère lui hurle dessus, la repousse, comme elle l’a déjà fait tant de fois. Elle pleure en silence et se dit que sa copine Charlotte n’a sûrement jamais vécu ça. Les parents de Charlotte se lovent l’un contre l’autre devant la télévision et se couvrent de baisers répugnants.
La vie est vraiment plutôt nulle, en fait.
(Et en plus, elle n’a même pas eu sa lettre de Poudlard.)

À quatorze ans, Tris tombe amoureuse, pour de vrai, pas comme toutes ces autres fois où elle pensait l’être. Non, cette fois, ça n’a rien de comparable. Et c’est tellement cliché, ça l’énerve un peu. Et puis c’est si fort, elle comprend pas pourquoi ses parents se frappent dessus au lieu de se serrer l’un contre l’autre. Parce qu’elle, elle a envie de faire que ça : la tenir dans ses bras, ne pas la lâcher, la protéger de tout. Même si c’est pas possible, parce qu’elle a que quatorze ans et qu’elle connait pas encore assez la vie pour pouvoir la protéger. Elle est amoureuse, Tris, mais elle sait que c’est pas réciproque, parce que celle qui a pris son coeur est en couple avec un garçon et jamais elle n’a jeté un regard en sa direction à elle, elle ne sait probablement même pas qui elle est, Tris.
Et c’est peut-être un peu triste, mais bizarrement, Tristen n’a jamais été aussi heureuse, parce qu’elle a l’impression d’avoir découvert un secret de l’univers.
Et jamais elle se dit que le fait qu’elle soit amoureuse d’une autre fille pourrait être un problème.

Elle a seize ans, Tris, quand elle déchante à nouveau. Elle est toute guillerette, quand elle présente à ses parents sa petite-amie, celle qui la rend heureuse depuis déjà plusieurs mois. Ça sera sans doute pas celle avec qui elle finira sa vie, parce qu’elle est jeune et elle sait qu’elle a encore beaucoup de rencontres à faire, mais elle compte beaucoup pour elle et elle veut tellement partager sa relation avec ses parents. Grossière erreur. Devant sa petite-amie, ils affichent des mines fermées et des paroles polies mais froides. Et elle comprend pas, elle comprend pas leur réaction, leur manque d’enthousiasme, elle comprend pas pourquoi elle s’attendait à une autre réaction. Et quand la porte se referme derrière sa petite-amie, des heures plus tard, elle se retrouve dos au mur. Elle aurait dû s’en rendre compte, mais c’est un processus qui était en marche depuis déjà un long moment. je refuse d’avoir ce genre de choses sous mon toit ! il en est hors de question ! la voix de son père avait-elle tonné. Ce genre de choses ? l’amour ? non, l’homosexualité. je n’ai pas de fille gouine, avait ajouté sa mère. Et les paroles s’étaient enchaînées et, avec elles, le flot de larmes sur les joues de Tristen. Était-ce la goutte qui avait fait débordé le vase, leur ultime punition pour toutes les fois où elle leur avait tenu tête, leurs disputes constantes ces dernières années ? pour son arrogance et sa défiance ? ou bien ne pouvaient-ils simplement pas l’aimer telle qu’elle est ? c’est elle ou c’est nous. Réfléchis bien, Tristen. Tu n’as qu’une seule famille.
Ce soir-là, assise sur le sol de son placard, dans le noir, elle l’avait appelée. Lui avait raconté ce qu’il s’était passé. Tris… viens, on s’en va ? juste toi et moi. On n’a pas besoin d’eux, qu’elle lui avait dit. Et Tris commençait à y croire. Alors, elle a fait ce que ses parents attendaient d’elle, elle a fait un choix. Et le lendemain matin, elle a quitté le domicile familial, n’y a plus jamais remis les pieds. Un baiser amer sur la joue de sa soeur endormie, des excuses à peine prononcées, j’aimerais rester, je dois partir, ne m’en veux pas.
Mais sa petite-amie, elle… elle n’a pas su faire le même choix. Finalement, elle avait besoin de sa famille, contrairement à ce qu’elle lui murmurait quelques heures plus tôt à peine.
Et ainsi, Tris a su ce que c’était d’être au plus bas.

Mais elle sait aussi ce que c’est de se relever, de continuer à avancer. Elle n’a jamais eu beaucoup d’argent de poche, c’est sans doute pour ça qu’elle a toujours essayé de l’économiser. New-York, c’est à une vingtaine de minutes en voiture, une cinquantaine de minutes en transports en commun. Un billet de bus, ça ne coûte pas très cher. Elle a des amis qui habitent à New-York, sans doute que quelqu’un acceptera de l’héberger quelques temps. Juste le temps de savoir quoi faire…
Elle passe des mois à dormir sur un canapé, puis sur un autre. Elle voyage d’amis en amis, jusqu’à avoir fait le tour et n’ose pas abuser de leur hospitalité. Elle n’a plus le choix, elle est prête à dormir dans la rue, parce qu’elle n’a pas assez pour payer le loyer d’un appartement minable et parce que personne ne veut l’engager. Et le El Halito ouvre et longtemps elle refuse d’y mettre les pieds. Mais elle finit par avaler sa fierté et pousse la porte et on l’accueille les bras ouverts. On l’héberge, un temps, et on l’inscrit au lycée. L’éducation, c’est ce qu’il y a de plus important. Tu dois te focaliser là-dessus d’abord. Termine tes études qu’on lui dit avec tant de bienveillance qu’elle en pleure. Elle termine le lycée un an plus tard qu’elle n’aurait dû, si tout ça, tout ce chaos, n’avait jamais eu lieu. On va même jusqu’à lui trouver un appartement pas trop miteux et une colocataire et on l’aide à trouver des entretiens d’embauche. Elle a du mal à trouver, Tris, elle a envie d’abandonner des fois, mais elle s’accroche, elle se résigne, se rabat sur des emplois qui ne la tentent pas. C’est comme ça qu’elle devient barmaid dans un bar karaoké, à écouter des chansons si fausses qu’elle a envie de se frapper la tête contre le mur jusqu’à évanouissement. Mais le bar karaoké, c’est aussi se moquer des clients avec ses collègues et avoir quelques-uns des meilleurs fous rires de sa vie, mais ça, elle se garde bien de le dire. Au final, la vie a ses hauts et ses bas et Tris a eu un peu de tout. Mais elle a compris, maintenant, qu’on ne pourrait pas voir les bonnes choses si les mauvaises n’existaient pas.