Ce n’est pas la première fois que ses pas le mènent dans cette rue. Depuis quelques semaines, peut-être mois, il y est passé souvent. Etrange de se dire qu’il était si proche de son travail. En installant sa boutique ici, il n’y avait pas pensé. Il n’aurait d’ailleurs pas pu deviner qu’elle habitait toujours là. Quelques blocs seulement, qu’il avait à nouveau parcourus ce soir, une fois la boutique fermée. Sauf que, ce soir, il avait décidé d’aller jusqu’au bout. Adriel avait volontairement fermé tôt, pour avoir du temps, pour trouver le courage, et se donner une bonne raison d’enfin faire ce qui le tracasse depuis quelques temps.
Il n’aurait pas pensé que ce moment arriverait. A l’époque, il était certain de sa décision, ne pensait pas une seule seconde qu’elle pourrait changer avec le temps. Il ne se pensait pas fait pour être père, et encore moins prêt à le devenir. Mais sans doute sa vision des choses a-t-elle changée maintenant qu’il est plus installé à New York, qu’il voyage moins et qu’il entrevoit une vie plus stable pour lui. Peut-être que les mots insistants de sa mère ont fini par avoir un effet sur lui, même si elle ignore tout de cet enfant et de la démarche qu’il fait aujourd’hui. Il n’en a d’ailleurs parlé à personne, pas même aux personnes de qui il est proche. Certains savent qu’il a eu un enfant, il y a longtemps, ceux qui étaient déjà dans sa vie à l’époque. Mais Adriel n’en a plus parlé depuis, comme si c’était oublié. Alors qu’au fond, il y a toujours eu un morceau de pensée pour Angie et cet enfant qu’elle a eu de lui. Morceau parfois presque invisible, mais qui a pris plus de place avec les années.
Planté devant la porte de l’immeuble, Adriel ferme les yeux et prend une longue respiration. Il doit y aller. S’il n’y va pas aujourd’hui, il n’ira jamais. Et même si ça serait plus simple, ce n’est pas ce qu’il veut. La vérité, c’est qu’il ignore comment Angie va l’accueillir. Mais il aura beau imaginer mille-et-un scénarios, il ne pourra savoir qu’en sonnant. Et c’est ce qu’il se force à faire. Le bouton fait un bruit, puis une sonnerie se déclenche. Le temps durant lequel elle retentit lui parait extrêmement long. Et finalement, elle est coupée par une voix qu’il reconnait. Il lui faut quelques secondes avant d’oser ouvrir la bouche. « Angie ?… C’est Adriel. Est-ce que… je peux monter ? » Il fait un sourire gêné et un petit sourire à la caméra. Elle pourrait très bien raccrocher et ne pas ouvrir, et il n’aurait même pas le droit de lui en vouloir.

Ça lui parait tout à fait étrange d’être ici. Comme s’il n’avait rien à faire dans ces couloirs, dans cet ascenseur. Il les connait pourtant. Il lui est arrivé de venir chercher Angie ici, même s’ils n’y restaient jamais longtemps. Pour être seuls, c’était plus simple chez Adriel. Il n’empêche qu’il est déjà passé par ici, de nombreuses fois, et pourtant il n’a jamais autant réfléchi à chacun de ses pas. Il n’est pas certain que ça soit la bonne décision, pas certain non plus qu’Angie veuille le voir. En fait, il n’est sûr de rien. A part qu’il doit faire quelque chose, au risque de le regretter plus tard. Elle lui a ouvert la porte de l’immeuble, c’est déjà un premier pas dans la bonne direction. Maintenant, c’est à lui de faire le suivant, jusqu’à la porte de son appartement. Porte devant laquelle il s’arrête, à nouveau hésitant. Mais il va aller jusqu’au bout. Il lui faut juste un petit plus de courage.
