Parfois, même les gens les plus sociables n’ont qu’une seule envie : qu’on leur foute une paix royale. Qu’on les oublie, qu’on les laisse tranquille, qu’on n’ait même pas l’audace de leur jeter un coup d'œil. Ce soir-là, Ina était de ces gens. D’ailleurs, elle le faisait clairement savoir, puisqu’elle avait vissé son casque sur ses oreilles 一 ce qui signifiait « vous êtes bien gentils mais je ne veux pas vous écouter et encore moins vous parler. » Elle n’avait même pas mis de musique, elle s’en servait juste comme d’un rempart contre le reste du monde. Il faut dire que la journée d’Ina avait été rude. Pour les surveillants, le vendredi soir était synonyme d’une ribambelle d’ados ingérables, excités par la perspective du week-end, qui n’avaient qu’une idée en tête : briser psychologiquement l’équipe pédagogique et détruire le lycée.

Comme chaque vendredi soir, Ina avait réussi à empêcher la démolition du lycée et pour s’en féliciter, elle décida de se rendre au Lift. Elle voulait s’accorder un moment à elle et elle seule. Une fois sur place, c’est pour la salle de boxe qu’elle opta. Elle enfila une paire de gants, essayant de ne pas penser aux mains qui y avaient transpiré avant les siennes. Yerk. Honnêtement, elle n’y connaissait pas grand-chose en matière de boxe. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était taper dans un truc et faire en sorte de ne penser à rien. Alors oui, Ina tapait dans le sac n’importe comment. Mais bon sang, ça faisait du bien. Dommage que le Lift ne propose pas de formule « massacre d’assiettes à coups de batte de baseball, 30$ la demi-heure », j’suis sûre que ça marcherait du tonnerre.

« Ta garde n’est pas assez haute. » Un homme en marcel dégoulinant s’était approché, il lui parlait, mais Ina n’entendit pas du premier coup. Elle ne comprit pas non plus au second. Mais il n’en démordait pas. Elle dut retirer son casque et il répéta encore : « Ta garde n’est pas assez haute. » Ina fit un sourire qui se voulait à peu près aimable. Elle avait très envie que ce monsieur et son débardeur dégueulasse gardent leurs conseils pour eux. Elle lâcha : « Merci, mais là, le but, c’est juste de me défouler. » Son ton était un peu sec, mais un bon relou ne se décourage jamais aussi facilement. « En fait je suis désolé mais je peux pas te laisser cogner comme ça, c’est contraire à ma religion. » Ina étouffa un soupir. Mayday, il compare la boxe et la religion. Par pitié, pas ça, pas un puriste, achevez-moi ! « Je fais de la boxe en compétition, tu vois. » Ina hocha la tête en haussant les sourcils, faussement impressionnée, mais son interlocuteur ne sembla pas comprendre que c’était ironique. « T’avais sans doute deviné, je veux dire, quand t’as vu ça. » Il désigna fièrement l’un de ses biceps et Ina crut halluciner. Oh putain, dans le genre blaireau, j’ai tiré le gros lot. Au secours.

Après avoir détruit le magasin du nouveau mec de ta future ex-femme et t’être rendu compte que le sosie officiel de Colin Farrel avait plus de muscle que toi malgré son âge, tu as décidé de t’inscrire dans une salle de sport appelée The Lift dans l’espoir de te rendre plus fort. Bon, depuis ton inscription il y a un mois, tu es venu… Ouais bon ok, tu l’avoues, c’est la première fois que tu y mets les pieds. Tu as décidé de te rendre dans la salle de boxe où tu tapes dans le sac depuis une bonne demi heure sans avoir l’impression de muscler quoi que ce soit. Tu t’arrêtes pour boire de l’eau tout en haletant comme une jument en train de donner naissance, te demandant quelle idée a pu te traverser l’esprit pour vouloir te mettre au sport. Ah si, pour pouvoir exhiber tes nouveaux bras musclés à Lana lors du divorce. Et tandis que tu manques de t’étouffer en buvant trop vite, tu observes le spectacle qui se déroule sous tes yeux à quelques mètres de là. Un blaireau en rut en train d’essayer d’aborder une femme qui fait sa vie, ce qui ne t’étonne pas vraiment. Tu pourrais détourner le regard et faire comme si de rien n’était mais ta sœur t’a toujours appris à faire semblant de jouer le rôle du grand frère si jamais une femme semble en difficulté dans la rue avec un tocard pareil. Sauf que voilà, là, cette inconnue ne t’a rien demandé mais cela ne t’empêche pas de vouloir jouer les preux chevaliers. « Et moi... » que tu finis par lancer en t’approchant d’eux tandis que l’autre homme exhibe son bicep. C’est une plaisanterie ? Vu ton taux d’oxygène assez limité à cet instant, tu respires encore avec difficulté et tu fais signe aux deux d’attendre quelques secondes avant que tu puisses finir ta phrase. Toi qui voulais faire une entrée grandiose, c’est raté. « Ma garde est assez haute ou pas ? ». Le mec te regarde en haussant un sourcil, se demandant certainement qu’est-ce qu’un crétin comme toi vient faire ici. Toi-même tu te poses la question après tout. « Ah désolé, peut-être  que j’suis pas assez intéressant pour que tu viennes me donner des précieux conseils ? Tu veux pas venir m’aider à m’entraîner ? C’est quoi qui t’plaît pas chez moi ? ». Il est clair que tu es en roue libre depuis que tu as reçu les papiers du divorce mais à ce point-là, toi-même tu t’étonnes.  « Écoute petit, je parle à la jolie demoiselle. Va jouer ailleurs. » qu’il te lance avant d’observer de nouveau l’inconnue comme si tu n’existais pas. C’est l’histoire de ta vie ça, d’être ignoré et d’être rabaissé. « Parce que tu crois qu’elle a envie de parler à un puant qui porte un marcel de beauf, tocard ? » que tu répliques aussitôt, le regard noir. Sauf que bon, tu n’as jamais été très crédible quand tu t’énerves. Mais tu fais de ton mieux pour au moins, d’accord ?

