Tout se bouscule dans la tête d’Esteban. Un instant, il se demande même si le destin ne s’amuse pas avec son pauvre cœur. Bien sûr, cela impliquerait que le monde ne tourne qu’autour de lui et de ses histoires d’amour, mais comme souvent, le bouclé ne réfrène pas ses élans dramatiques et s’imagine facilement qu’une toute puissance s’amuse à le torturer de là-haut. Vrai ou non, l’ironie est telle qu’il ne réalise pas qu’il est le bourreau d’une toute autre personne. D’ailleurs, loin de réaliser quoi que ce soit à ce sujet, Esteban ressent le besoin d’aller voir son meilleur ami pour s’épancher sur la situation qu’il vient de vivre. Qu’il le veuille ou non, le retour de Noah l’a chamboulé et garder tout cela pour lui ne lui semble pas être une option satisfaisante. Ils se rend donc chez Tristan muni d’une boîte de cookies qu’il a réalisé en compagnie de Lily. S’il marche d’un pas décidé, il espère en revanche ne pas perturber un entraînement de piano. Devant la porte des Hastings, Esteban sonne et attend qu’on vienne lui ouvrir.

La maison est vide, et il y règne un calme olympien, inhabituel. C'est reposant de simplicité. Même Ellen est absente, sans doute rentrée chez elle après une semaine difficile. Il n'a aucune idée de où sont partis ses parents - et Ivy - mais peu importe. Pour la première fois depuis de nombreux jours, il est seul. Tranquille. Etalé sur son lit, les yeux rivés sur le plafond blanc, il essaye de déjouer les pièces que lui tend son cerveau. Il voudrait pouvoir arrêter le flot de ses pensées en pressant un bouton ; mais il n'a pas encore trouvé la commande. Inlassablement, son esprit le ramène au visage de Noah et aux traits d'Este. Inlassablement, son coeur recommence à lui faire mal. C'est comme une bombe qui lui explose au visage alors qu'il se pensait tiré d'affaires. Et pour ne rien arranger, voilà qu'on vient troubler sa tranquillité. Déjà.

Il descend les marches à la volée et ouvre la porte sur le visage de son meilleur ami - le même visage que celui auquel il pensait quelques secondes auparavant. Il prend une inspiration difficile et penche un peu la tête.

- Hello, il finit par lancer en ouvrant plus en grand la porte. Je ne t'attendais pas, tout va bien ?

Tristan a l’air fatigué, comme s’il avait passé une mauvaise nuit. Pour la première fois depuis des années, Esteban a l’impression de déranger son meilleur ami en lui rendant visite. Hébété, il n’ose donc pas s’inviter à l’intérieur et songe même à rebrousser chemin. Il est vrai qu’il aurait pu envoyer un message, le prévenir de sa visite. Après tout, Tristan passe beaucoup de temps à s’entraîner au piano. Il a sûrement bien mieux à faire que d’écouter son ami babiller au sujet de Noah. Vu leurs interactions à la dernière soirée, il n’est même pas certain qu’ils s’apprécient vraiment.

Pris au dépourvu, Este s’excuse cependant platement d’avoir débarqué comme cela, sans prévenir. Maintenant qu’il y pense, il a peur de paraître collant, envahissant. Ce n’est pas du tout l’impression qu’il souhaite donner à Tristan, alors il prend rapidement la parole pour proposer de lui laisser de l’espace, si c’est ce qu’il souhaite.

- Oui, tout va bien, désolé, j’aurais dû envoyer un message, t’as surement plein de truc plus importants à faire...

Son regard se pose sur son meilleur ami, et il remarque alors quelques cernes sur son visage.

- Tout va bien ? Je peux repasser une autre fois si tu es fatigué.

Tristan regrette presque immédiatement les mots qui passent sa bouche. Il n'a pas l'impression d'avoir usé d'un ton particulièrement agressif, mais à en croire les traits surpris d'Este, son amertume a surement pris le pas sur ce qu'il tentait de dissimuler finalement. La fatigue ne l'aide pas, il faut dire que ses dernières nuits se sont trouvées particulièrement agitées et peu reposantes. Il secoue vivement la tête et ouvre la porte un peu plus en grand pour qu'Este puisse entrer.