Finalement, la porte s’ouvre avant qu’il n’ait pu frapper. Après tout, Angie l’a laissé entrer en bas, elle devait se douter qu’il arriverait au bon étage à un moment. Il sourit, pas du tout à l’aise, alors qu’elle lui dit d’entrer. A nouveau cette impression de dénoter avec les lieux. Il n’aurait pas pensé revenir dans cet appartement un jour. Apprendre qu’Angie y habitait toujours n’avait pas manqué de le surprendre. Mais après tout, elle a pu faire sa vie comme elle l’entendait depuis qu’ils se sont séparés. Même s’il s’est parfois posé la question. Et de plus en plus récemment. Mais même si Angie a compté pour lui, et que la revoir lui rappelle de bons souvenirs, ce n’est pas pour rallumer la flamme qu’il est là aujourd’hui. Instinctivement, il se demande si leur enfant est là, dans l’appartement. Il n’y a pas d’autre bruit que le silence pesant entre eux. Mais il ou elle pourrait tout de même être là. Mais pour l’instant, il ne veut pas être trop intrusif. Ou pas plus qu’il ne l’est déjà, en débarquant avec des années de retard. « Comment tu vas alors ? » Il se gratte l’arrière du crâne. Il s’était pourtant préparé, mais les mots semblent lui manquer. Et même s’il a un discours à réciter, il se dit qu’il vaut mieux amorcer les choses doucement, par des banalités. « Tu as l’air en forme. » Ridicule. Même si c’est vrai, ce n’est sans doute pas ce qu’Angie attende qu’il dise. Mais il a besoin d’encore un peu de temps. Encore un peu de courage.

Il avait eu le temps de se jouer la conversation dans tous les sens. D’imaginer toutes les façons dont il pourrait lui dire, pour qu’elle ne le prenne pas mal et ne le mette pas dehors immédiatement. Seulement, c’était plus facile devant un miroir. Il n’a été nerveux avec Angie qu’une seule fois auparavant. Quand elle lui avait annoncé sa grossesse et qu’il n’avait pas su réagir. Pas prêt. Pas assez engagé dans leur relation. Il n’avait pas eu d’autre choix que de lui dire la vérité. Adriel ne pensait pas que ça changerait un jour. Mais le temps a su faire son œuvre, la pensée a fait son chemin dans son esprit. Et il est là, aujourd’hui, avec l’envie d’apprendre à connaître son enfant.
Commencer par quelques banalités lui parait être la chose à faire. Sans doute qu’Angelica se demande ce qu’il fait là. Peut-être qu’elle s’en doute un peu. Après tout, il n’est pas venu jusqu’ici, après tant d’années, juste pour discuter du beau temps. « Hum… ? Ça va aussi, comme d’habitude. » Dans le genre vague, on fait difficilement mieux. Dire qu’à une époque, ils ont été fusionnels. A les voir aujourd’hui, impossible de s’en douter. Il n’est pas le seul à ne pas savoir que dire. Angie lui propose un café, attendant sans doute qu’il dise pourquoi il est là. « Euh oui, pourquoi pas un café ? Si tu en as qui est prêt. » Elle vient de proposer, c’est que ça ne la dérange pas. Pour autant, Adriel marche sur des œufs avec elle. Alors qu’elle part dans la cuisine, il observe les lieux. La pièce n’a pas tellement changée, par rapport à son souvenir. Seulement quelques changements qui prouvent qu’un enfant vit ici désormais. Angie ne tarde pas à revenir, et l’invite à s’assoir après lui avoir donné une tasse. Ce qu’il fait, avant de la regarder et de s’éclaircir la gorge. Il doit le dire. Plus de retour en arrière possible. « Je… Si je suis là aujourd’hui, c’est par rapport à notre enfant. Enfin celui qu’on a fait ensemble. » Pourquoi précise-t-il cela ? Il est ridicule. « Je sais bien que j’ai beaucoup de retard, mais j’aimerais apprendre à le connaître. Ou la, je ne sais même pas. » C’était sans doute plus simple, de ne pas savoir. Sauf que maintenant, quelque chose a changé. Ou bien il a changé, il ne sait pas trop. « Crois-moi, j’y ai beaucoup réfléchi. Et je suis prêt. »