Ina était restée muette, sidérée par le spectacle. Elle avait l’impression d’assister à une scène d’une très mauvaise comédie romantique, dans laquelle la cheerleader se fait enquiquiner par un bad boy, mais est secourue par le quarterback. Sauf que l’héroïne, c’était elle. Or Ina n’avait vraiment pas envie d’être une cheerleader, son univers à elle était plutôt éloigné des pompons. Et accessoirement, elle n’avait pas besoin d’être sauvée, merci et bonne journée à vous. Finalement, elle se décida à sortir de son mutisme. « Bon, les gars, par qui je commence ? »

C’est Mr. Marcel qui concentra d’abord son attention. Ina payait son abonnement à la salle suffisamment cher pour que des inconnus s’abstiennent de lui coller leurs muscles sous le nez. Elle le dévisagea des pieds à la tête. Bon sang, ça n’avait pas l’air de circuler très vite entre ses deux oreilles. « Toi, il a raison, t’es vraiment un tocard. Je pense que la taille de tes biceps est inversement proportionnelle à celle de ton cerveau. Je te plains, ça a vraiment l’air difficile d’aligner 2 neurones. » Et voilà, elle le sentait arriver, elle allait encore se faire insulter. C’était d’un ennui mortel, les gros lourds ne faisaient même pas l’effort de trouver une bonne répartie. Une punchline un peu stylée, plutôt qu’une injure gratuite, c’était trop demander, peut-être ?

Puis elle pivota vers Eden, qui franchement lui paraissait plutôt sympathique, mais qui débarquait comme qui dirait au mauvais endroit, au mauvais moment. Pile à temps pour recevoir les balles perdues de sa colère. « Et toi, mais c’est pas possible, les imbéciles c’est comme les trains ou quoi ? « Un relou peut en cacher un autre ? » Va chercher la bagarre ailleurs ! » Eden ne lui semblait pas bien méchant, déjà parce qu’il avait failli s’étouffer quatre fois en essayant de jouer les durs. Mais c’était quoi son but exactement ? Ina était persuadée que son intervention n‘était pas liée qu’à ses beaux yeux de princesse en détresse. Selon elle, Eden n’avait pas résisté à la perspective d’un concours de  « qui a la plus grosse ». En d’autres circonstances, ça l’aurait vaguement amusée, mais là… Non, vraiment pas.

Elle ponctua son coup de gueule par un : « La jolie demoiselle, elle vous emmerde tous les deux ! » Ina cracha encore quelques insultes, fulminante. Non mais sérieux quoi, c’était trop demander, 30 minutes de calme et de tranquillité ? Elle ôta ses gants en entreprit de ramasser ses affaires éparpillées un peu partout autour d’elle, tout en évitant soigneusement de regarder les deux lurons. Dans son agacement, elle trébucha sur son sac de sport. Pour la sortie fracassante, c’était raté.

Est-ce que tu vas te faire péter la gueule ? Tu espères secrètement que oui, comme ça tu n’auras pas à aller travailler au restaurant et cela te donnera une excuse toute prête pour rester chez toi et jouer à la console. Lorsque la jeune inconnue dit à l’autre tocard que tu as raison, tu ne peux pas t’empêcher de lancer un sourire fier à Monsieur Marcel-Transpirant du genre « et ouais, j’ai raison, pauvre nul ! ». Seulement voilà, ton sourire s’efface rapidement lorsqu’elle se tourne à présent vers toi et… te termine tout simplement. « Hein ? ». Te faire traiter d’imbécile, c’est une chose. Tu sais très bien que tu es un crétin de première, Lana te le répète presque tous les jours par message pour te rappeler pourquoi elle t’a trompé. Mais toi, un relou ? T’es pas venu pour te pavaner face à elle ! Tu voulais juste faire ta bonne action du jour et voilà comment tu es remercié, toi fervent féministe et défenseur des droits des femmes. Bon ok, tu te proclames de cette manière plus pour faire plaisir à ta sœur qu’autre chose car la seule chose pour laquelle tu pourrais manifester, c’est le droit au chômage pour les personnes comme toi qui sont incapables de faire quoi que ce soit de leur vie sans tout gâcher et qui préfèrent donc être payés pour ne pas créer du chaos partout où ils passent. C’est une bonne revendication, non ? Comment ça ce n’est pas le moment de penser à cela ?