- Mais non, qu'est-ce que tu racontes. Je suis toujours très heureux de te voir. Entre ?

Il s'écarte et laisse son meilleur ami se glisser à l'intérieur. La vérité, c'est qu'il aurait préféré rester seul. Il n'a ressenti ça qu'à de très rares occasions, à des moments où il devenait trop difficile d'être à proximité d'Este au regard de ses sentiments. Mais avec les années, il était parvenu à maîtriser tout ça. Le fait qu'il se sente si coincé aujourd'hui ne le rassure aucunement.

- Qu'est-ce qui t'amène ? Tu veux boire quelque chose ?

Il se dirige vers la cuisine et ouvre le frigo.

- Tout va bien ? il finit par demander quand il ressort la tête du réfrigérateur.

Quelque chose traverse Tristan, Este en est persuadé. Son regard exprime des choses que son ton tente tant bien que mal de corriger. Le bouclé n’est certes pas très fin dans ses interprétations parfois, mais il peut cependant généralement se fier à ses impressions sur ce point précis. Il connaît Tristan depuis toujours, ou tout du moins assez pour savoir qu’il ne tient pas particulièrement à le voir aujourd’hui, meme s’il se montre courtois. Assez logiquement, malgré les efforts de Tristan pour le recevoir poliment, Esteban ne peut pas s’empêcher de paniquer intérieurement. Il se demande s’il n’a pas dit quelque chose de travers, s’il n’a pas irrité Tristan pendant leurs vacances communes. Puis il décide finalement de faire taire ses pensées. Il doit vraiment arrêter de s’imaginer que tout tourne autour de sa petite personne, ça devient ridicule.

- C’est gentil, mais si tu es fatigué je peux repasser, vraiment. Je ne veux pas te déranger…

Esteban insiste, il ne veut vraiment pas s’imposer. Si Tristan a besoin d’espace, il est prêt à lui en donner. Seulement le pianiste élude sa question, ce qui n’est pas prêt de le rassurer.

- C’est pas très important, j’avais juste envie de te voir, d’ailleurs tu n’as pas répondu à ma question. Tout va bien ?

Il se permet de poser la question de nouveau, parce qu’il en a quelque chose à faire et que c’est le moment ou jamais de lui montrer avant d’enclencher le mode drama queen et de lui parler de Noah.

Tristan se sent immédiatement coupable de ne pas savoir donner le change. Il a du mal à gérer ses émotions contradictoires sur les évènements actuels qui divisent leur groupe. Le retour de Noah ne lui fait absolument pas plaisir, ce qui le différencie sans aucun doute de son meilleur ami. Avant Noah, Tristan ne savait même pas que l’attention d’Esteban pouvait se tourner vers les hommes. Au fil des dernières semaines, leur relation a un peu évolué, du moins le croyait-il. En tout cas, il n’avait pas ressenti l’amour qu’il éprouve pour son meilleur ami de manière aussi forte depuis un long moment, ce qui veut sans doute dire que quelque chose a changé. Il a l’impression que le retour de Noah met en péril les légers changements qui se sont opérés, et ça lui fait peur. Au delà même de l’idée qu’Este et lui ne seront jamais ensemble, ce qu’il a fini par accepter, il a bel et bien peur que le retour du jeune rival éloigne Esteban de son meilleur ami. Une idée pas si saugrenue que ça quand on y pense.

- Tu sais bien que tu ne me déranges jamais, ne dis pas n’importe quoi, il répond en se forçant à accompagner sa réponse d’un sourire. Tout va très bien pour moi, oui, et toi ?

Il est plus facile de mentir ; ou du moins d’occulter la vérité. Qu’est-ce qu’il pourrait bien dire, de toute façon ? La vérité brute ? Ca va mal parce que j’ai l’impression que le retour de Noah va nous éloigner ? Parce que je le déteste de capter ton attention ? Parce que je t’aime ? Jamais il ne pourra faire ça. Il y a pensé, parfois, puis a rougi de honte de s’imaginer si audacieux. Tout cela pourrait ruiner leur amitié, et c’est une chose qu’il ne supporterait pas. Tristan n’a pas beaucoup d’amis, en tout cas, peu de gens auxquels il se confie autant qu’à Este. L’idée de les perdre lui est insupportable.

- Tu as l’air préoccupé ?

Il se doit de rester un bon ami. Même si ça lui fait mal au coeur d’entendre ce qu’il va entendre, même s’il a envie d’aller se réfugier devant son piano. Il maitrise tout parfaitement, Tristan, mais il a compris depuis longtemps qu’on ne pouvait pas éteindre son coeur quand il faisait mal.

Esteban se bute légèrement en voyant Tristan refuser une fois de plus de lui énoncer le problème. Il devrait avoir l’habitude pourtant, mais cela lui fait toujours un peu de peine que de réaliser que Tristan préfère garder toutes cette choses pour lui sans même considérer l’idée de lui en parler. Ils sont meilleurs amis et malgré tout, il a l’impression qu’il ne se sent pas à l’aise pour lui parler de ce qu’il ressent. Et parfois il a surtout l’impression que cette amitié ne va que dans un sens, sens qui serait le sien. Tristan est toujours là pour l’écouter, l’épauler, mais Esteban n’a simplement pas la sensation de lui rendre la pareille. Pas parce qu’il ne le souhaite pas, mais parce que Tristan n’a pas l’air de chercher cette forme de réconfort chez lui. S’il connaissait les raisons derrière cette attitude, tout prendrait bien plus de sens, mais en attendant, il doit bien avouer qu’il a vraiment l’impression de ne pas être à la hauteur de cette amitié. Voyant que s’acharner ne le fera pas parler, Esteban abandonne.

- Ca va, la soirée était agitée hier. Pour tout le monde...

Il fait bien entendu référence à la dernière soirée au provocateur. Soirée où même Tristan avait l’air de mauvaise humeur. Plusieurs fois il s’est éclipsé pour discuter avec Bloom, même Chloé... Tristan, il était plutôt ailleurs, et Este n’a pas eu l’occasion de lui parler.

- Tout le monde avait l’air préoccupé par ton bien être, il s’est passé quelque chose ? Ou c’est juste que tu ne t’entends pas avec Noah ?

Esteban s’essaye à la perspicacité, mais ce n’est pas encore vraiment son fort...

Agitée n’est pas exactement le mot qu’il aurait choisi pour décrire la soirée de la veille. Pénible lui aurait sans doute mieux convenu, mais Tristan ne peut décemment pas s’en ouvrir à Esteban, alors il garde cette pensée pour lui. Il aurait préféré que Noah ne revienne pas. Pourquoi le garçon lui fait-il peur ? Sans doute parce que dans son esprit, il est le premier homme à avoir ouvert Esteban à la possibilité qu’il soit bisexuel. Tris se souvient bien des mots utilisés pour décrire Noah, à l’époque, du petit jeu qui s’est installé entre eux avant qu’Oscar n’entre dans la vie d’Este. Il se souvient des regrets de son meilleur ami quand Noah est parti, du goût d’inachevé. Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer que ces deux là partagent quelque chose, une attirance difficile à ignorer. Et si à l’époque, Tristan parvenait à se faire une raison, il en va autrement aujourd’hui. Parce qu’au fil des dernières semaines, il a eu l’impression de se rapprocher d’une manière inédite de son meilleur ami ; et qu’il a l’impression que le retour de Noah ne vient que perturber l’ordre des choses. Pourtant, il sait bien qu’il se fait sans doute des idées. Mais même sans parler de sentiments amoureux, Esteban et Tristan, qui ont toujours été proches, ne l’ont jamais été autant qu’en ce moment.

- Oui, c’était une soirée agitée, en effet. Mais ne t’en fais pas pour moi – enfin, je ne vais pas mentir, je ne m’entends effectivement pas très bien avec Noah. Mais hier, j’avais chaud, et je ne me sentais pas très bien. Sans doute la fatigue des dernières représentations. Je ne pensais pas que j’allais la ressentir à ce point en partant de chez moi…

Il hausse une épaule pour balayer le sujet. Il donnerait cher pour fuir, en cet instant. Il ne le peut pas, il est incapable de faire un coup pareil à son meilleur ami. Mais il l’aimerait.