Tu observes l’inconnue ramasser ses affaires et trébucher sur son sac de sport, ne pouvant pas t’empêcher de pouffer de rire. Si seulement tu l’avais filmé, tu aurais pu l’aider à devenir un meme. Rien ne te fait plus rire que les chutes et les trébuchements. Chacun son délire, ok ? Mais bon, elle vient quand même de te traiter de relou alors tu ne comptes pas la laisser s’en sortir en t’insultant tranquillement. T’es peut-être con, mais il y a des limites. « Déjà, j’ai jamais dit que t’étais jolie, moi ! » que tu lui lances avant de te rendre compte de ce que tu viens de dire. Soyons honnête, elle est objectivement jolie – même si Skylar Astin reste le plus beau à tes yeux – mais le mot n’est jamais sorti de ta propre bouche à ce que tu saches. « Puis j’voulais juste... ». Juste, quoi ? Jouer le super-héros ? Non, même pas. « Ma sœur m’a toujours dit de rester à proximité des relous, j’pensais bien faire. » que tu ajoutes pour te justifier. Tu pourrais tout aussi bien la laisser tranquille – ce qu’elle doit avoir envie certainement – mais tu dois bien te défendre un peu quand même. « C’est pas la peine de t’en prendre en moi parce que t’es frustrée dans ta vie. Moi aussi j’le suis, ben j’me défoule autrement. ». Bon, t’aurais peut-être dû fermer ta gueule et te contenter de passer ton chemin finalement.

Incrédule, les yeux grand ouverts, Ina ne put s’empêcher de lâcher un pouffement. Sérieusement ? Quel culot incroyable il avait, ce type. « Parce que t’as cru que t’étais foutu comme un dieu grec p't'être… » Elle emprunta un air dégoûté. Elle exagérait : il n’était pas repoussant ー bien qu’il ne soit pas son style, Ina entretenait une passion dévorante pour les blonds. En vérité, elle avait rétorqué pour la forme, pas plus offusquée que ça. Elle s’était habituée aux petites vexations de ce genre, après avoir longtemps été la « copine la moins jolie » (la moins coquette) de ses amies. L’homme au marcel, déçu qu’Ina réponde à Eden plutôt qu’à lui, tourna les talons, non sans avoir craché une insulte à leur intention. Charmant. La brune ne se priva pas de lui rendre la pareille en lui adressant un doigt d’honneur. Elle ne se serait pas permis un tel geste au lycée, mais ici, heureusement, il n'y avait personne à qui elle devait montrer l’exemple. Et qu’on ne vienne pas lui dire « ça n’est pas très élégant de la part d’une jeune fille » !

Eden se mit à se justifier, ce qui prouvait qu’il n’était pas aussi crétin que prévu. Mais Ina ne l'écoutait que d’une oreille, occupée à réunir les affaires qui s’étaient déversées par terre lorsqu'elle avait trébuché sur son sac. Je rêve ou il essaye de me faire passer pour la méchante, dans l’histoire ? Un peu plus et ça allait finir par être de sa faute. « Faut croire que ta sœur n'a pas toujours raison. » Ina ferma le zip de son sac de sport d’un coup sec et releva brusquement la tête. « Hey, t’es gentil, je suis pas frustrée moi ! » Non, Ina ne se considérait pas comme frustrée. Enfin… Si on omettait ses regrets de ne pas avoir suivi d’études. Et qu’on mettait de côté cette personne qu’elle faisait exprès de croiser dans les couloirs du lycée mais qui, malgré tous les efforts de la jeune femme, ne lui accordait pas un regard. Ina écarquilla les yeux. Peut-être bien qu’elle était frustrée, finalement. « À part un crush qui se concrétise pas beaucoup, mais de toute façon, on peut compter que sur soi-même, l’amour c’est nul. » Une conclusion digne d’une collégienne, bien qu’on ne puisse nier un fond de vérité. Soudain, Ina réalisa : elle avait parlé à voix haute, là ? Génial, comme si cet inconnu n’était pas déjà assez moqueur, il fallait en plus qu’elle lui donne des munitions pour qu’il se paye sa tête. « Laisse tomber et fous-moi la paix. » La brune n’avait aucune envie d’engager la conversation. Elle n’y voyait pas d’intérêt : on n’avait jamais vu un relou devenir subitement un philosophe sensible. À moins qu’encore une fois, elle ait jugé un peu trop vite.