- Tu es content de le revoir, Noah ?

Il aimerait bien qu’Este soit lancé sur le sujet, pour qu’il arrête enfin de s’inquiéter pour lui, de lui. Tris n’a pas envie de glisser sur la pente qui s’offre à lui ; son équilibre est fragile, et il sait son secret en péril.

Esteban a la sensation que Tristan n’est pas complètement honnête avec lui, et ce depuis le début de leur conversation. Et s’il parvient tout de même à lui faire cracher le morceau par rapport à Noah, il n’est pas sans remarquer la résistance de son meilleur ami à dire toute la vérité le concernant. En temps normal, Esteban n’insisterait pas, mais vu l’intention claire de Tristan de tout de même aborder le sujet du retour de Noah, le bouclé estime qu’ils peuvent au moins le faire de manière transparente. C’est ce que font les amis non ? Il ne l’apprécie pas, très bien, mais Esteban aimerait quand même bien savoir pourquoi. C’est d’autant plus important que le Gardner a quelques sentiments pour Noah, des sentiments qui refont rapidement surface depuis ce retour imprévu. Esteban déteste le conflit qui plus est et la dernière chose dont il a envie, c’est bien de se retrouver au milieu de Noah et Tristan. Bon le bon point dans tout cela, c’est que lui n’a rien fait du tout pour une fois, mais si Noah a fait du mal à Tristan, c’est quelque chose qu’il aimerait bien savoir.

- Mais pourquoi tu ne l’apprécies pas ? Il t’a fait quelque chose ? Il s’est passé quelque chose entre vous deux ?

Esteban sent son cœur battre un peu plus vite à l’idée que cela puisse être le cas. Voilà qui serait extrêmement embarrassant, mais qui règlerait sans doute le problème de fond. Ce n’est pas vraiment le genre de Tristan de ne pas laisser une chance aux gens alors son attitude est légèrement préoccupante. Le fait que tout le monde se soit levé de table pour aller le consoler aussi d’ailleurs quand il y pense. Il y a quelque chose qu’on ne lui dit pas, il en est persuadé et c’est sûrement loin d’être anodin si même Tristan refuse de lui en parler.

- Bein oui, on s’entend bien lui et moi...

Euphémisme. Mais même avec Tristan, Este n’est pas forcément à l’aise pour parler de tout cela, encore plus maintenant qu’il lui a dit qu’il ne l’aimait pas. Loin de lui l’envie d’en rajouter et force est d’admettre que Tristan, meilleur ami ou non, n’est pas la personne la plus indiquée pour parler de tout ça. N’ayant toujours pas parlé de sa bisexualité à Nate, le voilà bien embarrassé.

Evidemment, Esteban demande pourquoi. Tristan ne sait pas quoi lui répondre. L’honnêteté n’est ici pas une option, et puis même s’il envisageait d’être honnête, il ne saurait pas comment présenter les choses. Il n’est pas prêt à dire ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Il n’est pas prêt à perdre l’amitié d’Este, car dans son esprit, aucune autre option n’existe. Esteban n’éprouve forcément pas la même chose que lui, et la confession de ses sentiments ne pourra aboutir qu’à une seule chose : la fin de leur amitié. Esteban aura besoin de mettre de la distance, il se sentira gêné en sa compagnie, peut-être même coupable, et il finira forcément par s’éloigner. Rien qu’à imaginer une situation pareille, Tristan se sent mal, et se convainc que parler n’est pas une option.

- Je pense qu’on est seulement pas compatibles. Ce n’est rien de particulier, ne t’inquiète pas. Disons qu’il ne fait pas partie des gens du groupe avec lesquels je m’entends.

Ce qui n’est pas totalement inexact. Tristan a toujours eu du mal à entretenir des relations sociales, et si quelques privilégiés sont parvenus à briser sa carapace, il ne reste pas moins mal à l’aise avec la plupart d’entre eux. Y compris ceux qui murmurent dans son dos qu’il n’est qu’un parvenu un peu coincé, franchement aidé par la popularité et la richesse infinie de ses parents. Tris n’est pas idiot, il sait que nombreux sont les gens qui mettent sa réussite scolaire et Julliard sur le dos de la fortune familiale. Surtout sa réussite dans un lycée dirigé par son père. Et il sait aussi que les frasques d’Isolde font rire le plus grand nombre d’entre eux. Il ne peut pas vraiment les juger, lui-même a parfois du mal à saisir la fantaisie maternelle - mais comme toute personne douée de jugement, il supporte mal que les autres se permettent de juger sa mère.

- Mais ce n’est pas grand chose. Je ferai un effort, si tu en as besoin. Je sais que vous vous entendez bien.

Il acquiesce pour appuyer ses propos et montrer sa bonne foi, même si dans le fond, cela lui coûte.

- Tu as des sentiments pour lui ?

Il avait espoir qu’Oscar ait pu effacer tout ça, mais il a bien vu la réaction d’Este lorsque Noah a refait surface. Et s’il ne pense pas que le garçon soit un candidat potentiel à ravir le coeur de son meilleur ami, il ne s’autorise pas à le dire. Il aurait trop peur de passer pour un simple jaloux.

Este n’est pas convaincu par l’explication de Tristan. Quelque chose cloche dans cette situation, et Esteban n’arrive pas à mettre le doigt sur l’élément qui lui manque. Cela dit, il est clair maintenant que Tristan lui ne lui raconte qu’une partie de l’histoire. Pour ne pas s’entendre avec une personne, encore faut il avoir eu l’occasion de discuter plus que cela avec elle, hors jusqu’à présent Esteban a surtout remarqué que les deux garçons s’évitaient, ce qui n’est pas le genre de Tristan. Si les autres sont au courant de quelque chose, lui a clairement manqué un épisode. Ce ne serait d’ailleurs pas si étonnant, si Tristan n’essayait pas délibérément de le garder dans l’ombre, le tout en lui posant des questions qui l’inquiètent légèrement à vrai dire. Est-ce que Noah lui a fait quelque chose dont il essaye de le protéger ? Est-ce la raison derrière ses questions sur ses sentiments ? Quoi qu’il en soit, Esteban n’a pas l’intention de lui raconter quoi que ce soit, si Tristan continue sur cette lancée. S’il souhaite jouer les cachotiers, Este sait se faire désirer lui aussi.

- Je trouve juste ça étrange, ce n’est pas comme si vous aviez eu l’occasion d’apprendre à vous connaître. Et puis tout le monde a l’air au courant sauf Priya et moi alors bon...

Esteban aurait voulu ne pas sonner aussi acide, mais le souvenir de la soirée lui revient plus clairement alors qu’il essaye de comprendre ce que Tristan souhaite lui cacher. Pas une soirée agréable sans sa globalité. Pire encore, il ressent une certaine culpabilité qu’il n’explique pas, comme si Tristan lui reprochait de se réjouir du retour de Noah, même si ses mots n’expriment en rien cette idée.

- Je ne te demande pas de faire un effort, j’essayais juste de comprendre pourquoi tout le monde est parti voir si tu allais bien après que tu aies quitté la table suite à son arrivée.

Esteban veut bien admettre qu’il s’agisse d’une coïncidence, mais pour être honnête, il a surtout l’impression d’être pris pour un débile et le sentiment est loin d’être plaisant. A plus forte raison, venant de Tristan. C’est d’autant plus compliqué qu’il s’agit déjà d’une lutte quotidienne pour lui de ne pas s’imaginer que le reste du monde lui en veut et veut l’exclure des choses.

- C’est pas très important, assez parlé de lui.

Alors il se ferme, comme une huître, ça il sait faire aussi. Il ne voit pas pourquoi il parlerait de ses sentiments pour Noah a quelqu’un qui n’a aucune intention de le faire entre contrepartie.

Esteban est fâché. Tristan le connait assez bien pour savoir quand le jeune homme, habituellement solaire et souriant, est agacé, ennuyé. Et c’est de sa faute. Ca lui brise le coeur - et ce n’est pas imagé. Ce n’est pas une exagération dramatique. Il est peiné, fatigué. Usé. Et il n’a pas la force, aujourd’hui, de supporter la colère ou la tristesse de son meilleur ami. Il a encore moins la force de supporter ces émotions venant de l’homme que lui, il aime si profondément. Tristan voudrait pouvoir donner le change, il voudrait vraiment qu’Esteban ne soit pas en colère contre lui. Il a presque envie d’ouvrir un peu les vannes, de lui demander de ne pas lui en vouloir, de lui dire qu’il est fatigué et qu’il n’a pas la force de se battre contre cette conversation. Il sent l’angoisse qui lui barre la gorge et agite son coeur.

- Personne n’est au courant parce qu’il n’y a rien de plus à savoir, et personne n’est parti ? Bloom est allée accompagner Chloé qui voulait fumer, je les ai rejointes dehors pour fumer avec elle et prendre l’air parce que j’étais fatigué. En dehors de Bloom et Chloé, je n’ai vu personne.

C’est la stricte vérité, d’ailleurs. Et ce n’est pas comme s’il s’était épanché auprès de qui que ce soit de toute façon. Il est discret par nature, Esteban devrait le savoir.

- Je pense que tu as une mauvaise idée de ce qu’il s’est réellement passé, Este. Je t’assure que je n’ai vu que Bloom et Chloé dehors. Pour fumer. Je n’ai rien dit de plus concernant Noah.

Este se ferme et Tristan a envie de pleurer. Il est un peu en colère, aussi. Parce qu’il souffre et que maintenant, il va devoir jouer encore mieux. Faire plus d’efforts. Il est fatigué, pourtant ; des efforts, il n’a pas vraiment envie d’en faire.

- Au contraire, le sujet me semble important puisque toi, tu l’aimes bien. Je proposais de faire un effort parce que ça semble important pour toi. Tu sais comme je suis, j’ai du mal avec les gens, mais si je pensais vraiment du mal de Noah, je te le dirai. Si tu ne veux pas me parler de lui parce que tu crois que j’ai raconté des choses à tout le monde pendant cette soirée, tu as tort. Je n’ai rien dit de mal sur Mason. Je suis ton ami, tu peux te confier à moi, mais j’ai le droit de ne pas apprécier certaines personnes, même si toi tu les aimes. Ca ne change rien au fait qu’on soit amis, si ?

Tristan espère adoucir son ami, sinon il ne sait pas ce qu’il va faire pour ne pas garder le goût amer de cette conversation dans le coeur.

Tristan lui explique qu’il n’y avait rien d’étrange à cette soirée, ni même de conversation à propos de Noah avec Chloé et Bloom, et Este a vraiment l’impression d’être pris pour un crétin, trop stupide pour remarquer que quelque chose se trame dans leur bande d’amis. Si les mots de Tristan ont du sens et devraient le rassurer, son intuition lui crie pourtant que le pianiste n’est pas aussi honnête qu’il ne l’est d’ordinaire. Et ça lui fait mal, vraiment. Cette pensée le rend triste car l’un dans l’autre, soit Tristan lui ment, soit c’est lui le problème une fois de plus, à s’imaginer des choses qui ne sont pas réelles, à torturer son meilleur ami, alors que le souci n’est que dans sa tête, comme d’habitude.

L’admettre brise le peu d’aplomb et de confiance en lui qu’il avait au début de la conversation, mais il doit considérer l’idée après tout. En toute honnête qu’il ait vrillé pour rien, ne l’étonnerait pas de lui-même, ce ne serait clairement pas la première fois.

- Non et je suis désolé. Je me fais des films comme d’habitude. Il va falloir que je retourne voir mon psy, car y’a clairement un souci chez moi si j’en viens à devenir parano parce que tu veux aller t’aérer dehors.

Este affiche une mine déconfite. Son humeur a changé radicalement et il se demande pourquoi il est toujours là à ennuyer Tristan qui en a vraisemblablement eu assez. Il est vraiment temps qu’il s’en aille s’aérer l’esprit lui aussi. S’il s’entête, il pourrait bien finir par foutre en l’air une de ses rares amitiés sincères en disant n’importe quoi. Ses pensées tourbillonnent dans sa tête, et Esteban se sent maintenant coupable d’avoir fait une scène pour rien. Au fur et à mesure que ses sentiments prennent le contrôle sur la raison, il enterre son intuition première sous une couche de doute et de haine de soi. Alors qu’il était persuadé qu’il y avait quelque chose d’étrange dans le comportement de Tristan, il le sait désormais, la seule chose louche dans toute cette histoire, c’est sa façon d’interpréter les choses et de toujours s’imaginer qu’on veut l’exclure des choses. Il y revient toujours, comme quoi toutes ces années de thérapie n’auront pas servi à grand chose.

- Je vais te laisser tranquille je crois, j’en ai assez fait.

Tristan se sent coupable. Il serait bien plus simple de donner des explications à Esteban. Lui qui ne cherche qu'à protéger son meilleur ami en toutes circonstances a l'impression de manquer à la mission qu'il s'est lui-même donné ces derniers temps. On ne peut pas vraiment dire que la mine affichée par Este soit celle de quelqu'un qui se porte bien. Au contraire, son meilleur ami a l'air de cuver son désespoir en cet instant précis. Il dit qu'il s'est fait des films, ce qui n'est pas totalement faux car personne ne connait le secret de Tristan. Il a toujours veillé à ce qu'il soit bien gardé. Personne ne peut savoir, sinon, il risquerait gros.

- C'est pas une question d'être parano ou d'avoir un problème Este. On était nombreux, en boite, avec du monde, du bruit et de l'alcool, c'est simplement un problème d'interprétation ? Et on en a discuté pour rétablir la vérité. Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de mal à ça.

La patience qu'il affiche lui coûte un peu. Il n'a pas envie d'être patient, pas aujourd'hui. Pour autant, il ne laisse plus rien transparaître par peur de blesser Esteban, ce qui est la dernière chose qu'il souhaite.

- Tu n'as pas besoin de partir. Je suis ton meilleur ami, et tu viens juste d'arriver. Arrête de déprimer et parle-moi plutôt de Noah, qu'est-ce que ça peut faire qu'on ne soit pas les meilleurs amis, lui et moi. Je fais confiance à ton jugement.

Tristan lui offre un sourire, produisant des efforts pour tenter d'enlever la tristesse qui mine les traits d'Este.

Tristan a beau essayer d’arranger la situation, c’est loin d’apaiser son meilleur ami. Pire, ses tentatives pour rationaliser sa mauvaise interprétation ne braquent Esteban que davantage. S’ensuit un sentiment de culpabilité qui vient naturellement s’ajouter à l’équation et qui n’a rien d’agréable lui non plus. Esteban a besoin d’air, c’est tout ce à quoi il est capable de penser pour l’heure. S’il avait considéré l’idée de s’épancher sur le sujet de Noah auprès de son meilleur ami, ce n’est clairement plus le cas aujourd’hui. Pas parce que les arguments de Tristan ne le convainquent pas, mais plutôt parce qu’il sent une flopée d’émotions lui barrer la route.

- Franchement on a pas besoin d’en parler. Il n’y a rien de fascinant à raconter à son sujet. Il est rentré, je l’apprécie, c’est tout ce qu’il y a à dire...

A dire vrai, tout ce dont il a envie c’est d’aller pleurer sur l’épaule de son père en mangeant de la glace, détail qu’il ne compte aucune partager avec Tristan. Plus cette conversation l’affecte, plus il se sent ridicule. Battre en retraite l’est tout autant, mais c’est encore la meilleure chose à faire alors qu’il sait pertinemment qu’il n’arrivera pas à calmer ses angoisses.

- Je vais te laisser, j’avais oublié que je devais aider mon père dans le jardin cet après-midi. Repose toi bien Tristan, tu as l’air fatigué.

Et il fuit, comme un lâche avant de laisser les larmes couler, se sentant encore plus misérable de laisser ses émotions gagner le combat une fois de plus.